À l’instar d’autres leaders populistes et autoritaires de ce début de XXIe siècle, Narendra Modi est en train de déconstruire les institutions démocratiques en Inde. Il semble avoir solidement pris les rênes d’un pouvoir de plus en plus démesuré.
Dossier / Ce que l’extrême droite fait au monde
À l’instar d’autres leaders populistes et autoritaires de ce début de XXIe siècle, Narendra Modi est en train de déconstruire les institutions démocratiques en Inde. Il semble avoir solidement pris les rênes d’un pouvoir de plus en plus démesuré.
Depuis son élection comme premier ministre de l’Inde en 2014, Narendra Modi est parvenu à placer au premier plan de la scène indienne l’idéologie nationaliste hindoue dont il est imprégné depuis son plus jeune âge. Il a également imposé un mode de gouvernance des plus autoritaires, figurant parmi les leaders qui ont fait basculer leur pays dans le national-populisme et l’autoritarisme électoral. Fait sans précédent dans l’histoire de l’Inde, ce dispositif politico-idéologique a été transposé du niveau régional à l’échelon national, un mécanisme d’extrapolation inédit par sa nature et son ampleur.
Mais qui est vraiment Narendra Modi ? [1] Question difficile, non seulement parce que l’homme cultive le secret sur des pans entiers de sa vie, mais aussi parce que sa personnalité combine des facettes des plus contrastées. Pour en dévoiler la nature profonde, il faut remonter aux années de formation et s’intéresser aux actes plus qu’aux paroles – même si le discours de celui qui reste un grand orateur pour ses sympathisants mérite souvent d’être cité.
Modi est un animal politique pétri d’idéologie comme seuls le sont ceux chez qui c’est une seconde nature, un style de vie dirait Max Weber. Il faut cependant, pour comprendre les ressorts de son charisme, explorer ce qui fait de Modi une figure exceptionnelle dans l’histoire politique indienne tout en le rapprochant de certains de ses alter-egos contemporains comme Erdogan, Orban, Netanyahou et d’autres qui parviennent à se faire élire et réélire malgré leur autoritarisme – ou à cause de lui.
Narendra Damodardas Modi est né le 17 septembre 1950 dans une petite ville du Gujarat dans une famille de la classe moyenne inférieure et même de basse caste, celle des Ghanchis, dont la spécialité est l’huile de table, qu’ils fabriquent et vendent. Son père tenait une échoppe de thé sur le quai de la gare locale où Narendra, enfant, faisait le service.
L’autre famille de Modi, toutefois, n’est autre que le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS – Association des volontaires nationaux), qui incarne le nationalisme hindou depuis sa fondation en 1925. Cette idéologie présente l’Hindouisme comme résumant l’identité indienne et les Hindous comme les fils du sol descendants du peuple originel de l’Inde, son territoire sacré. Dans cette perspective, les minorités (les musulmans, les chrétiens etc.) ne peuvent être reconnues comme des citoyens à part entière que si elles prêtent allégeance à l’Hindutva et adoptent un mode de vie hindou – à défaut, ces citoyens sont perçus comme anti-nationaux et dénoncés, voire discriminés et réprimés. Le RSS se singularise par une rigueur organisationnelle qui explique en grande partie son extraordinaire longévité, puisque ce mouvement n’a cessé de croître et prospérer depuis un siècle – malgré un coup d’arrêt en 1948, année où il a été interdit suite à l’assassinat de Gandhi par l’un de ses membres qui reprochait au Mahatma d’être trop faible vis-à-vis du Pakistan. Le RSS a pour ambition de quadriller l’espace social des villes comme des campagnes pour convertir l’Inde à sa vision du monde. Depuis 1925, l’organisation crée donc des branches (shakhas) locales où les jeunes Hindous sont formés tant au plan physique qu’intellectuel au moyen d’exercices martiaux et de cours d’histoire ou autres leçons de choses par les cadres du mouvement. Ces derniers, appelés « pracharaks » (prêcheurs ») se consacrent corps et âme au « Sangh », au point non seulement de renoncer à toute carrière professionnelle, mais aussi à fonder une famille.
