Photo : Puits près de Khudiala, Rajasthan, Inde © Film “HOME” – une coproduction ELZEVIR FILMS / EUROPACORP
Nous partirons d’une hypothèse acquise pour les environnementalistes, mais dont la réception est mitigée dès qu’on sort d’un cercle restreint, soit pour des raisons d’ignorance, soit au nom d’une autre posture. Quelle que puisse être l’issue de la crise financière et économique actuelle, le monde où nous entrons sera profondément différent de celui que nous quittons. L’expression « inversion des raretés », parfois évoquée, caractérise assez bien le monde qui vient. À une population mondiale massive, quasiment 7 milliards et 9 au milieu du siècle, dotée d’un pouvoir d’achat et de capacités technologiques croissants, s’opposera une planète exsangue.
Il est probable que nous ne parviendrons jamais à extraire plus de 100 millions de barils de pétrole par jour alors que l’Agence internationale de l’énergie estime à 120 millions la production nécessaire en 2020. Nous aurons épuisé au début du siècle prochain l’héritage fossile de l’humanité avec un taux de croissance de la consommation annuelle de 2 %, alors que le rythme était encore de plus de 3 % ces dernières années [1]. À consommation constante, les réserves d’or, d’argent et de palladium s’élèvent à une quinzaine d’années ; elles se situent entre 15 et 30 ans pour le plomb, le cuivre ou le zinc. Nous provoquons la disparition d’un grand nombre d’espèces, les services écologiques que nous rendent les écosystèmes sont pour 60 % d’entre eux dégradés [2].
À quoi s’ajoute le changement climatique en cours. Avec une hausse d’un degré de la température moyenne, que nous atteindrons avant le milieu du siècle, c’est par exemple l’Ouest des États-Unis, du Texas au Dakota, qui pourrait redevenir ce qu’il fut il y a quelques millénaires, un immense désert de sable. La prochaine disparition de la banquise estivale arctique, dans une ou deux décennies, déplacera le front polaire vers le Nord. Il en résultera un changement non moins perturbant du régime des pluies, asséchant par exemple régulièrement et sur de longs mois l’Angleterre. Les ouragans qui ont fait leur apparition sur les côtes du Brésil et au Sud de l’Europe seront plus nombreux et pourraient s’étendre à la Méditerranée [3].
On peut toujours croire que le génie humain permettra, en dépit de ces conditions nouvelles et hostiles, non seulement de continuer à honorer les promesses de la fête industrielle, mais de les étendre à des centaines de millions de convives nouveaux. Qu’on nous permette d’en douter, en dépit des capacités indéniables du génie en question. Cette croyance repose en effet sur un raisonnement par induction relativement étroit. Certes, les exemples qui attestent de la capacité de sociétés à se sortir d’impasses ne manquent pas. Une déforestation précoce avait conduit la Londres du XIIIe siècle à se chauffer déjà largement au charbon ; un ingénieur anglais avait calculé au seuil du XIXe que le crottin de cheval devait atteindre à la fin du siècle le 1er étage des immeubles londoniens ; les révolutions vertes successives n’ont cessé de contredire Malthus. Ces exemples ne confirment qu’une chose : qu’il en est allé maintes fois ainsi, ce qui ne prouve nullement qu’il en ira toujours et systématiquement de la sorte. Le croire reviendrait à omettre trois choses.
La première est qu’il existe de nombreux contre-exemples, ceux recensés par Jared Diamond, comme l’abandon par les Anasazis du Chaco Canyon pour déforestation notamment, la ruine pour la même raison de la civilisation des Mayas, la chute des établissements vikings de l’Est et de l’Ouest en terre groenlandaise, l’effondrement de la civilisation pascuane, etc. [4]
La seconde raison est la systématicité de la crise à laquelle nous sommes en butte. Nous faisons en effet face à la finitude sur presque tous les fronts. Avec le premier cliché de la planète bleue vue de l’espace, comme l’avait dès les années 1950 relevé Bertrand de Jouvenel, le monde nous est apparu à la fois petit et fragile [5]. Les décennies qui ont suivi nous ont appris que nous ne saurions devenir « maîtres et possesseurs de la nature ». Nous parvenons certes à maîtriser localement, en termes d’espace et de temps, des phénomènes de plus en plus nombreux. Mais nous avons également appris à nos dépens, avec le changement climatique, la déplétion, c’est-à-dire la réduction de la couche d’ozone, les pseudo-hormones, la pollution nucléaire, que la domination de la nature pouvait engendrer à plus ou moins long terme des effets aussi dommageables qu’imprévisibles.
Enfin, les sociétés de marché modernes sont les seules à être organisées pour satisfaire ce que Keynes appelait les « besoins relatifs », par définition infinis, à la différence des « besoins absolus », d’un nombre d’hommes jamais égalé, et qui devrait encore croître [6]. Nous sommes de plus en plus nombreux sur cette planète. Et des centaines de millions de personnes supplémentaires partagent et partageront le rêve occidental d’une consommation matérielle croissante.
On aurait tort de croire qu’il sera possible d’affronter une telle nouveauté en recourant seulement à des instruments économiques du style des politiques carbone en gestation [7]. Ces politiques seront bien plutôt le vecteur de bouleversements plus profonds, touchant l’organisation même de nos sociétés, et donc le politique. Il y a, en effet, une contradiction désormais frontale entre le cahier des charges de nos sociétés, hérité de la philosophie du contrat, selon lequel il convient de permettre à chacun de produire et de consommer le plus possible, et la sauvegarde de ces nouveaux biens publics que sont la stabilité du climat ou l’intégrité des services écologiques. C’est un nouvel équilibre entre les droits de l’individu, et ce qui conditionne leur exercice, les biens publics en question, et plus largement l’intérêt collectif, qu’il va falloir inventer.
Notre propos est de mettre tout particulièrement en lumière quelques-unes des implications de l’intégration de cette problématique quant aux conceptions modernes du gouvernement représentatif. Nous commencerons avec les deux affirmations suivantes : en premier lieu, la confiance en l’État est incontournable pour l’observance de cette nouvelle conception de l’intérêt collectif ; en second lieu, la forme de l’État doit rester démocratique. Cette seconde affirmation nous conduira à chercher à relever les défis les plus difficiles. « Démocratie » signifie aujourd’hui une forme représentative de gouvernement conçue durant les deux derniers siècles, et construite de telle sorte qu’elle obère grandement la capacité à faire face aux grands problèmes environnementaux. Ces obstacles tirent en outre leur origine de défauts propres à ses fondements métaphysiques : à savoir la conception moderne qui ignore l’idée de limites aux manipulation et contrôle techniques. À la fin de cet article, nous présenterons quelques réflexions préliminaires quant à la manière d’adapter nos institutions, participatives et législatives, afin de les rendre plus réactives face à l’urgence et la hauteur des problèmes que nous connaissons.
État et écologie : le préalable démocratique
L’État est la seule instance qui permette de préserver et de promouvoir l’intérêt général. La crise économique et financière vient de nous le rappeler avec les dérives attachées au marché financier, et plus généralement avec les conséquences cumulées d’une quarantaine d’années de politiques de dérégulation. Ce faisant, l’État assure une fonction à la fois traditionnelle et nouvelle. La recherche de l’intérêt général est en effet consubstantielle à toute forme de société, ne serait-ce que sous la forme minimale de la préservation de son existence et de celle de ses membres. Plus largement, l’État a traditionnellement pour fonction de veiller au maintien de la hiérarchie des fins, d’empêcher qu’une partie du corps social n’instrumentalise le reste de la société à son seul profit et ne transforme ainsi l’ensemble du corps social en simple moyen au service de sa seule fin. La fonction première de l’État, assurer l’existence de la communauté nationale face à ses ennemis potentiels, a connu durant les dernières décennies une singulière extension. Le bien-être présent et futur de la communauté nationale, et même son existence future, ne sont plus en effet seulement menacés par d’autres États, mais par le pouvoir que l’humanité a acquis sur la biosphère et ses mécanismes régulateurs. La préservation de ces mécanismes et plus largement des biens publics environnementaux relève désormais de la défense de l’intérêt général. La difficulté de l’exercice procède de la nécessité pour l’État d’anticiper et de prévenir des dégradations futures et irréversibles, et de soutenir d’éventuelles contraintes au présent au nom du futur.
Revenons au volet classique de la préservation de l’intérêt général. Elle s’exercera bien sûr différemment selon qu’il s’agit d’une société hiérarchique ou d’une démocratie, selon la conception qui l’anime, utilitariste cherchant le bonheur du plus grand nombre, ou rawlsienne cherchant à rendre la condition des moins favorisés la meilleure possible. Quoi qu’il en soit, l’État veillera à ce que les confits qui surgissent au sein de la société n’entraînent pas son implosion. Il veillera également à la hiérarchie des fins, la fin suprême étant le bien-être des citoyens, lequel présuppose l’existence de la communauté nationale. Ceci implique qu’aucune strate, qu’aucun secteur, qu’aucune activité (au sein) de la société civile ne saurait devenir une fin en soi, et non un moyen au service du bien-être commun. Ni les mécanismes du marché, ni l’accroissement du PIB, ni même la science, ne sauraient devenir des fins en soi, alors même que chacun de ces domaines tend à s’autonomiser. L’État doit veiller à ce qu’aucune logique sociale partielle ne s’autonomise, ne devienne à elle-même sa propre fin. Et ce n’est guère ce à quoi nous avons assisté.
