Achevé en 1977, le projet d’un centre culturel à Beaubourg avait été lancé par Georges Pompidou dix-huit mois à peine après Mai 1968. Ce contexte politique tendu anime les réflexions des concepteurs du Centre, partagés entre volonté de réconciliation sociale et ouverture aux subversions artistiques.
À son ouverture en 1977, Beaubourg est l’incarnation et l’emblème d’une union nouvelle entre l’État, le musée et l’avant-garde. Les années 1960 ont en effet vu l’émergence, inédite dans l’histoire des rapports entre art et État, de politiques et d’institutions publiques engagées en faveur d’œuvres radicalement anti-conventionnelles. Elles mettent ainsi fin à une rupture entre art moderne et art officiel qui a duré près d’un siècle [1].
Un tel rapprochement a pu être perçu, par certains artistes [2] et intellectuels [3], comme une récupération intéressée des subversions artistiques, d’autant que Georges Pompidou lance le projet d’un « ensemble monumental consacré à l’art contemporain [4] » à peine dix-huit mois après les événements de Mai 1968. Plusieurs concepteurs du Centre le présentent d’ailleurs explicitement comme un instrument de résolution de la crise sociale.
Faut-il y voir pour autant une instrumentalisation de l’art par le politique ? Rien n’est moins simple. Comme l’éclairent les archives du Centre Pompidou et du ministère de la Culture, les décisions à l’origine de Beaubourg résultent de l’interaction de nombreux acteurs, issus de la sphère politique, de l’administration publique, autant que du monde des musées et du champ de l’art. Leur vision de la situation politique et culturelle de la France à cette période, et leur conception du rôle social du musée, ont pu différer, entrer en contradiction ou évoluer au fil des sept années qui séparent le lancement de Beaubourg de son inauguration. Loin d’avoir entravé l’avancée du projet, cette diversité de vues a permis que se noue un accord, autour d’une institution culturelle novatrice, entre des acteurs que peu de choses semblaient réunir au départ – des plus hauts représentants de l’État aux défenseurs les plus engagés de l’avant-garde.
Sans prétendre couvrir l’ensemble des motivations qui ont orienté la conception de Beaubourg, cet article s’intéresse aux aspects les plus directement politiques qu’a pu revêtir la création d’un tel musée dans le contexte de l’après-68.
Un musée depuis longtemps attendu
La décision présidentielle à l’origine du Centre en 1969 ne doit pas être réduite toutefois à la situation politique immédiate et prolonge une action publique qui l’annonçait et la préparait depuis plusieurs années déjà. Comme l’explique une note administrative en 1970, le projet Beaubourg relance « l’idée formulée il y a quelques années par Monsieur André Malraux, d’un Musée du XXe siècle et [de] celle plus ancienne encore d’une grande bibliothèque de lecture publique [5] ». Le projet de musée du XXe siècle avait été lancé au début des années 1960 par André Malraux, peu de temps après sa nomination en 1959 à la tête du tout nouveau ministère des Affaires culturelles. Il en avait attribué la conception à Le Corbusier, qui avait retravaillé pour cela son plan de « Musée à croissance illimitée », d’abord élaboré dans les années 1930. Ce plan muséal prenait la forme d’une spirale carrée, qui devait permettre d’étendre le musée au fur et à mesure de l’avancée de l’actualité artistique, sans briser son unité architecturale.
L’idée d’un musée du XXe siècle découlait du relatif échec du Musée national d’art moderne installé depuis 1947 au Palais de Tokyo, jugé mal conçu, y compris par son premier directeur [6], et éloigné de l’actualité artistique [7]. Il répondait aussi, plus généralement, à la volonté de rattraper de longues décennies d’incompréhension et d’hostilité des institutions officielles françaises vis-à-vis des courants artistiques les plus novateurs [8]. Ce décalage apparaissait alors comme l’une des principales causes du déclin de l’influence artistique parisienne depuis la fin des années 1950, au profit d’autres pays dont les musées s’étaient ouverts de plus longue date à l’avant-garde, comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou les États-Unis.