Modi a rejoint la branche locale du RSS à l’âge de huit ans. Il devint un permanent du RSS à la fin des années 1960 et s’installa alors au quartier général du RSS régional à Ahmedabad. Il assista d’abord le Prant Pracharak (responsable du RSS en charge d’une province – prant – du mouvement), avant de devenir pracharak lui-même en 1972. Le RSS le chargea ensuite de s’occuper de la branche locale de son syndicat étudiant, l’ABVP. À cette époque Modi s’était inscrit en Maîtrise à l’Université du Gujarat après avoir soi-disant passé sa licence par correspondance à l’Université de Delhi. [2]
Mais dès 1975 il entra dans la clandestinité pour échapper à l’État d’urgence qu’Indira Gandhi avait imposé et qui avait conduit bien des cadres du RSS en prison. En 1978 il fut nommé Vibhag Pracharak (responsable d’une branche du RSS dans une division – vibhag – faite de plusieurs districts) puis il devint Sambhag Pracharak (responsable d’une branche du RSS dans un territoire regroupant plus d’une division) en charge du RSS des divisions de Surat et Baroda – aujourd’hui Vadodara. En 1981 il fut nommé Prant Pracharak avec pour mission de coordonner les composantes du Sangh parivar présentes au Gujarat, du syndicat paysan (le Bharatiya Kisan Sangh) à l’ABVP en passant par la Visha Hindu Parishad, l’Assemblée Hindoue Universelle qui avait vocation à fédérer les sectes de l’hindouisme (des Shivaïtes aux Vishnouïtes en passant par les Shaktas – dévots de la Déesse). Dès le milieu des années 1980, Modi était reconnu pour ses talents d’organisateur et lorsque L. K. Advani devint président du BJP en 1986, il décida de s’attacher ses services au sein du parti. Il fut donc transféré à la formation politique créée par le RSS en 1980, le Bharatiya Janata Party (le Parti du Peule Indien) en 1987, pour y occuper le poste clé de Sangathan Mantri (Secrétaire à l’organisation) au sommet de la branche gujaratie du parti. En tant qu’organisateur en chef du BJP au Gujarat, Modi fut l’architecte de toute une série d’événements en forme de yatra, un mot sanskrit qui signifie pèlerinage, mais que le BJP applique à ses cortèges de militants lorsqu’ils parcourent de longues distances.
C’est ainsi qu’il fut responsable du segment gujarati du fameux Rath Yatra d’Advani en 1990 qui partit de Somnath sur la côte ouest de l’État. Le yatra suivant, l’Ekta Yatra (Pèlerinage de l’unité) du nouveau président du BJP, Murli Manohar Joshi, marqua en 1991 sa promotion au rang d’organisateur national d’un tel convoi qui, parti de Kanyakumari (pointe sud de l’Inde) rallia Srinagar au nord pour manifester l’unité de la nation indienne.
En 1995, pour la première fois de son histoire, le BJP remporta la majorité des sièges à l’assemblée du Gujarat. Cette victoire fut largement attribuée à Modi qui joua un rôle clé aux côtés du vétéran du parti qui devint chef du gouvernement, Keshubhai Patel. À la fin des années 1990, Modi fut promu au rang de Secrétaire Général du parti à New Delhi où il eut la responsabilité des Jeunesses du BJP, la Bharatiya Janata Yuva Morcha. Mais il souhaitait revenir au Gujarat et, depuis Delhi, Modi s’employa à déloger Keshubhai Patel du pouvoir. [3] Soutenu par le Premier ministre, A.B. Vajpayee, et plus encore par son parrain de toujours, le Vice Premier ministre, L. K. Advani, Modi remplace Patel à la tête du gouvernement du Gujarat à l’automne 2001.
Au Gujarat, Narendra Modi élabore un système politique reposant sur quatre piliers complémentaires.