Le nouveau domaine auquel s’étend désormais l’exercice de l’intérêt général, celui de la préservation des conditions biosphériques du bien-être commun, se présente différemment. Là où la défense de l’intérêt général en passait nécessairement par des conceptions particulières, s’impose, au bout du compte, la brutalité de l’universel. La dégradation des biens publics environnementaux, en effet, n’engendre plus à terme de gagnants. Si la température de la planète devait s’élever de trois degrés, nous prendrions le risque de rétroactions en chaîne dramatiques : le devenir aride de l’Amazonie et la destruction de sa forêt susciteraient un surcroît massif de CO2 qui pourrait nous conduire à un réchauffement non plus de trois mais de quatre degrés, lequel pourrait libérer des quantités gigantesques de méthane qui conduiraient à leur tour à un réchauffement plus élevé, débouchant sur une réduction drastique des terres encore habitables. La complexité extrême de nos sociétés, la puissance nouvelle des technologies, celle des lieux de pouvoir économique, les menaces qui pèsent désormais sur les biens publics environnementaux (stabilité du climat, bon état des écosystèmes et des services écosystémiques), exigent désormais des régulations nouvelles, faute desquelles la défense de l’intérêt général ne saurait plus être assurée.
Quelle est la forme ou le régime politique le plus apte à répondre à ces nouvelles exigences ? Quelques penseurs ont affirmé que les problèmes écologiques globaux requéraient une réduction de la démocratie au profit de structures plus autoritaires, capables d’imposer de nouvelles normes, écologiquement fondées. Cette position, défendue en vérité par une petite minorité de penseurs environnementalistes [8], surestime dangereusement la capacité de régimes autoritaires, n’ayant aucun compte à rendre, à gérer rationnellement les problèmes. L’argument d’Amartya Sen comparant l’aptitude des systèmes démocratiques et autoritaires à faire face aux catastrophes sociales n’est pas négligeable : il n’y a pas de famines dans les démocraties, et ce sans doute en raison de la liberté de circulation de l’information et du principe du suffrage universel ; on voit mal comment on pourrait réélire des responsables qui vous condamnent, ou vos concitoyens, à la famine [9]. Jusqu’à un certain point, le même argument peut être étendu à la prévention des catastrophes environnementales. On ne saurait évidemment solliciter l’attention des citoyens sur les menaces qui pèsent sur le futur sans libre circulation de l’information, tout spécialement scientifique. L’environnementalisme autoritaire cherche à éviter d’innombrables difficultés de négociation et de persuasion, à couper court au manque de civisme et à corriger une information tronquée. Plus sérieusement, il minimise le défi de la prévention des abus de pouvoir que ne manqueraient pas d’occasionner les tentatives de corrections autoritaires et écologiques des modes de vie de populations habituées aux plaisirs de la société de consommation [10]. Ce type de régime mettrait encore en danger les valeurs d’égalité politique et de dignité humaine qui sont de la plus grande importance pour elles-mêmes. Nous affirmons donc, on ne peut plus clairement, qu’une politique écologique doit rester démocratique.
Liberté et représentation modernes dans un monde fini
Nous pensons cependant qu’une démocratie écologique devrait être, au bout du compte, aussi différente de la forme moderne du gouvernement représentatif que cette dernière l’était de la démocratie grecque antique. L’opposition développée par Benjamin Constant dans son célèbre essai de 1819 entre les formes antique et moderne de démocratie constitue un excellent point de départ pour une discussion sur la magnitude des changements à venir. De même que Constant soutenait que la liberté des anciens, avec sa condition, la démocratie directe, était inadaptée au monde moderne, nous proposons de montrer que la liberté des modernes et son corollaire, le gouvernement représentatif, sont impuissants à prévenir la catastrophe environnementale.
Constant mettait en lumière les différences entre les gouvernements démocratiques antique et moderne en fonction de l’extension géographique, du pouvoir, des fins collectives et de la liberté. Les anciennes républiques réunissent des populations sur un territoire proche et rendent leurs citoyens souverains. Les démocraties modernes couvrent un territoire beaucoup plus vaste et embrassent de plus grandes populations, en abandonnant à chaque individu citoyen une infime fraction de pouvoir. Les électeurs modernes ne conservent, affirme Constant, « qu’un semblant de souveraineté » [11]. La principale action civique des citoyens est d’élire des représentants qui font les lois en leurs noms. Là où les anciens pouvaient avoir la fierté de prendre directement part, par leur voix, aux décisions de la plus grande importance pour la Cité – le plus souvent la guerre ou les alliances –, les modernes exigent de leurs représentants qu’ils garantissent la satisfaction de leurs intérêts quotidiens. Ces intérêts renvoient dans une large mesure au commerce et à la consommation. Constant explique que le commerce, à son tour, inspire « un vif amour pour l’indépendance individuelle ». Il crée des individus qui « ressentent l’autorité collective comme un harcèlement ». Les républiques modernes, soutient encore Constant, sont adaptées à un monde dans lequel le « commerce remplace la guerre », comme principal moyen d’obtenir ce que désire le peuple. La création moderne de richesse met en relation les individus au travers d’échanges volontaires et non de conquêtes. Elle recourt au travail libre et à la mécanisation en lieu et place de l’esclavage. Dès lors, de plus en plus de citoyens cultivés peuvent manifester leur capacité à prendre leurs responsabilités quant à la recherche de leur propre bonheur. En déléguant l’autorité publique à leurs représentants, les individus libèrent eux-mêmes le temps nécessaire à la poursuite de leurs « plaisirs privés ». Le gouvernement représentatif supporte ainsi le sens moderne de la liberté : non la liberté d’exercer la souveraineté avec ses concitoyens, mais bien plutôt celle d’épanouir son individualité en exprimant ses opinions, en choisissant ses croyances, en déterminant ses investissements, en exerçant la profession de son choix et en tirant du plaisir de la consommation, et ce avec un minimum d’interférences des autorités publiques.
Au XIXe siècle, quand des penseurs comme Constant, J. S. Mill et Alexis de Tocqueville défendaient les valeurs du gouvernement représentatif, il était difficilement imaginable que les activités humaines puissent dégrader ces immenses systèmes naturels que sont les océans et l’atmosphère. Les disciplines scientifiques permettant de dégager et de comprendre les conditions naturelles et écosystémiques favorables au développement de la vie étaient encore dans l’enfance. Aujourd’hui, des problèmes globaux comme le changement climatique ou la déplétion des ressources constituent en outre des conditions radicalement nouvelles ; ils diffèrent fondamentalement des problèmes traditionnels comme le maintien de l’ordre public, la conciliation d’intérêts matériels concurrents, la défense nationale ou même la redistribution de la richesse nationale. La difficulté est que les réponses aux grands problèmes environnementaux heurtent les prémisses organisationnelles et éthiques du gouvernement représentatif moderne.
Considérons en premier lieu que la plupart des problèmes environnementaux contemporains transcendent les bases territoriales de la liberté des modernes. Le modèle de gouvernement représentatif qui, selon Constant, autorise la liberté des modernes, est en revanche géographiquement délimité, bien qu’il intègre les intérêts de populations plus grandes et diverses que les républiques antiques. En se développant dans le cadre d’États-nations, la représentation moderne impose des limites territoriales à la capacité des citoyens de se sentir concernés par les problèmes de leurs voisins. Ce fondement territorial est encore renforcé quand des élections régulières sont organisées dans le cadre d’un découpage du territoire national en sous-unités géographiques. Les individus sont représentés en vertu de leur appartenance à un territoire particulier [12]. Ces limitations territoriales sont essentielles aux fonctions des représentants. Elles permettent à des conditions locales et concrètes, et à des valeurs historiquement définies, d’accéder à une part de pouvoir. La territorialité garantit en effet aux représentants (tout particulièrement au sein d’une fédération, et notamment aux États-Unis) une assise à partir de laquelle résister au développement de normes requérant des changements ou des sacrifices dont les bénéfices iraient de façon disproportionnée aux populations situées en dehors de leur district électoral.
Or c’est une caractéristique d’un grand nombre de problèmes environnementaux de ne pas être territorialement contenus. La pollution des rivières et des mers se propage d’une nation à l’autre ; les espèces migratoires en danger traversent les frontières. Les coûts et bénéfices de la réduction des dommages environnementaux concernent souvent des populations différentes. Il y a cinquante ans, pour résoudre de tels problèmes, les démocraties occidentales se sont efforcées d’inventer des accords politiques plus englobant, créant alors des niveaux nouveaux de gouvernement, à l’échelle régionale, négociant des traités interétatiques. Ces accords, qui ne constituent que des ajustements mineurs à la représentation moderne, ont connu un succès variable. Mais, désormais, le changement climatique et la déplétion des ressources modifient considérablement les enjeux. Il ne s’agit plus simplement de définir des intérêts communs entre provinces et États voisins, mais d’inciter les populations à prendre leurs responsabilités, et donc à agir en vue de protéger la santé des écosystèmes à l’échelle globale.