Le Centre Pompidou n’est donc pas lancé ex nihilo, mais s’inscrit dans un temps de profonde réforme des structures publiques de l’art contemporain en France, engagé depuis 1959. Toutefois, le musée du XXe siècle subit les résistances du corps des conservateurs de musées, traditionnellement peu ouverts à l’art contemporain en France [9]. Et surtout, Le Corbusier décède à l’été 1965, ce qui enterre pour un temps le projet d’une réforme du Musée national d’art moderne.
Le rôle de Georges Pompidou à partir de 1969 a donc moins consisté à imaginer une institution culturelle absolument nouvelle qu’à débloquer des projets qui s’étaient enlisés depuis près de dix ans, en tirant profit de l’élan donné par son élection récente, en juin 1969, et du fort pouvoir décisionnel que lui accordent les institutions de la Ve République.
Georges et Claude Pompidou devant un tableau de Braque
Pompidou connaît d’ailleurs bien ces projets antérieurs, puisqu’il les a suivis de près comme Premier ministre de Charles de Gaulle entre 1962 et 1968. Il s’y intéresse d’autant plus qu’il est un amateur averti d’art moderne et contemporain depuis sa jeunesse. Devenu Premier ministre en 1962, il s’échappe régulièrement de son bureau de Matignon – décoré d’une grande toile abstraite de Pierre Soulages – pour visiter les galeries parisiennes et collectionner avec sa femme, Claude, des œuvres de Christo, Lucio Fontana, Martial Raysse ou Victor Vasarely, soit des choix particulièrement avant-gardistes pour un collectionneur privé à cette époque en France. Ce n’est donc pas un hasard que l’art contemporain ait été d’emblée au cœur de sa politique culturelle et qu’il ait érigé en priorité la réforme du Musée national d’art moderne une fois élu à la présidence.
L’art contemporain comme stratégie de communication publique
Toutefois, cet investissement présidentiel a aussi des motivations qui dépassent l’amour de l’art. Il sert son positionnement dans le champ politique de l’époque.
Cette entreprise de personnalisation de la politique artistique autour de la figure présidentielle s’incarne dans une série d’événements et de marqueurs visuels, à commencer par les impressionnants décors commandés pour l’Élysée à Yaacov Agam et Pierre Paulin ; mais aussi à travers l’exposition polémique « Douze ans d’art contemporain en France » en 1972 au Grand Palais. Celle-ci, parce qu’elle a été voulue par le président, est couramment désignée comme l’« exposition Pompidou », tandis que la presse surnomme le Centre, alors en projet, le « Pompidolium ».
En tant que collectionneur, Pompidou s’intéresse tout particulièrement aux courants pop et cinétique, à l’Op art et l’abstraction géométrique, c’est-à-dire à des œuvres souvent colorées, gaies et ludiques, proches d’une esthétique sixties, qui se répand alors dans la mode vestimentaire et les décors intérieurs. En cela, il apparaît en rupture avec les interrogations existentielles et la subjectivité exacerbée de la peinture d’après-guerre. Ce goût l’oppose également au « style lyrique, effervescent », plus solennel et exalté de Malraux, qui « devait lui paraître “peu convenable” » [10], comme l’explique le directeur de cabinet du ministre de la culture de l’époque. Les dispositions de Pompidou – ce que Philippe Urfalino a appelé son « antipathie pour le pathos [11] » – coïncident à cet égard avec une réorientation générale de la politique culturelle française après le départ de Malraux en 1969, dans le sens d’une conception plus expérimentatrice et moins sacralisée de l’art et de ses institutions.