Il devient d’abord le « Hindu Hriday Samrat » (l’Empereur de cœurs hindous) à la suite d’un pogrom anti-musulman qui a lieu moins de six mois après son entrée en fonction. Ces violences, qui se traduisirent par la mort d’environ 2000 personnes, ont pour facteur déclenchant l’attaque – attribuées à des Musulmans locaux – de nationalistes hindous dans un train en gare de Godhra. Non seulement Modi laisse les bras armés du RSS – à commencer par les nervis du Bajrang Dal – mener de sanglantes et sanguinaires opérations de représailles se donner libre cours, mais il en profite pour tester un nouveau répertoire politique après avoir dissous prématurément l’assemblée de l’État afin d’organiser des élections régionales dans un contexte des plus extraordinaires. Lors de la campagne électorale de l’automne 2002, Modi impose en effet un style national-populiste que seul Bal Thackeray, le leader du Maharashtra voisin avait poussé aussi dans une logique xénophobe, comme en témoigna ses attaques répétées contre les Islamistes, voire les Musulmans en général et le Pakistan voisin accusé d’être derrière les attaques dites jihadistes dont le Gujarat aurait été victime. Modi s’érige en tribun défenseur des Hindous du Gujarat, un thème de prédilection qui devient l’une de ses marques de fabrique et fait de lui l’Empereur de cœurs hindous.
Mais dès 2003, Modi joue une autre partition, celle de la modernisation économique, pour s’ériger en Vikas Purush (L’homme du développement). Il inaugure en effet un nouveau rendez-vous, « Vibrant Gujarat », réunion bi-annuelle à laquelle sont conviés les milieux d’affaires – très bien représentés au Gujarat, l’État d’où viennent certaines des plus grandes familles industrielles de l’Inde (comme les Tatas ou les Ambanis). Modi se dote ainsi de ressources supplémentaires en transformant l’économie politique du Gujarat : si cet État était connu pour son réseau de PME, il mise, lui, sur des méga projets en offrant des conditions des plus attractives aux investisseurs, à travers, notamment, une soixantaine de SEZ (Special Economic Zones, territoires défiscalisés pour attirer les investissements) – en échange, ces industriels auront à cœur de financer ses campagnes électorales. Le duo que Modi forme avec Gautam Adani, un petit entrepreneur dont l’ascension est météorique, est le symbole de ce capitalisme de connivence.
Pourquoi Narendra Modi a-t-il tellement besoin d’argent ? Pour saturer l’espace public, comme l’implique son style populiste. Dans les années 2000, ce style est à la fois le fruit de ses inclinations personnelles et une nécessité. Modi s’est en effet coupé de pans entiers de la famille du Sangh. D’une part Keshubhai Patel ne lui pardonne pas de l’avoir poignardé dans le dos, d’autre part son modus operandi très solitaire rompt avec la culture très collégiale du RSS. Modi court-circuite donc l’appareil du parti et la famille du Sangh en général pour entrer directement en relation avec les électeurs. Lors des élections de 2007 et 2012, cela se traduit par le recours à des conseillers en communication (indiens et américains), la création d’une chaîne de télévision, l’usage systématique des réseaux sociaux et des hologrammes… Si cette logistique est propre au populisme, les messages passant par ces canaux ne le sont pas moins : Modi se présente comme une victime de l’establishment et en particulier du gouvernement dirigé par Manmohan Singh à New Delhi dont la direction est influencée par Sonia Gandhi, l’héritière d’une famille – les Nehru-Gandhi – que Modi dépeint comme élitiste (lui qui vient de la plèbe) et cosmopolite, voire pro-islam (lui qui est un « fils du sol » défendant les Hindous).
La quatrième et dernière dimension du « système Modi » qui se met en place au Gujarat dans les années 2001-2014 concerne les institutions. À la tête du gouvernement de l’État, Modi politise l’appareil d’État de plusieurs façons. Il s’attaque d’abord à la police. Dès 2002 il promeut les représentants des forces de l’ordre qui auront permis au pogrom d’avoir lieu pour « donner une leçon » aux Musulmans – et, au contraire, placardise les autres. En parallèle, il s’attache les services de fonctionnaires dont il a d’autant plus besoin plus besoin pour relayer son autorité qu’il n’a guère confiance dans les leaders de son propre parti. Certains serviteurs de l’État lui ont été d’ailleurs très utiles pour resserrer les liens avec les groupes jouant la carte d’un « capitalisme de complaisance », grâce à des pratiques de pantouflage d’une ampleur inédite. Outre l’administration, d’autres institutions ont perdu de leur autonomie, à commencer par le système judiciaire victime d’intimidation et d’infiltration – et affaibli par la multiplication des postes vacants.