Les problèmes écologiques nous contraignent ainsi à réexaminer les relations mises en lumière par Constant entre représentation, commerce et consommation. Constant suggère que la légitimité de la représentation moderne dépend de la liberté laissée aux citoyens en matière de production et de consommation. Les représentants sont investis du pouvoir législatif pour des sujets limités. John Stuart Mill soutenait que, pour respecter la liberté, le corps législatif devait se limiter pour l’essentiel à voter des lois protégeant les citoyens, leur interdisant de se nuire mutuellement [13]. L’accroissement de l’État régulateur au XXe siècle n’a pas modifié ce point fondamental : les citoyens attendent des lois qui affectent au minimum leurs choix en matière de modes de vie. Constant soutenait que les institutions représentatives sapent leur propre légitimité en interférant trop avec la vie quotidienne des citoyens. Les citoyens modernes doivent décider seuls de leur profession, du groupe auquel appartenir, de la façon de jouir de leur richesse. La représentation moderne est intrinsèquement conditionnée par une conception particulière de la liberté : celle pour laquelle la production et la consommation sont virtuellement considérées comme illimitées et comme les instruments principaux du bonheur individuel.
Il y a de bonnes raisons pour supposer, cependant, que la solution des problèmes écologiques globaux contemporains requerra des sociétés qu’elles acceptent des changements touchant la vie économique d’une portée considérable. Réduire l’usage des énergies fossiles ne peut qu’affecter le choix des lieux de résidence et de travail, ce que nous consommons et la manière dont nous occupons nos loisirs. Garantir le développement de nombreuses espèces implique d’économiser les espaces voués aux constructions humaines et de réguler les activités qui dégradent les habitats naturels. Atteindre des objectifs écologiques altérera significativement les modèles standards de consommation, précisément fondés sur la conception moderne de la liberté. Si l’on suit le raisonnement de Constant sur les liens entre consommation, liberté et représentation, la démocratie représentative apparaît doublement déficiente eu égard à l’ampleur des problèmes environnementaux. Primo, l’une des caractéristiques de la représentation moderne est précisément d’affirmer la liberté de consommer des individus. Loin de conduire les citoyens à réfléchir aux conséquences de leurs choix de consommation, le gouvernement représentatif soutient une conception de la vie politique pour laquelle une telle réflexion devient ipso facto suspecte, aux yeux des citoyens eux-mêmes. Le second défaut découle du premier : on peut douter de ce que les institutions représentatives modernes aient assez de légitimité pour légiférer de manière routinière sur des questions touchant les individus dans l’intimité de leur vie quotidienne.
Les problèmes écologiques contemporains posent encore des défis originaux relatifs à la dimension temporelle du gouvernement représentatif. En décrivant l’organisation du pouvoir législatif, Constant distinguait deux chambres, l’une représentant l’opinion actuelle par une assemblée d’élus, l’autre représentant « la durée » – la continuité et le long terme – grâce à une assemblée héréditaire [14]. La représentation moderne essaie en effet de trouver un équilibre entre la considération du présent et le respect du passé. Les chambres basses rassemblent des élus pour un cycle relativement court, deux à cinq ans dans la plupart des démocraties occidentales modernes. Des élections rapprochées contraignent les législateurs à répondre aux mouvements rapides de l’opinion publique. Bien qu’une bonne articulation du procès législatif à l’opinion publique soit vitale pour le gouvernement représentatif, elle n’en crée pas moins le danger d’une politique erratique ; elle peut en outre favoriser des mouvements démagogiques d’inspiration populiste. Les démocraties modernes ménagent, ce faisant, un espace constitutionnel pour une seconde chambre dont les membres sont élus pour un plus long terme et ce souvent sur une base territoriale différente. Les mandats plus longs de la chambre haute sont calculés pour rendre les élus plus prudents, plus enclins à préserver la continuité, que leurs homologues de la chambre basse. Bien que la plupart des gouvernements représentatifs modernes aient abandonné les chambres héréditaires, il est encore loisible pour les chambres hautes de représenter « la durée » avec des membres plus fortunés, et donc plus enclins à préserver le statu quo, et élus pour une période plus longue. Les procédures des chambres hautes sont généralement plus empreintes de tradition et de dignité. La représentation moderne, dans sa conception institutionnelle, donne ainsi le pouvoir de légitimer à la fois le présent et le passé.
Qu’en est-il du futur ? Ce serait exagéré d’affirmer que la représentation moderne est tout simplement aveugle au futur. Des arguments en faveur du bien-être à venir de la nation se font certes entendre dans les chambres basses. Anticiper les dépenses pour les futurs retraités, préparer la défense de la nation contre les menaces à venir constituent en effet la matière de l’activité législative. Mais la vulnérabilité des élus face au court terme électoral les rend réticents à considérer des changements politiquement risqués, dont les bénéfices ne concerneraient que de futurs électeurs. Un véritable intérêt pour le futur apparaît-il dans les chambres hautes ? Le souci de la « durée » y concerne en réalité essentiellement la préservation des biens présents de telle sorte qu’ils se maintiennent dans l’avenir. Dans les faits, les chambres hautes ont généralement été enclines à se tourner vers le passé. Elles ont plutôt résisté à l’innovation au nom de la propriété, de la tradition, de la continuité et de la liberté, qu’anticipé des changements originaux. Eu égard au temps, les chambres hautes se sont plutôt comporté à l’instar des basses. Les sociétés démocratiques, comme Tocqueville l’a prédit, ressentent la pression croissante des sentiments égalitaires, et tolèrent de moins en moins les formes de représentation qui ont pour effet de soustraire des représentants à la volonté populaire. Pour cette raison, la plupart des chambres hautes d’aujourd’hui sont électives, et non pas héréditaires, et leur cycle électoral est légèrement plus long que celui des chambres basses. En d’autres termes, dans le monde d’aujourd’hui, le présent est plus avantagé que jamais.
Le futur est la circonscription négligée de la politique représentative moderne. Or c’est plus tard qu’un problème comme le changement climatique libérera ses conséquences les plus dommageables. Inévitablement, réduire le changement climatique ou lutter contre la surpêche dans les océans sont des entreprises intrinsèquement prospectives. Elles requièrent prédiction, précaution et de l’innovation politique. Toutes choses qui confrontent les représentants modernes à des choix difficiles, parfois politiquement impossibles. Nombre des individus qui seront sérieusement affectés par le changement climatique ne sont pas encore nés. Les représentants qui défendent les intérêts des générations futures ne pourront certainement pas compter sur leur appui aux prochaines élections. Dans le même temps, ceux qui répondent aux préoccupations des électeurs – leurs désirs d’emploi, de consommation de biens divers – augmentent leur chance de réélection. Même l’argument de Sen en faveur de la démocratie n’est pas suffisant ici. Les famines qu’il s’agit ici en effet de prévenir concernent moins le présent que le moyen et long terme. Les décisions qui pourraient conduire à une « famine » future (i.e., une catastrophe environnementale) n’auront pas à être assumées par ceux qui les auront prises. En d’autres termes, les incitations fondamentales régulant le fonctionnement des institutions représentatives ont pour effet de différer la confrontation aux problèmes d’environnement, distants dans le temps ou se développant lentement.
Métaphysique de la liberté moderne
Ce ne sont pas seulement le nombre de citoyens et ses conséquences en termes de participation à la souveraineté, ou l’objet même de la liberté, privé selon les modernes et public pour les anciens, etc., qui séparent les démocraties modernes et antiques, mais deux cosmologies, et même deux métaphysiques. Poursuivons, dans l’esprit de Constant, la comparaison en abordant un troisième défi à la conception moderne du gouvernement représentatif.La démocratie grecque nous paraît en effet profondément solidaire d’une cosmologie close et hiérarchisée, et plus généralement d’une métaphysique de la finitude qui trouva dans l’œuvre d’Aristote son expression la plus parfaite. Le cosmos antique bornait en effet tout autant les désirs que les possibilités d’action des citoyens. Rappelons que l’univers était conçu de façon intrinsèquement hiérarchique et se scindait en deux parties : un monde céleste inaccessible et divin, incorruptible, éternellement identique à lui-même, nécessaire, ne connaissant de mouvement que circulaire, et un monde sublunaire, demeure des hommes et des autres animaux, voué à la contingence, celle de l’action humaine comme celle du devenir de tous les êtres sublunaires. L’action humaine est ainsi, comme nous allons le voir plus précisément, bornée de toutes parts. La technique n’a nullement pour objet, aux yeux des anciens, de transformer le monde, mais seulement de l’aménager pour y rendre la vie plus facile. À la différence de ce qu’il adviendra avec les modernes, elle ne constitue pas un enjeu politique, lequel enjeu découlera de la reconnaissance de l’aptitude de la technique à bousculer la nature, et ainsi à changer la donne sociale. Rappelons que le projet moderne aura été pour une grande part de rendre possible l’affirmation, via la domination techno-scientifique de la nature, de l’égalité de tous en termes de dignité et de condition. La condamnation du grand nombre à l’esclavage apparaissait en revanche aux anciens comme la condition à l’épanouissement de l’humanité d’un petit nombre. Que le lecteur nous permette le détour nécessaire pour éclairer le statut antique de la technique, et plus généralement la métaphysique qui sous-tendait alors la compréhension de la condition humaine.