Cette volonté de démarcation sur le terrain de l’art correspond, d’autre part, à l’affirmation d’un programme politique transversal, celui d’une modernisation de la France à laquelle le nom de Pompidou est resté attaché [12]. Beaubourg apparaît tout à la fois comme une composante majeure et le symbole le plus éclatant de ce projet général. Lorsqu’un journaliste du Monde lui demande si « la modernisation économique et industrielle de la France implique […] une “modernisation” du goût du Français », Pompidou endosse bien volontiers ce parallèle : « la France se transforme, la modernisation, le développement dans tous les domaines, sont éclatants. Pourquoi n’y aurait-il pas un lien avec les arts [13] ? »
L’utopie culturelle comme instrument de pacification sociale ?
La modernité des années Pompidou est parfois considérée aujourd’hui de manière nostalgique, comme une période de progrès heureux et paisible, associée aux derniers feux des Trente glorieuses. C’est une vision rétrospective bien éloignée du sentiment qui règne alors au sein de la classe politique et des administrations publiques, profondément ébranlées par les mobilisations et les contestations de la fin des années 1960.
L’élection de Pompidou même est une résultante du vacillement du régime gaullien en 1968 et c’est pourquoi la nouveauté qu’il promeut est non seulement bien accueillie, mais réclamée. Pompidou en est bien conscient : il avait affirmé dès le 14 mai 1968, dans un important discours à l’Assemblée nationale, qu’il serait « illusoire que de croire que les événements que nous venons de vivre constituent une flambée sans lendemain [14] ».
Il ne reconnaît toutefois la gravité des événements qu’à condition de les réduire à un problème étudiant, au prix d’une « omission […] volontaire » assumée, celle du « mouvement ouvrier et [de] la grève générale », ramenés à un « épiphénomène » [15]. Il s’est, en somme, surtout « produit une sorte d’ébranlement intérieur [16] ». Une telle interprétation, en termes de malaise civilisationnel et psychique, permet tout à la fois de reconnaître et de dépolitiser les mouvements de contestation : « à ce stade, ce n’est plus le Gouvernement qui est en cause », comme il l’explique en mai à l’Assemblée. Puisque les institutions politiques et sociales sont pour l’essentiel hors de cause, l’action culturelle peut ainsi apparaître comme la réponse la plus adaptée au problème d’« équilibre moral [17] » de la jeunesse.
Beaubourg apparaît naturellement comme la pièce majeure de cette réponse culturelle aux événements de Mai, dans une perspective militante parfois très affirmée : « le Combat est engagé dans le domaine culturel même, puisque nous postulons que la culture doit réanimer la société actuelle, alors que précisément les gauchistes en décrètent la condamnation sans appel », explique ainsi une note ministérielle en 1970 [18]. C’est aussi, en des termes moins belliqueux, la description rétrospective qu’en fait le Secrétaire général du Centre, Claude Mollard, en 2007 : « il s’agissait de répondre à la crise de Mai 68 par un projet capable de nourrir des rêves et de susciter des enthousiasmes. Pendant que certains de notre génération s’abîmaient dans le gauchisme, nous réservions notre part d’utopie à la construction du Centre [19]. »
D’autres réflexions administratives consacrées au rôle social de l’art après 1968 frisent pourtant avec le « gauchisme » dont se défie Mollard : c’est le cas, en 1970, d’un rapport établi au sein du Commissariat au Plan, intitulé « De l’art, pour vivre [20] », qui représente un exemple remarquable d’infusion, au cœur de l’administration d’État, des principaux thèmes de la « critique artiste [21] » galvanisée par Mai 68. Orienté par l’ambition d’abattre les frontières entre l’art et la vie, il s’attaque tout à la fois à la rationalité bureaucratique et à la marchandisation, jugées aliénatrices pour l’homme en général et étouffantes pour la créativité artistique en particulier : « La raison la plus générale de l’infécondité artistique mondiale est que le devenir humain n’est pas posé comme but des Sociétés dans le monde moderne […] Aujourd’hui tout est débusqué sous les projecteurs de l’économie et du contrôle de l’État [22]. » Le rapport défend jusqu’à un certain point les mobilisations de 1968, qu’il présente comme « un signe de manque autant qu’une preuve de santé d’un organisme manifestant son désaccord [23] ». Mais il oscille entre des accents utopiques débridés et une prise de distance vis-à-vis des contestations contemporaines, pour soutenir plutôt l’ambition oxymorique d’une subversion pacificatrice :
Une éducation véritable ne peut être que subversive. Subversion non contre mais pour la Société […]. Au même plan que la formation aux communications ou aux techniques, […] il faut désormais placer la formation artistique sans laquelle l’homme privé du contact alourdissant mais vrai des choses, risque […] de se révolter comme se révoltent des moutons, sans raison autre que l’excès de l’ennui [24].