En 2014, Modi a construit un « système » d’une efficacité redoutable reposant sur une idéologie ethno-nationaliste qui peut séduire la majorité hindoue, une nouvelle économie politique faite d’innombrables collusions, un répertoire national-populiste dont il est la pièce maîtresse et qu’il cultive par des hauts faits exceptionnels comme le pogrom de 2002, et une mise au pas (et à son service) de l’appareil d’État qui, ajouté, à sa relation directe avec « le peuple », l’émancipe en partie de la « famille du Sangh » dont les leaders du BJP sont, en général, dépendants. Incapables de le stopper et conscients de sa popularité, les chefs du RSS se rallient à sa candidature au poste de Premier ministre en 2013.
La prouesse que Modi accomplit depuis 2014 n’a pas été suffisamment soulignée par les observateurs de la vie politique indienne : en quelques années, cet homme qui n’a jamais occupé de fonctions nationales transpose à l’échelle de l’Inde tout entière un système politique qu’il a mis au point à l’échelle de sa région – une région qui n’est ni la plus peuplée de l’Inde (loin de là), ni partie prenante du creuset longtemps formé par le Nord hindiphone. Les quatre dimensions analysées plus haut continuent en effet d’opérer, sapant les bases de la démocratie et du sécularisme indiens.
Le nationalisme hindou dont Modi reste le héraut – même s’il évite les provocations anti-minorités en public – se traduit par une relégation des musulmans (voire des Chrétiens) au statut de citoyens de seconde zone. Ce processus résulte d’abord des agissements des organisations vigilantistes qui exercent une véritable police culturelle dans la rue et sur les campus universitaires pour empêcher, manu militari, les jeunes musulmans de fréquenter de jeunes hindoues (au nom de leur lutte contre ce qu’ils appellent le « love jihad », une opération de séduction visant à convertir des hindoues à l’islam). Ils combattent aussi le « land jihad » pour dissuader les musulmans d’acquérir ou d’occuper des logements dans les quartiers à majorité hindoue – d’où un véritable processus de ghettoïsation. Pire encore, les vigilantistes pourchassent – voire lynchent – des éleveurs musulmans transportant des bovins au nom de la protection de la vache, animal sacré par excellence dans l’hindouisme. Le sécularisme indien n’est pas affaibli seulement par ces pratiques, mais aussi par une réforme du droit, comme en témoigne le Citizenship Amendment Act de 2019 qui réserve aux réfugiés non-Musulmans du Bangladesh, de l’Afghanistan et du Pakistan l’accès à la citoyenneté indienne. En outre, bien des États gouvernés par le BJP ont voté des lois rendant les mariages inter-religieux et les conversions très difficiles.
Le capitalisme de connivence mis en place par Narendra Modi au Gujarat dans les années 2010 a acquis une nouvelle dimension depuis son accession au poste de Premier ministre. Que seule une poignée d’hommes d’affaires aient bénéficié de cette économie politique à l’échelle de l’État était déjà remarquable, mais transposer ce « modèle » à l’échelle du pays est proprement extraordinaire – d’autant plus que les gagnants sont pratiquement les mêmes. On retrouve notamment la figure centrale de Gautam Adani qui est devenu propriétaire de nombreux ports et aéroports privatisés par le gouvernement Modi. Ces oligarques continuent de financer les campagnes électorales du BJP, grâce, notamment à un nouveau système de bons électoraux permettant aux donateurs de garder l’anonymat.