L’art ou la technique, « d’une manière générale, écrit Aristote, ou bien exécute ce que la nature est impuissante à effectuer, ou bien l’imite » [15]. Hors de tout contexte, cette phrase pourrait laisser entendre qu’il existe une supériorité de l’art sur la nature. Il n’en est rien. L’activité technique est bornée par la nature, qu’elle se contente d’imiter un produit naturel, ou qu’elle imite la force productive de la nature. En « exécutant ce que la nature est impuissante à effectuer », l’homme ne fait jamais que déployer sa nature de producteur, en réalisant des possibles naturels, dans le cadre exclusif, qui plus est, d’une partie de l’univers, le monde sublunaire. L’homme et la technique ne sauraient s’élever au-dessus de la nature, ils lui sont au contraire totalement immanents, et soumis. L’art n’aboutit pas à une surnature qui viendrait compléter et parachever, et encore moins menacer ou dépasser la nature, mais bien plutôt à un détournement temporaire des êtres naturels. Les produits de l’art leur sont congénitalement inférieurs.
Certes, à l’instar de la nature, l’art informe la matière. Relativement à la présence de la cause finale dans la nature, qui renvoie quant à elle à la cause formelle, Aristote n’hésite pas à affirmer que « si une maison était chose engendrée par la nature, elle serait produite de la façon dont l’art en réalité la produit ». Il en irait de même en sens inverse : « Si les choses naturelles n’étaient pas produites par la nature seulement, mais aussi par l’art, elles seraient produites par l’art de la même manière qu’elles le sont par la nature » [16]. Toutefois, alors que la relation entre forme et matière ou substrat relève d’un principe interne lorsqu’il s’agit des substances naturelles, il en va tout autrement avec les réalités artificielles. Les produits de l’art ne possèdent pas en eux-mêmes leur principe de fabrication : c’est nous qui imposons du dehors au bois comme matériau la forme-lit. D’où le caractère éphémère et superficiel d’une telle association. Comme le fait encore remarquer Aristote, le lit ne naît pas du lit, comme l’homme naît de l’homme ; si on plante un lit, il bourgeonnera et produira un arbre, car seule la substance bois, l’information naturelle de la matière par la forme-bois, possède à titre essentiel « un principe et une cause de mouvement » [17]. Voués à une existence précaire, incapables de s’auto-reproduire, les produits de l’art ne sont guère que des sous-produits de la nature. Ils lui sont en ce sens inférieurs.
Par ailleurs, « principe et cause de mouvement et de repos pour la chose en quoi elle réside immédiatement, par essence et non par accident », la nature renvoie à la nécessité (à ce qui ne peut pas ne pas être ou être autre qu’il n’est), alors que l’action humaine, qu’il s’agisse du faire ou du fabriquer, relève de la contingence (de ce qui peut ne pas être ou être autre qu’il n’est). En d’autres termes, l’action technique commence là où cesse le règne du nécessaire. C’est pourquoi la technique ne saurait en droit occuper la moindre place au sein du cosmos céleste, de part en part nécessaire. Il n’est en effet de technique, pour Aristote, qu’au sein du monde sublunaire, terrestre, dans la mesure même où il n’est pas saturé par la nécessité : les phénomènes qui s’y produisent peuvent, en dehors de la nature, avoir également pour cause le hasard et l’action humaine. La technique n’a d’autre domaine que celui ménagé par la contingence. Elle ne saurait se confondre avec la science dont l’objet est la nécessité même de la nature. Il y a bien sur ce point une séparation radicale entre science et technique. La science est une chose noble qui nous élève vers les lois nécessaires du cosmos divin ; la technique nous renvoie en revanche aux routines des artisans.
Qu’on le comprenne bien, ceci signifie que la technique ne saurait rien produire de réellement extraordinaire. La part qui lui est allouée est à jamais modeste, elle ne saurait permettre à l’homme de se surpasser en quoi que ce soit. L’idée d’un homme cooperator Dei, pour reprendre l’expression de l’apôtre Paul, n’a aucun sens ici ; et encore moins l’idée cartésienne d’une humanité « maître et possesseur de la nature ». Les possibles ouverts à l’inventivité technique sont par avance bornés.
Or il n’en va pas autrement des désirs des citoyens. La finitude en ce domaine est tout aussi prégnante que pour l’action technique. Le fondement de cette finitude est ontologique. En effet pour Aristote être un être, c’est être un être. Ce sont les limites même des êtres qui les définissent. L’apeiron, l’indéfini, est ravalé au rang du non être. Et rien n’échappe à cette extrême sensibilité à la finitude. Il n’est d’autre espace qu’une somme de lieux, le lieu des lieux étant le cosmos lui-même, dont les limites absorbent toute forme de réalité. Il n’est rien en dehors de ce cosmos unique et fini. Or le désir est lui-même fini. Sauf à être travaillé par l’hubris, qui ne saurait toutefois l’ouvrir à l’infini, mais au néant et à l’informe de l’indéfini. Il suffit de rappeler ici la différence établie par Aristote entre l’échange économique et l’échange chrématistique. Dans le cadre du premier, l’échange monétaire est utilisé pour satisfaire des besoins par définition finis : se nourrir, se vêtir, se loger, etc. Dans le second, en revanche, il vise une thésaurisation que rien ne saurait borner ; d’où justement la condamnation aristotélicienne [18].
La démocratie moderne est en revanche inséparable des possibilités en apparence infinies de la puissance des technologies et du marché, et ce dans un univers ouvert ; l’action humaine y est appelée à transgresser toutes les limites. Elle est même est le fruit de cette obsession de la transgression. Avec le principe de la souveraineté populaire, comme l’a montré Bertrand de Jouvenel dans Du Pouvoir [19], les modernes ont pensé un pouvoir sans bornes, ne connaissant d’autre limite que lui-même. Et l’on ne saurait à cet égard confondre la démocratie athénienne et la démocratie moderne. S’il y a bien dans les deux cas une affirmation de l’autonomie de la Cité, de sa capacité à se donner ses propres lois, c’est toutefois dans un contexte éminemment différent. La démocratie antique n’a pas pour dessein de déloger les dieux de l’Olympe et elle s’inscrit au sein d’un cosmos fini qui impose son ordre aux dieux comme aux hommes. La démocratie moderne est en revanche inséparable d’un effort d’arrachement à la tutelle d’un dieu infini et tout-puissant, au sein d’un cosmos désormais muet et insensé. « Come, let us march against the powers of heaven, écrivait déjà dans Tamburlaine the Great (deuxième partie, acte 5, scène 3) Christopher Marlowe, le contemporain de Bacon, And set black streamers in the firmament, To signify the slaughter of the gods. » (« Allons, marchons contre les puissances du ciel, Et plantons des banderoles noires sur le firmament, Pour signifier le massacre des dieux »). Elle ouvre le désir humain comme l’action technique à l’infini. Elle se conçoit encore comme le mode d’organisation de la société qui permet à chacun de maximiser son avantage, c’est-à-dire de produire et de consommer toujours plus. C’est pourquoi il n’a pas seulement résulté de l’affirmation moderne de l’autonomie du politique la démocratie moderne, avec l’auto-limitation du pouvoir politique qui la caractérise, mais également son autre, le totalitarisme et son affirmation d’un pouvoir sans limites. Totalitarisme dont Hannah Arendt caractérisait précisément l’essence par le mouvement continu.
Ce programme de transgression ne se borne pas aux seuls domaines scientifiques, techniques et politiques. Une intolérance diffuse aux normes morales est en effet un des traits des sociétés modernes ; ces mêmes sociétés n’ont d’ailleurs eu de cesse de produire toutes sortes de tentatives de délégitimation de la morale : au nom des classes sociales, du ressentiment, du biocentrisme, etc. L’esthétique moderne est aussi pour l’essentiel une esthétique de la transgression des canons antérieurs. Le sport professionnel se présente comme un mouvement indéfini de transgression des limites du corps humain, associant artefacts et exercice. Tous ces débordements ont nourri et nourrissent le mouvement général d’une croissance économique elle-même conçue comme un procès et un progrès sans fin. Et c’est ce type de croissance qui aboutit aux courbes exponentielles des flux de matières et aux risques globaux qui en découlent [20]. Une liberté qu’aucun principe ne viendrait borner permet déjà à chacun de contribuer à l’épuisement de la biosphère ; elle permettra encore demain, grâce aux anthropotechniques, de contribuer à la création d’espèces nouvelles au sein du genre humain, voire à celle d’un nouveau genre intelligent, transhumain.