Il ne faut donc pas nécessairement voir dans les motivations politiques de Beaubourg une stratégie cynique. Des discours de Pompidou à ceux des hauts fonctionnaires en charge de la politique artistique s’expriment bien, avec diverses nuances, un authentique « ébranlement intérieur » face à Mai 68. Ils y répondent par une recherche convaincue d’« utopie », dont Beaubourg est une incarnation exemplaire – mais une utopie conciliatrice plutôt que transformatrice.
Un art jeune, pour les jeunes
Affiche de l’Atelier populaire établi en mai 1968 aux Beaux-arts de Paris
L’idée qu’un grand centre culturel polyvalent parisien, orienté vers les différentes formes de création contemporaine, puisse constituer une réponse aux événements de Mai est ainsi étroitement liée à la réflexion, qui traverse à ce moment-là l’ensemble des classes dirigeantes et du monde intellectuel, sur le « problème de la jeunesse [25] ». Celle-ci est érigée, dans l’après-68, en une catégorie sociale singulière et indifférenciée, porteuse de demandes et de problèmes neufs, largement projetés par les partis, les élus ou la presse, plutôt que dérivés de véritables enquêtes auprès des concernés.
Georges Pompidou aurait ainsi confié à Jacques Chirac, un soir de mai 1968 où ils étaient bloqués dans leurs bureaux par les manifestations étudiantes : « On n’a jamais tenu compte des jeunes en France… Si l’on sort de cette aventure, il faudra créer au cœur de Paris un lieu où toutes les idées puissent être mises en concurrence, où la contradiction soit légitime, où l’art contemporain puisse être exposé [26]. » Si cette anecdote semble un peu trop prophétique pour être tout à fait vraie, elle est représentative d’une tendance caractéristique de l’après-68 à attribuer à la jeunesse, en même temps que le désir d’une nouvelle société, celui d’un art nouveau. L’idée est développée en 1973 par le directeur de cabinet du ministre des Affaires culturelles :
L’ouverture à la fin 75 du Centre Beaubourg […] fournira à la France un exceptionnel instrument d’innovation et de confrontation. Chaque expérience montre qu’il existe à Paris et en province un public potentiel considérable qui est à l’affût des formes nouvelles non par snobisme mais parce que, spécialement chez les jeunes, ces formes semblent correspondre à une attente. Nous assistons peut-être à un phénomène dont, s’il se confirme, il faut mesurer l’importance : un art neuf demandé et reçu par une masse jeune. […] Pour les générations précédentes, l’innovation artistique n’était guère acceptée que par une élite […]. Si la nouvelle génération […] suit les novateurs dans leurs recherches les plus audacieuses et leur imprime même ses exigences et sa force critique, alors peut-être connaîtrons-nous une période aussi féconde que, par exemple, le romantisme qui […] reste le meilleur exemple d’un accord profond entre la jeunesse et l’art de son temps [27].