Fort de ces ressources, Narendra Modi – dont le parti a dépensé plus de 3,5 milliards de dollars lors de la campagne électorale de 2019 –, continue de dominer la scène publique. Ses techniques de communication sont toutefois devenues plus sophistiquées. Premièrement, le pouvoir s’est employé à réduire la diversité d’opinion qui faisait la richesse des médias indiens en permettant, notamment, aux grands oligarques de s’emparer des chaînes de télévision les plus populaires – et, parfois, critiques comme NDTV, passée dans le giron du groupe Adani. Deuxièmement, Modi a diversifié son répertoire. Le registre de l’homme fort protégeant la société contre le Pakistan et les élites cosmopolites et corrompues se double d’un autre type de discours, plus social, voire psycho-social. Modi a en effet lancé de nombreux programmes d’aide aux pauvres, comme celui consistant à offrir une bonbonne de gaz (ornée de sa photo) à toutes les ménagères nécessiteuses. En parallèle, depuis 2014, il observe un rendez-vous mensuel prenant la forme d’une causerie radiodiffusée (Maan ki baat, La parole qui vient du cœur) au cours de laquelle il s’efforce de parler à ses concitoyens comme un père, voire un gourou.
Mais l’impact le plus fort du passage de Modi au niveau national concerne naturellement les institutions.
L’arrivée au pouvoir de Narendra Modi s’est traduite par une personnalisation du mode de gouvernance qui est inhérent au populisme. Non seulement le parti s’est trouvé comme incarné et même résumé par sa figure lors du scrutin de 2014, mais les députés – qui avaient tous reçu leur investiture avec sa bénédiction – lui devaient leur élection. La Lok Sabha (Assemblée du peuple, la chambre basse du parlement), où le BJP obtenait la majorité absolue pour la première fois de son histoire, est devenue une chambre d’enregistrement des décisions du gouvernement. Le gouvernement lui-même est devenu un assemblage de personnalités de second ordre où les ministres – sélectionnés de manière à ne pas faire d’ombre au Premier ministre et corrélativement peu compétents en général – lui prêtaient tous allégeance.
Au-delà, Modi s’est efforcé de soumettre les institutions susceptibles de lui résister. La Cour suprême, réputée pour son indépendance, a été sa première cible. Dès l’été 2014 il a introduit au Parlement un projet de loi visant à changer le mode de désignation des juges. Alors que ceux-ci étaient jusque-là sélectionnés par leurs pairs réunis en un Collegium – une forme de cooptation qui déplaisait à toute la classe politique -, il serait désormais revenu à un comité de cinq personnes (où les magistrats auraient été minoritaires) de réaliser cette sélection. La Cour suprême invalida cet amendement à la Constitution indienne dès sa promulgation, mais Narendra Modi parvint à faire plier les juges d’autres manières.
Premièrement, les juges cooptés qui lui déplaisaient ne furent pas nommés, ce qui revenait à laisser vacant un nombre croissant de postes et à nuire au fonctionnement de la Cour. Le Chief Justice eut beau implorer le gouvernement de valider les décisions du Collegium, rien n’y fit et à partir de 2017, le monde judiciaire se résigna à ne plus choisir que des candidats susceptibles d’être approuvés par le pouvoir.
Deuxièmement, les nationalistes hindous parvinrent à infiltrer la profession judiciaire en y assurant la promotion de sympathisants au niveau des tribunaux locaux, régionaux puis de la Cour suprême.
Troisièmement, les juges auxquels la police était susceptible de reprocher quelque chose (or la profession judiciaire est non exempte de corruption), firent l’objet d’un chantage croissant de la part du pouvoir qui suffit à rendre dociles ceux qui faisaient preuve d’indépendance.