Or nous n’habitons plus le monde des modernes, même si la modernité comme projet perdure de maintes façons. Nous nous heurtons en effet de plus en plus, et ce tous azimuts, à la finitude. Celle en premier lieu de notre planète évoquée précédemment avec Bertrand de Jouvenel. Celle de notre pouvoir technologique : affirmons-le de nouveau, nous avons durant la seconde moitié du XXe siècle appris à nos dépens, avec le changement climatique, la déplétion de la couche d’ozone, les pseudo-hormones, la pollution nucléaire, etc., que la domination de la nature pouvait engendrer à plus ou moins long terme des effets aussi dommageables qu’imprévisibles. La finitude affecte encore notre prétention au savoir. À propos de la biologie du développement, une épistémologue comme Evelyn Fox Keller affirme par exemple que le « monde est tortueux […], qu’il est trop complexe pour s’adapter parfaitement à nos modèles, à nos théories et à nos explications » [21]. Les domaines scientifiques où l’on bute sur une pluralité réduite d’interprétations divergentes ne manquent effectivement pas. Qu’il s’agisse de « problèmes partiels, locaux, circonscrits à des circonstances particulières », pouvant même relever de l’ingénierie, ou « des grandes questions globales, il y a le plus souvent quelques ontologies » écrit le mathématicien spécialiste de l’analyse fonctionnelle et de la théorie du potentiel Nicolas Bouleau [22]. Plus généralement, l’épistémologie contemporaine a entériné l’historicité du savoir scientifique, le fait que les lois sont vouées à voir le temps réduire leur aire de validité [23]. Il n’est plus loisible d’opposer avec les Lumières l’universalité de la raison à la contingence et aux circonstances du récit. Le développement de la raison et des sciences relève lui-même d’un récit, que rien ne saurait ni borner, ni assurer par avance, à la différence de la phénoménologie hégélienne de l’esprit. Il n’y a pas même jusqu’à l’idée d’universel et d’universalisme qu’il ne faille en un sens moduler et relativiser, comme le fait l’anthropologue Philippe Descola avec son « universalisme relatif » [24]. Les développements les plus récents de la physique, concernant le mouvement des galaxies, jettent par ailleurs une ombre nouvelle sur l’un des apports majeurs de la physique galiléenne : l’idée selon laquelle les lois physiques sont universelles [25]. Or cette idée, solidaire de l’effondrement du cosmos hiérarchisé des anciens, est notamment au fondement de la réinterprétation moderne de la démocratie. Elle était grosse tant de la Révolution française que de la déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique. Les économistes classiques postulaient quant à eux un monde aux ressources surabondantes ; les économistes néo-classiques ont parié sur l’aptitude technologique de l’humanité à substituer indéfiniment au capital naturel immanquablement détruit par nos activités du capital reproductible. Au lieu de quoi nous nous heurtons sur tous les plans à la finitude et de la façon la plus concrète : celle de la biosphère à digérer nos émissions carbonées, celle attachée aux limites de notre héritage fossile, celle de nos réserves d’eau douce ça et là sur la planète, celle des ressources halieutiques. Nous nous heurtons encore aux bornes de notre patrimoine minéral dont les réserves approchent l’épuisement pour certains métaux précieux, semi-précieux ou lourds, à la fragilité des services écologiques rendus par les écosystèmes, aux limites de nos capacités de recyclage.
Il y a quelque chose de spectaculaire dans cet empilement de bornes et limites de toutes sortes, eu égard à ce que fut le rêve moderne. Et pourtant ce dernier ne désarme nullement. Le désir d’une consommation matérielle croissante continue à s’étendre numériquement, géographiquement, et mentalement. Le transhumanisme a pris le relais de l’ancienne idéologie du progrès en promettant désormais l’immortalité, mais pour un petit nombre d’élus (sic), etc.
Nous parions ici en revanche sur un basculement de paradigme relativement proche, sous la pression conjuguée de la pénurie des ressources – fossiles, minérales, aquatiques et généralement issues du vivant –, et des effets du changement climatique. Or un tel basculement ne pourra qu’affecter hautement les fondements organisationnels de nos sociétés. Il devrait en découler l’affirmation nouvelle d’une métaphysique de la finitude. Une métaphysique associant d’un côté le caractère paradoxal de nos techniques, à la fois puissantes et bornées, la pénurie de ressources, la réduction attendue de l’écoumène et, de l’autre, le maintien de la reconnaissance de l’égale dignité de tous face à l’adversité nouvelle du milieu. Ladite métaphysique devrait sous-tendre une conjugaison nouvelle des droits de l’individu et de l’impératif de survie de l’espèce, et donner lieu à des dispositifs institutionnels tout aussi nouveaux.
Représentation et technoscience
Ces observations sur la métaphysique de la modernité posent au gouvernement représentatif un troisième type de défi, au delà de la territorialité et de la temporalité : celui du gouvernement de la technoscience. Les possibilités de transformation du monde via les technosciences pouvaient en effet à peine être thématisées au XIXe siècle quand des penseurs comme Constant ou Mill écrivaient. Mais durant la centaine d’années qui a suivi la mort de Mill, les innovations technoscientifiques ont révolutionné la vie quotidienne en Occident de manière non moins radicale que les plus grands bouleversements politiques [26]. La représentation moderne s’est accommodée de cette révolution en ne changeant que marginalement son mode opératoire.
Les gouvernements du XXe siècle ont considérablement accru le rôle des conseillers scientifiques dans leurs actions et cette expansion a été conduite de telle sorte qu’elle apparaisse congruente vis-à-vis des présupposés de la représentation moderne. Cela a pu se faire car la science pouvait premièrement apparaître comme jouant un rôle clé pour la liberté moderne : elle étend l’éventail des choix disponibles pour les citoyens en leur offrant de nouveaux produits et de nouvelles formes de contrôle du monde environnant. La technoscience apparaît donc comme poursuivant le projet d’émancipation moderne. Deuxièmement, elle est censée le faire de manière axiologiquement neutre. Dans le discours moderne, la science est dépeinte comme source de connaissances objectives de la nature et de maîtrise technologique de cette même nature [27]. Ainsi, quand les démocraties représentatives se tournent vers les experts pour obtenir des réponses d’intérêt public – ce produit est-il sûr ? cette technique peut-elle produire de l’énergie à un coût raisonnable ? – elles attendent des réponses fermes et objectives. Ne fournissant que des faits et des outils, la technoscience ne risque pas d’orienter le jugement des représentants en faveur de ses propres orientations.
Ce modus vivendi entre la représentation moderne et la technoscience a fini par devenir hautement problématique. Premièrement, la puissance transgressive de la science, et la puissance des technologies créées dans son sillage, s’avèrent provoquer d’immenses problèmes d’environnement. Le problème politique de la science moderne n’est pas la tyrannie, mais la montée en puissance d’une personne ou d’une classe dominante poursuivant ses propres intérêts. Le problème est que la techno-science remodèle le monde de façon controversée. Elle est porteuse de valeurs et ne cesse de transformer la qualité de la vie communautaire. Parce qu’elle est intrinsèquement vouée à transformer et à instrumentaliser le monde, la science ne peut plus apparaître uniquement comme le conseiller impartial de l’action collective. Pourtant, les gouvernements représentatifs modernes ne sont généralement pas organisés de manière à favoriser la réflexion et la discussion au sujet de ces changements avant qu’ils n’aient irrévocablement contribué à produire notre monde commun. À partir de 1996, la réaction de défiance des Européens à l’introduction d’OGM dans leurs champs et leurs assiettes – avec l’appui des institutions représentatives – a mis en lumière de façon irréfutable cet écart.
Cette difficulté quant à la relation de la technoscience à la représentation ne doit cependant pas être confondue avec un appel à la volonté populaire pour trancher les questions sur l’état du monde naturel. Il ne saurait être question de résoudre démocratiquement les problèmes d’environnement en renonçant à la science, tout comme il ne saurait être question de « démocratiser » la science au sens d’une intervention systématique de la volonté populaire dans le processus d’évaluation des hypothèses scientifiques [28]. L’expertise scientifique, avec ses méthodes d’observation et de contrôle des hypothèses, joue précisément un rôle civique clé en alertant le public quant aux problèmes écologiques. Révéler que des cancers actuels peuvent être causés par une exposition à l’amiante remontant à une trentaine d’années, qu’une sécheresse peut être la conséquence du changement climatique d’origine anthropique, exige des recherches méticuleuses.
Cette fonction cognitive a été à peine anticipée au sein de la structure du gouvernement représentatif moderne. Le présupposé fondamental de la représentation moderne est que les citoyens ordinaires sont les mieux placés pour comprendre s’ils souffrent des conditions que les politiques publiques pourraient changer. Les citoyens peuvent ne pas savoir ce que les politiques pourraient faire pour les aider au mieux, mais au moins savent-ils qu’ils se sentent menacés, affamés ou malades. L’auto-interprétation du peuple vis-à-vis de ce qui le concerne fournit le matériel de base pour le savoir-faire parlementaire en matière d’action politique. Ces auto-interprétations s’accumulent dans des réservoirs de critique et de méfiance lorsque les autorités échouent à considérer ces problèmes publics. Cette méfiance vis-à-vis des pouvoirs constitue une sorte de mécanisme de contrôle qui aide le gouvernement représentatif à ne pas dériver vers des politiques arbitraires et irresponsables [29]. Cependant, l’auto-interprétation par les citoyens de leurs problèmes et aspirations perd son efficacité par rapport à des questions telles que le changement climatique ou l’accumulation de pesticides qui sont pratiquement invisibles à la perception ordinaire. Face à de telles questions, c’est à la communauté scientifique d’aider à réaliser cette fonction d’alerte et ce en s’appuyant sur des méthodes et un fonctionnement qui doivent rester distincts de ceux du gouvernement représentatif. Même comprise ainsi, la science ne suffit pas à orienter la politique. En partie, parce qu’on ne peut supposer que les conseillers scientifiques n’ont pas de programmes politiques qui leur seraient propres. Les scientifiques sont en effet généralement liés à des intérêts économiques et politiques, tributaires de subventions, d’emplois et de soutiens commerciaux. En outre, même si la science est nécessaire à la perception des problèmes environnementaux et à l’élaboration de solutions, elle n’en est pas moins souvent sujette à des incertitudes. Ces dernières l’empêchent de revendiquer une autorité incontestable quant à ce qu’il faudrait faire.