Le projet d’un ciblage spécifique des jeunes par l’art contemporain est un topos fréquent à cette époque, aussi bien dans la presse – « le but » du Centre, écrit alors France-Soir, est de « drainer les jeunes et tous ceux qui jamais ne franchissent les portes du musée [28] » – que dans le discours des conservateurs de musées et curateurs d’art contemporains, comme ceux que réunit pour une table ronde en 1972 la revue de l’UNESCO, Museum : « inconsciemment, les jeunes gens sentent qu’il y a une connexion entre les aspirations de leurs propres mouvements de protestation, qui visent à un nouveau style de vie, et les œuvres de certains artistes contemporains [29] ». La réflexion, on le voit, repose toujours sur le même fondement analogique : un art jeune pour les jeunes.
« Détourner de la violence » ou faire « le lit d’un nouveau Mai 68 » ? Beaubourg et la contestation sociale
Affiche de Mai 68
Cet argument, relatif aux aspirations culturelles (réelles ou supposées) de la jeunesse, se double d’un autre raisonnement sur l’utilité d’une institution comme Beaubourg pour répondre aux problèmes soulevés par Mai 68 : celle de prévenir la contestation violente. Un responsable des arts plastiques au ministère de la Culture souligne ainsi à l’automne 1968 qu’alors que « d’autres initiatives du Service […] ont été violemment attaquées [en mai], la politique d’achats nous a maintenu un crédit sûr [30] », son ouverture aux avant-gardes contemporaines lui évitant d’être pris comme cible, au moment où le MNAM au Palais de Tokyo, par contraste, était fermé par une colonne de protestataires menée par le critique d’art Pierre Restany.
Mais plus encore que les critiques internes au champ des arts plastiques, ce sont les contestations sociales dans leur ensemble que les concepteurs du Centre Beaubourg espèrent contribuer à apaiser. C’est ce que défend notamment le premier président du Centre Pompidou, Robert Bordaz :
La subversion ne s’exerce vraiment qu’en milieu fermé et […] la confrontation des idées est le meilleur obstacle à des actions excessives qui ne peuvent que nuire à leurs auteurs. Afficher une volonté d’ouverture est un moyen de détourner de la violence. […] En réalité l’explosion de la culture ne contribue pas à la récupération d’éléments subversifs pas plus qu’elle n’ouvre au désordre des secteurs jusqu’ici préservés. Si elle a un effet, c’est de révéler ces aspirations de nos contemporains [31].
Pompidou use du même argument en faveur du libéralisme culturel, justifiant le Centre par sa fonction cathartique et même informative, alors que Mai 68 a révélé l’aveuglement des classes dirigeantes sur l’état réel de la société :
L’art récent tend souvent vers la laideur systématique, vers une saleté agressive, morale et matérielle. […] L’erreur de beaucoup, selon moi, est de s’imaginer que le problème est lié à la société dite libérale. S’il est lié à une forme de société, c’est à la société industrielle, technique et scientifique, et le libéralisme n’a d’autre responsabilité que de permettre à ce malaise de s’extérioriser. […] L’art est l’expression d’une époque, d’une civilisation, fût-ce de la révolte contre cette civilisation [32].
Les objectifs formulés par les principaux responsables politiques et administratifs à l’origine du Centre semblent en un sens confirmer les craintes exprimées au même moment par Pierre Gaudibert. Directeur du premier centre d’art contemporain ouvert en France en 1967, l’ARC (acronyme d’« Animation – Recherche – Création »), celui-ci défend une approche très politique et oppositionnelle de l’art contemporain. Surpris de se voir attaqué en 1972 par un groupe d’artistes engagés, le Front des artistes plasticiens, au même titre que d’autres institutions jugées emblématiques de la culture officielle, Gaudibert s’inquiète que l’ARC ait fini par servir les stratégies de pacification sociale des pouvoirs publics :
On cristallise dans un lieu clos un certain nombre de tensions, d’enthousiasmes, de contestations, qui ne s’expriment pas alors au-dehors ; par conséquent, on permet à un public donné une fête limitée et partielle de type « soupape de sûreté ». C’est un lieu bien plus tolérant que d’autres, privés ou publics, la rue par exemple. La contradiction vient de ce que cet espace, dans la mesure où il est lieu d’expression de l’actualité, peut être un lieu de contestation du système, mais en même temps, du fait que cette contestation reste bloquée à l’intérieur de l’enceinte, elle est institutionnalisée et relativement désamorcée [33].