Enfin, le gouvernement Modi mania aussi la carotte en offrant aux juges qui prenait leur retraite – dès 60 ans en général – des « post-retirement jobs » prestigieux et/ou lucratifs. En quelques années, dès 2017, la Cour suprême indienne qui, jusque-là était un modèle pour les systèmes judiciaires du monde entier, renonça à son rôle de contre-pouvoir : ou bien elle valida les décisions du pouvoir quelles qu’elles soient – y compris les plus illégales, comme la création des « Electoral bonds » permettant de collecter des fonds anonymes pour financer les campagnes électorales que la Commission électorale avait pourtant critiquées - ou bien elle préféra ne pas se prononcer : c’est ainsi que la plainte de 2019 visant l’abolition de l’article 370 de la Constitution qui reconnaissait une certaine autonomie au Jammu et Cachemire n’a toujours pas été examinée par les juges…
D’autres institutions ont été déstabilisées par le régime, comme le Central Bureau of Investigation, version indienne du FBI, la Reserve Bank of India – qui a connu trois gouverneurs en deux ans. Chaque fois le modus operandi de Narendra Modi a été le même. Premièrement il s’efforce de remplacer le chef de l’institution en question. Lorsque celle-ci résiste, ou bien le poste reste vacant, ou bien la personnalité en question est victime d’une campagne visant à le discréditer. Pour finir, un proche finit par occuper la fonction suprême – et il s’agit dans bien des cas d’un homme ayant déjà travaillé avec Modi au Gujarat.
Modi a clairement tous les traits caractéristiques du leader populiste et autoritaire et ses tentatives de mis au pas des contre-pouvoirs s’avère d’une efficacité redoutable. Néanmoins, l’institution qui résiste le mieux à l’essor de ce qu’on appelle en Inde « Moditva » pour désigner sa version de l’Hindutva, n’en reste pas moins le fédéralisme, traduction institutionnelle de la diversité culturelle du pays. Certes, le régime repose sur un formidable effet de centralisation politique liée à la concentration du pouvoir dans les mains d’un seul homme. Modi n’a-t-il pas décrété la démonétisation de 85% de la monnaie en circulation sans même en informer les chefs de gouvernement de l’Union indienne ? Il a d’ailleurs opéré de la même façon en 2020 lorsqu’il a imposé le confinement en quelques heures, mettant l’économie à genoux et jetant sur les routes des millions de travailleurs du secteur informel. Mais nombre d’États résistent au BJP et s’ils soutiennent Modi lors des élections générales, ils refusent de soutenir son parti lors des scrutins régionaux, de sorte que toute l’Inde du Sud et bien des régions de la périphérie orientale (comme l’Orissa et le Bengale occidental) et septentrionale où se concentrent des minorités sikhes et musulmanes (comme au Punjab et, bien sûr, au Jammu et Cachemire) échappent à Modi. Il faudra toutefois que l’opposition reprenne pied dans le cœur indien de la Hindi Belt pour espérer renverser un régime qui y a établi sa base. À ce titre, les élections régionales qui se tiendront à la fin de l’année au Rajasthan, au Madhya Pradesh et au Chhattisgarh auront valeur de test.
par , le 10 juillet 2023
Christophe Jaffrelot, « Narendra Modi, ou la fin de la démocratie indienne », La Vie des idées , 10 juillet 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Narendra-Modi-ou-la-fin-de-la-democratie-indienne
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] C’est d’ailleurs pourquoi je renvoie le lecteur intéressé aux deux livres que j’ai consacré à l’Inde de Modi et au Gujarat de Modi, deux ouvrages consacrés à son action en tant que Premier Ministre de son pays et à celle qu’il a menée à la tête de son État natal (L’Inde de Modi. National-populisme et démocratie ethnique, Paris, Fayard, 2019, disponible en anglais dans une version augmentée Modi’s India – Hindu Nationalism and the Rise of Ethnic Democracy, Princeton Nj., Princeton University Press and Chennai, Westland, 2021 et Gujarat under Modi. Laboratory of today’s India, Hurst, London, 2023 et New York, Oxford University Press, 2023).
[2] . N. Mukhopadhyay, Narendra Modi, op. cit., p. 122 et Sheth, Images of Transformation, op. cit., p. 57. Les études de Modi sont entourées de mystères, ses diplômes ne correspondant pas à des disciplines connues, quand ils ont été rendus publics.
[3] Vinod Mehta, Lucknow Boy : A Memoir, New Delhi : Penguin, 2011, p. 209.