En somme, la techno-science constitue simultanément une part importante de la crise environnementale, celle des causes, et une part nécessaire, mais non suffisante, de la solution. En conséquence, de même que l’approche moderne transgressive et transformatrice du monde a subverti la cosmologie antique, et avec elle la conception antique de la liberté, une conception écologiquement informée de la nature, considérant les limites, l’incertitude et la prudence, appelle de nouvelles relations entre la science et la volonté populaire.
Représentation et délibération dans une démocratie écologique
En réponse aux conditions esquissées ci-dessus, le gouvernement représentatif moderne a déjà commencé à se métamorphoser. De nouveaux contours institutionnels, de nouvelles pratiques – et de nouvelles tensions – ont commencé à émerger en ce qui concerne la territorialité, la temporalité, et la gouvernance de la technoscience. Nous nous référons à cette configuration émergente en tant que « démocratie écologique » et cherchons à mettre notamment l’accent sur son caractère participatif et délibératif.
L’aggravation des problèmes environnementaux globaux comme le changement climatique et déplétion de la biodiversité créent une pression croissante en faveur d’une réglementation supranationale. Seules, les nations ne peuvent contrôler les émissions de gaz à effet de serre pour réduire le changement climatique mondial ; il est presque inutile de protéger les espèces migratrices dans un pays si leur habitat est détruit dans d’autres. Des accords internationaux comme le Protocole de Montréal de 1987 relatif à la protection de la couche d’ozone ou le protocole de Kyoto de 1997, ainsi que la législation environnementale de l’Union européenne, prouvent que les gouvernements représentatifs modernes ont largement reconnu que la prévention des dommages environnementaux exige de transcender les territoires et la compétence territoriale sur lesquels la représentation moderne s’est construite. Comme on pouvait s’y attendre, la réaction des institutions représentatives a souvent été de faire valoir les intérêts nationaux commerciaux et la protection des emplois et donc de retarder et d’entraver la mise en œuvre des accords supranationaux. Même avant l’arrivée au pouvoir de l’administration Bush, notoirement anti-Kyoto, le Sénat des États-Unis avait refusé de ratifier le protocole de Kyoto signé par Clinton.
La représentation moderne ne va pas disparaître dans un avenir prévisible. Quelles que soient les formes que prendront les institutions internationales, elles coexisteront – et nécessairement de façon concurrentielle – avec les institutions nationales. Nous voyons deux voies pour la politique écologique dans ce contexte. La première est la poursuite du développement d’institutions supranationales représentatives. L’Union européenne offre la version la plus frappante d’un modèle dans lequel des institutions produisant un droit transnational se superposent progressivement aux gouvernements représentatifs modernes. Les pouvoirs du Parlement européen ont notablement augmenté au cours des dernières années, de telle sorte que pour environ les trois quarts de la politique de l’Union européenne, il a désormais un pouvoir de « co-décision » avec les gouvernements nationaux représentés au sein du Conseil des ministres. En ce début du XXIe siècle, l’Union européenne réglemente les nombreux polluants de l’air et les produits chimiques dangereux. Elle dispose de lois protégeant les espèces migratoires, la pollution sonore et contrôle le transport des déchets au travers des frontières nationales. Elle gère la qualité de l’eau des eaux intérieures et côtières [30].
Le Parlement européen peut même prétendre que l’une des principales pièces de la législation environnementale de l’Union européenne – la directive REACH de 2006, à savoir la mise en place de nouvelles normes de sécurité pour des milliers de produits chimiques commercialisés – résulte de sa position supranationale, et ce par-delà les objections des gouvernements nationaux [31]. Dans la mesure où les membres du Parlement européen sont organisés en groupes politiques transnationaux et sont chargés de délibérer sur les politiques régissant les vingt-sept États-membres, ils peuvent prétendre transcender l’étroitesse territoriale de la représentation moderne.
Mais, en vérité, le bilan de ce modèle de représentation supranational met peut-être plus en lumière les difficultés à reconstruire la représentation que ses perspectives positives. Les institutions de l’Union européenne ont été construites après des négociations préalables entre États, chacun devant être convaincu de renoncer à des fragments de sa souveraineté nationale. Après plus de cinquante ans de développement, les États-membres et leurs parlements nationaux n’ont pas encore accordé suffisamment de pouvoirs au Parlement européen pour lui permettre d’introduire ou de promulguer des lois de son propre chef. La représentation « moderne » prévaut encore. En outre, les élections législatives européennes sont toujours organisées au sein des juridictions nationales. En conséquence, ces élections ont tendance à se transformer en tests de popularité des gouvernements nationaux plutôt que de constituer des occasions de débattre de questions à l’échelle proprement européenne. Pire encore, une baisse constante du taux de participation à ces élections (le taux d’abstention était de 56 % en juin 2009) peut difficilement être interprétée comme un signe que l’Union européenne est la création d’une conscience civique transnationale [32]. Le fait que les institutions européennes doivent toujours composer avec des institutions préexistantes et plus prestigieuses dans les vingt-sept pays a fini par les rendre opaques et peu populaires. C’est le prix à payer pour un modèle qui essaie de mettre à jour la représentation moderne au lieu de la remplacer.
La seconde voie, celle de la démocratie écologique, introduit systématiquement des organisations non gouvernementales dans les institutions délibératives. Des organismes bien connus comme les Amis de la Terre, le WWF (World Wide Fund for Nature) and le World Resources Institute, et d’autres ONG plus nombreuses et plus locales, comme la Fondation Nicolas Hulot en France, se sont développées au sein des sociétés civiles, en dehors des structures formelles de la représentation moderne. Ces ONG constituent ce que des politistes appellent des « représentants auto-investis » dans le sens où ils entendent parler au nom du bien public, pour une cause, et non pour quelques intérêts aussi limités que privés, sans être pour autant électoralement validés [33]. Comme l’a observé John McCormick, les ONG environnementales « ont contribué à l’élaboration d’une société civile mondiale au sein de laquelle les hommes ont appris à apprécier de plus en plus que la plupart des problèmes économiques et sociaux – et les problèmes environnementaux en particulier – sont une partie de l’expérience commune de l’humanité et doivent être traités en conséquence » [34]. Des organisations internationales telles que la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement ont été particulièrement proactives pour l’accréditation des ONG environnementales et les ont invitées précocement à participer à leurs réunions. Depuis 1983, la Banque mondiale s’est concertée régulièrement avec les ONG environnementales afin d’obtenir leurs commentaires sur l’impact environnemental de ses projets. La France a récemment intégré les ONG environnementales au sein du Conseil économique et social, devenu le Conseil économique, social et environnemental ; et c’est d’abord le Grenelle de l’environnement qui a introduit les organismes environnementaux dans le processus de décision politique nationale [35].
Les ONG environnementales peuvent être des vecteurs de démocratie écologique. Elles aident à surmonter les lacunes de la représentation moderne. Beaucoup sont de portée internationale ou sont organisées en fonction de territoires environnementaux définis. Elles offrent un contact direct avec des populations très dispersées. Leurs ordres du jour ne sont pas liés au court terme des cycles électoraux. Dans de nombreux cas, en opposition à la politique passive, au comportement consumériste favorisé par la représentation moderne, elles promeuvent une éthique activiste dans laquelle et les politiques publiques et les modes de consommation sont soumis à une critique écologiquement bien informée. À l’appui de leurs positions critiques, les ONG environnementales ont souvent mis en place de la recherche et des programmes de suivi environnemental. « Leurs études et leur expertise produisent une bonne part de la connaissance mobilisée dans le discours environnemental global », constate Andrew Jamison [36]. C’est cette combinaison de traits qui les rend dignes de figurer dans les organes délibératifs, à tous les niveaux politiques.
Le mot-clé est ici « délibératif », et non « représentatif ». Au moins en théorie, la représentation suppose le jeu de miroirs d’une volonté populaire préexistante et d’un processus de décision, et ce en fonction du nombre relatif des citoyens de part et d’autre d’une question. La démocratie délibérative favorise, en revanche, le poids public des raisons évoquées. Elle implique un dialogue dans lequel les participants échangent des raisons et tentent de se persuader les uns les autres par la force de leurs arguments [37]. Notre revendication pour une démocratie écologique est que les ONG environnementales aient un rôle particulier à jouer dans les organes délibératifs : mettre en lumière, avec preuves et raisons, les jalons environnementaux – pour le présent et l’avenir, pour les territoires proches et lointains – des politiques publiques à travers l’ensemble des activités gouvernementales.
Certains environnementalistes craignent que siéger au sein d’organismes officiels conduise à une cooptation des ONG et affaiblisse leur pouvoir critique. Avec Andrew Jamison, ils préféreraient voir progresser le mouvement environnemental vers ses objectifs par le biais de moyens plus conflictuels que consensuels [38]. Mais il n’y a aucune raison d’imaginer que toutes les ONG environnementales aient besoin de se voir comme des candidats à l’accréditation officielle. Si Greenpeace ou Earth First ! choisissent l’activisme d’opposition comme mode favori d’influence politique, les démocrates écologiques n’ont pas d’objection de principe. Ils devraient même applaudir le niveau supplémentaire de « contre-politique » avec lequel un tel activisme critique les défaillances de la politique officielle. Dans le même temps, ce que les défenseurs de la dissidence verte ont besoin de reconnaître est ceci : en tant qu’outsiders, les résistants verts peuvent politiser des questions particulières, ils peuvent parfois stopper des évolutions choquantes, mais ils ne sont pas en mesure de participer aux délibérations et de prendre part aux processus de détermination des politiques d’intérêt public.
Ce chemin vers la démocratie écologique engendre de nouveaux défis et des difficultés originales. Comment par exemple choisir les ONG officielles ? Cette difficulté ne semble pas insurmontable. Comme point de départ, la France a proposé des normes telles que l’indépendance, la capacité de mobiliser les gens, et la capacité à promouvoir le débat environnemental [39]. Pourtant, il y a toutes les raisons de prendre au sérieux les critiques qui soulèvent des questions quant à la responsabilité des ONG ou qui affirment que les ONG défendent systématiquement les vues du monde développé [40]. Il est essentiel de veiller à ce que la responsabilité – assurément l’une des grandes réalisations du gouvernement représentatif – ne soit pas oubliée. Il serait également important de s’assurer, peut-être par l’intermédiaire d’une rotation des ONG, qu’une diversité suffisante de programmes et d’agendas environnementaux obtienne des porte-parole au sein des organismes officiels pertinents.
La question de la représentation des générations futures pose de plus grands défis encore. En ce qui concerne les générations futures, la notion même de « représentation » est en effet déroutante. Comment peut-on « re-présenter » une personne qui n’est même pas encore présente ? Que signifie le fait de parler au nom de personnes qui, parce qu’elles ne sont pas même nées, n’ont jamais eu la chance de développer une personnalité particulière avec des intérêts propres et une culture spécifique ? L’expression « générations futures » offre par ailleurs, pour reprendre les catégories de G. Frege, un sens (Sinn) mais pas de dénotation (Bedeutung) [41] ; cette expression ne permet donc aucun contrôle de son usage. Nous ne parviendrons d’ailleurs pas, par principe, à connaître ce que penseront les générations futures. La représentation ne signifie-t-elle pas que les « représentés » ont une chance de faire entendre leurs propres préoccupations et de réagir à des propositions politiques, quelles qu’elles soient ? Cela ne signifie-t-il pas, au minimum, qu’ils ont la possibilité de contester des décisions législatives dans lesquelles ils ne verraient pas traduite leur volonté ? La promesse originelle d’un gouvernement représentatif renvoie par ailleurs à son potentiel d’intégration. Comme le droit de vote a été étendu à des groupes auparavant exclus, comme les femmes ou les minorités raciales, les générations futures pourraient se voir mobilisées et leurs intérêts pris en compte dans l’arène politique. Mais les générations futures ne sont pas mobilisables de la sorte. Parler au nom des générations signifie-t-il qu’il faille toutes les représenter ? Si la représentation des générations futures impliquait qu’il faille donner aujourd’hui à certaines personnes les votes par procuration de tous les individus à venir, il en résulterait de troublantes conséquences politiques. Les votes par procuration doivent être en effet distribués en proportion du nombre. Or, étant donné que les générations futures sont potentiellement beaucoup plus nombreuses que les générations actuelles, ceux censés les représenter disposeraient d’une puissance écrasante. Paradoxalement, l’application littérale du modèle moderne de représentation aux générations à venir débouche sur une sorte de dictature de l’avenir, et non sur une extension de la démocratie. Pour ces raisons, on ne saurait représenter les générations futures et leurs intérêts de manière analogue à la représentation politique classique.
Ce qui est nécessaire, ce sont des institutions dont la mission est de se soucier du long terme et dont la structure est conçue pour protéger leur capacité à le faire. On peut imaginer deux façons d’y parvenir. On pourrait prendre appui sur le bicamérisme, et instituer une chambre haute dévolue à la représentation du long terme. Les élus ne parviennent en effet que très difficilement à considérer à la fois le court et le long terme ; ce sont systématiquement les intérêts à court terme qui l’emportent. Tel serait moins facilement le cas si nous pouvions élire des représentants sur une durée plus longue, à l’instar des neuf ans des sénateurs français, pour incarner spécifiquement et exclusivement les intérêts de long terme, et ce au nom et avec la légitimité du souverain, puisqu’élus sur des programmes relatifs aux seuls enjeux de long terme.
Ce qui poserait deux problèmes : en premier lieu celui de la procédure de sélection et de répartition des décisions entre le court et le long terme ; en second lieu, celui de la procédure d’arbitrage final. Le premier problème n’est qu’apparent. Il ne s’agirait nullement de répartir les projets de lois en fonction du court et du long terme ; ce qui serait absurde, une décision portant sur le court pouvant avoir des effets importants sur le long terme. L’idée est bien plutôt de disposer d’un corps législatif dont les membres seraient élus sur des programmes divergents certes, mais touchant exclusivement la défense du long terme, tant en matière environnementale qu’en ce qui concerne d’autres enjeux comme le devenir du soubassement biologique de notre condition humaine commune. Tous les projets examinés par la chambre basse le seraient également par la chambre haute. La chambre haute devrait pouvoir l’emporter in fine en cas de litige avec la chambre basse. Telle serait la solution au second problème. On pourrait aussi imaginer que tout candidat à la présidence soit contraint de défendre un programme spécifiquement afférent aux enjeux de long terme, en plus du programme traditionnel. Ledit président disposerait ainsi d’une majorité spécifique, dans chaque chambre. Dans un tel contexte, les études d’impacts préalables recouvriraient une importance capitale ; elles permettraient de faire clairement apparaître l’orientation et le bienfondé des décisions de la chambre haute ; elles devraient s’appuyer sur des indicateurs qualitatifs et quantitatifs, environnementaux et sociaux, mais non monétaires. Pour autant que nous sommes devenus capables de compromettre l’existence de l’espèce, soit en déstabilisant les mécanismes régulateurs de la biosphère, soit en cherchant à en modifier le soubassement biologique avec le transhumanisme, la démocratie perdrait une grande part de son contenu si elle ne parvenait à encadrer ces enjeux nouveaux.
Bornons-nous pour le moment à rappeler le principe de l’incomplétude du principe représentatif [42] et la nécessité d’un système politique plus complexe. Il conviendrait d’associer au système représentatif l’intervention d’autres instances composées de sages/experts – du type conseil constitutionnel, conseil d’État à la française, commissions de sages ad hoc, etc. –, et de le conjuguer avec le principe participatif, voire avec la démocratie directe (style votations suisses ou référendum à la française). Compte tenu de la complexité de ces enjeux nouveaux, on ne voit guère comment ne pas entrelacer les différentes modalités de l’exercice de l’influence des citoyens sur la décision publique : la démocratie représentative ou délégative qui permet d’influer sur une trajectoire de décisions ; la démocratie participative qui permet notamment à un panel de citoyens, préalablement et formellement informés, de peser sur une décision particulière en éclairant le décideur, en introduisant des arguments dans le débat public ; soit, exceptionnellement, par la démocratie directe [43].
Si cette première proposition concentre l’orientation future de la société dans une institution particulière et organise la participation populaire au travers de la société civile organisée, la deuxième voie possible consiste à diffuser la fonction politique dans l’ensemble de la société et vise à accroître l’implication directe des citoyens dans des processus jusqu’alors dominés par le pouvoir de décision des experts. Il s’agirait alors de retenir les meilleures pratiques en ce qui concerne l’avenir, dont beaucoup ont déjà été peu ou prou essayées, puis de les appliquer de façon innovante à des institutions destinées à prendre les décisions pour la société. Ainsi, la démocratie écologique répondrait à la fois aux défauts de la représentation moderne en ce qui concerne les générations futures et à la nécessité d’une plus grande participation populaire dans l’évaluation des innovations techno-scientifiques. Ainsi, la démocratie orientée vers le futur étend la pratique d’exiger des déclarations d’impact sur l’environnement et des audiences publiques avant d’entreprendre des projets d’aménagement. Elle favorise la prolifération d’autres institutions prospectives : instituts de recherche sur l’environnement, conseils consultatifs scientifiques, conférences de citoyens sur l’évolution technologique. Elle transforme de tels organes consultatifs en leur conférant plus de pouvoirs. Face aux secrets commerciaux et au refus des gouvernements de diffuser les résultats de certaines de leurs études, la démocratie écologique insiste sur les valeurs d’ouverture et de transparence. Le secret et la fermeture sont des stratégies visant à protéger le passé, et non à prévenir les problèmes de l’avenir. La démocratie écologique débat et précise les instruments normatifs orientés vers le futur comme le principe de précaution [44].
Plus généralement, la démocratie écologique multiplie les possibilités de contribution du public à l’élaboration des normes environnementales, non seulement par le biais d’audiences de pure forme, mais grâce à des dispositifs tels que les sondages délibératifs et les conférences de citoyens. Dans ces forums, les gens parviennent à une réflexion sur les conséquences futures du développement et sur les décisions de réglementation prises en leur nom. La démocratie écologique pourrait choisir certains groupes ou ONG comme « gardiens » des systèmes naturels qui conditionnent l’existence de la société et leur permettre de donner rapidement l’alerte en cas de risque de dégradation [45]. Il convient de noter que dans aucun de ces exemples nous soutenons que des non-spécialistes ont une expertise particulière dans l’évaluation de l’information scientifique. En revanche, le rôle des non-experts est d’aider à débusquer d’éventuels préjugés mêlés aux témoignages des experts, de contester des choix politiques inopportuns, de débattre de l’acceptabilité de certains risques, d’exprimer des préférences parmi un large éventail de solutions de remplacement, d’injecter des valeurs humanistes – le souci de l’égalité, de la beauté, de l’équité – dans des discussions techniques. Ainsi, la démocratie écologique prolonge la représentation moderne dans son souci de contrôler d’éventuels abus de pouvoir. Pourtant, elle s’écarte fondamentalement du modèle moderne selon Constant en cherchant à étendre et à stimuler la participation citoyenne, et non à la tenir à distance. Elle construit une extension de la notion de citoyenneté.
Conclusion : protéger la nature comme test du bon gouvernement
Contrairement à la représentation moderne, la démocratie écologique ne se mesure pas principalement à sa capacité de satisfaire les préférences immédiates du peuple. Elle exprime la volonté de prendre au sérieux sa responsabilité, celle de léguer un monde viable et beau à ses descendants. Bien sûr, même moderne, la représentation a toujours prétendu poursuivre de nobles objectifs. Les plus grands partisans du gouvernement représentatif ont en effet fait valoir ses effets bénéfiques sur la nature humaine. Constant exigeait de ses institutions qu’elles « achèvent l’éducation morale des citoyens ». John Stuart Mill affirmait que l’une des principales caractéristiques du bon gouvernement était sa tendance « à augmenter la somme des qualités des gouvernés » [46]. Les deux croyaient que le gouvernement représentatif serait un agent de transformation morale, rendant le citoyen plus actif, indépendant et intelligent. Ce qui devait produire cet effet, cependant, n’était pas l’activité politique courante, mais surtout l’exercice régulier de la liberté privée [47]. Non seulement la représentation moderne incite les citoyens à poursuivre leurs propres désirs, mais elle attribue de la vertu à cette quête. La perspective moderne suggère que le gouvernement représentatif est bon précisément parce qu’il engendre une attitude d’auto-suffisance dans les affaires, ainsi qu’un esprit de résistance aux normes collectives qui pourraient contrecarrer la jouissance des plaisirs privés. Sa fierté à rendre les citoyens « indépendants » valide, en même temps, certaines habitudes d’esprit.
Les démocrates écologiques s’inquiètent au contraire lorsque l’éducation morale est interprétée principalement en termes de capacité des personnes à défendre exclusivement leurs intérêts. Dans la mesure où la liberté moderne, par définition, consiste en l’accroissement de la sensibilité des individus aux décisions collectives qui affectent la vie « privée », elle risque de faire obstacle aux mesures nécessaires pour prévenir de graves dommages écologiques, et à grande échelle. À une époque où l’impact négatif de l’humanité sur l’environnement est chaque jour plus évident, il est inquiétant de lire le raisonnement de Mill, qui associe l’aptitude des gens à devenir « auto-dépendants » à la réalisation d’« un degré élevé de succès dans leur lutte contre la nature » [48]. La liberté, dans son essence même, dresse l’intelligence humaine et le raisonnement moral contre la nature.
Que faire si, croyant à l’instar des modernes en l’égalité, se faisant les avocats du pouvoir du public à croître intellectuellement, nous sommes cependant convaincus du pouvoir de l’humanité à détruire ses conditions naturelles d’existence, et ce en partie à cause des habitudes modernes de penser ? Le test du bon gouvernement devrait alors rompre avec la conception de l’indépendance qui dresse l’individu contre la nature. Les démocrates écologiques proposent au contraire que désormais la mesure du bon gouvernement soit sa tendance à susciter un souci intense de protection de la « nature », selon ses multiples significations.
Depuis plus d’un siècle, des écologistes visionnaires ont tenté de décrire les vertus d’une telle sensibilité écologique. Une conscience écologique perçoit l’humanité non pas comme un dominateur extérieur à la nature, mais comme solidaire de son devenir. Elle s’efforce d’être consciente des effets indirects, à distance et à long terme des activités humaines sur la santé des écosystèmes. Hésitant à séparer les formes de vie de leur contexte environnemental, elle tend vers le holisme. Elle développe le sens du respect de la vie dans toutes ses formes, plutôt que de voir la valeur de la vie non humaine en termes exclusifs d’utilité. Elle est sensible à la beauté et à l’intégrité des choses naturelles et, à la fois, voit dans ces qualités des raisons de les préserver contre la tentation de les consommer ou de les transformer. Elle est sceptique face à la foi en la capacité du progrès technologique à finalement surmonter les conséquences néfastes des activités humaines pour l’environnement. Elle est prête à prendre au sérieux l’idée que les valeurs de sobriété et de modération, et non la poursuite de désirs sans limites, suffisent à fonder une vie humaine bonne.
Sans aucun doute, ces vertus contiennent des ambiguïtés et des contradictions potentielles. Néanmoins, elles partagent une caractéristique qui distingue la sensibilité écologique de la liberté moderne : elles transforment d’emblée la définition et la préservation de la nature en un problème politique. Un engagement en faveur de la démocratie écologique conduit à préférer des formes institutionnelles qui favorisent la sensibilité à l’impact environnemental des activités humaines et qui génèrent une inclination à identifier le bien avec de bonnes normes de protection des services écologiques. Pour les anciens comme pour les modernes, la politique se borne aux relations interhumaines. Il s’agit de susciter la vertu chez les citoyens ; de régler des conflits entre des intérêts concurrents grâce à des lois impartiales ; de distribuer avec justice les biens produits par une coopération humaine. Ces points de vue considèrent la « nature » comme allant de soi. L’environnement matériel ne figure dans ces réflexions qu’à la marge. L’environnement est un lieu, un site historique, le territoire d’une population, une source de matières premières, un bien négociable. Il constitue essentiellement une chose secondaire, dont on traite à l’occasion de la poursuite d’autres priorités. Ce qui caractérise au contraire la sensibilité écologique est de ne plus considérer la nature comme secondaire, toujours à propos d’autre chose. La nature est d’emblée partie prenante des délibérations sur la meilleure organisation possible de la société. Elle constitue une entité qui a une identité propre, qui ne se réduit pas à nos représentations. Son importance ne peut pas non plus être réduite à l’utilité qu’elle nous apporte. L’engagement de la société à comprendre et à préserver ces caractéristiques irréductibles apparaît comme une composante essentielle de la conception d’une bonne vie pour tous.
Nous ne disons pas qu’il faut régler les sociétés sur des normes particulières dont décideraient a priori les philosophes de l’environnement. Ces philosophes eux-mêmes sont divisés sur les significations de la nature. Il n’y a pas de réponse unique, absolue. Ne serait-ce que pour cette raison même, le débat démocratique est incontournable. La part de l’héritage libéral qu’il convient absolument de préserver, outre la liberté et la pluralité d’information, est le principe de l’expression de la société civile, dans sa diversité, pour faire contrepoids à la tendance des responsables politiques à ne tenir compte que des enjeux qui les avantagent. Ainsi, les démocrates écologiques font appel à plusieurs des vertus les mieux connues de la démocratie moderne : la capacité à obtenir des informations de tous les coins de la société et à vérifier l’information par le débat ; la quête de l’inclusion et du respect mutuel ; l’ouverture à la diversité des valeurs ; la détermination à confronter les valeurs dans le dialogue, à les classer par ordre de priorité ou à surmonter leurs contradictions qu’elles génèrent.
Alors que les démocrates écologiques ne peuvent se permettre de sous-estimer la séduction exercée par la liberté moderne, ils ont pourtant raison de ne pas désespérer de la possibilité d’inventer de nouvelles perspectives pour la liberté. La liberté moderne a été inventée pour protéger les citoyens de l’arrogance des monarques, des religieux fanatiques et des factions populaires. L’arbitraire des décisions, la partialité, ou l’obscurité de l’exposé des motifs ont justifié la résistance et la volonté de protéger les préférences « privées » des individus. Mais les problèmes écologiques conduisent à une pression sur les choix « privés » qui offre peu de ressemblance avec les décrets autoritaires d’une élite irresponsable. Les arguments en faveur de la lutte contre le changement climatique et l’érosion de la biodiversité sont accessibles au public ; ils sont scientifiquement fondés et ouverts au débat. Si la démocratie écologique exige de changer les modes de production et de consommation, c’est à cause de problèmes écologiques constatés, nécessitant d’importants ajustements pour le bien-être de la société au sens large, au delà des limites mêmes de l’espèce humaine. Les futures démocraties auront à veiller sur la puissance de nos technologies dans un monde bondé et fragile, où le pouvoir de consommer des uns pourra compromettre le substrat naturel du bien-être, voire de la vie, de tous, ainsi que le sens même de l’aventure humaine. Elles devront concilier les droits et devoirs de l’individu et l’impératif suprême de la survie de l’espèce. L’audace des démocrates écologiques de conviction est de croire qu’il est possible de concevoir, grâce à la participation, des lois environnementalement justifiées et moins onéreuses ; et ce, parce que les gens arrivent à comprendre leur dépendance vis-à-vis des biens publics, à jouer un rôle dans leur développement, à voir que les charges sont réparties de manière équitable et à utiliser leur aptitude au discernement pour empêcher des abus de pouvoir dangereux.