Il choisit de démissionner peu de temps après et fait paraître un essai remarqué sur l’Action culturelle, dénonçant l’« intégration » et la « récupération » de la « subversion » artistique [34].
Pontus Hultén présentant la maquette du Centre Pompidou au premier ministre Jacques Chirac (vers 1974-1976)
Le premier directeur du musée de Beaubourg, Pontus Hultén, change à plusieurs reprises d’attitude à cet égard, avant même d’être recruté en 1973 à Paris, et alors qu’il est encore le directeur du très novateur Moderna Museet de Stockholm. S’il n’est pas aussi ouvertement politisé que Gaudibert, il se sent en sympathie avec certaines aspirations de 1968, qui l’amènent à réviser sa conception du rôle social du musée. De 1960 à 1968, explique-t-il à la revue Opus international en 1971, il a essentiellement conçu le Moderna Museet, selon une métaphore qu’il utilise souvent, comme une « cour des miracles, […] où la société tolérait des actes qui sortaient du cadre ». Mais,
en 1968, à la faveur des événements de mai, [cette situation] ne put plus durer, car elle aurait prouvé que le musée d’art moderne n’était simplement qu’une cour des miracles, un lieu clos, isolé, où tout était finalement permis puisque sans répercussion sur la vie sociale. On venait de réaliser que les événements de la rue avaient une force créatrice et destructive plus percutante. […] Nous nous sommes demandé s’il était possible de garder l’essentiel de la situation fondamentale de mai 1968, la « situation de la rue », où tout le monde, sans distinction de classe, sans « attitude cultivée » particulière, était là, sans se sentir rejeté [35].
Cette ambition de projeter la rue de Mai dans l’enceinte du musée et, réciproquement, les révolutions artistiques dans la vie quotidienne, ne dure cependant qu’un temps. En 1975, désormais à la tête de Beaubourg, Hultén se montre plus dubitatif et se replie sur sa conception initiale du musée comme exutoire coupé de toute perspective de transformation sociale :
La réalisation de la sphère extérieure […] qui place l’espace intérieur du musée en contact avec l’espace extérieur de la rue ou de la vie, va sans doute rencontrer d’énormes difficultés. La société dans laquelle nous vivons est devenue trop agressive. Les risques de conflit trop grands. Les musées sont dans un sens des cours des miracles, où il est possible de faire des choses impossibles à faire ailleurs [36].
Si les formules tranchées font partie d’un certain « air du temps », ce problème ne peut être réduit cependant au choix sans échappatoire entre « subversion » et « intégration », pour reprendre les mots de Gaudibert. Celui-ci explique d’ailleurs ne pas « pens[er] seulement cet engagement en termes d’image critique » et envisager d’autres voies, comme celles du « bouleversement de l’imaginaire, plus proche d’une tradition surréaliste » ou bien la « proposition concrète d’un mode de vie sociale autre […] effectivement différent des rapports hiérarchisés de la vie sociale actuelle » [37]. Ces perspectives se rapprochent de la position qu’adopte Hultén : « l’art joue un rôle critique mais moins dans le sens où il porterait des accusations que dans le fait qu’il cherche ce qui est encore possible et insatisfaisant dans tout ce qui a été réalisé [38]. »
Réciproquement, il ne faut pas non plus exagérer la cohérence et l’efficacité des stratégies d’instrumentalisation politique de Beaubourg imaginées par les élus et les hauts fonctionnaires. Georges Pompidou et Robert Bordaz évoluent eux-mêmes sur une ligne de crête : tout en affirmant publiquement la nécessité historique d’une libéralisation des institutions culturelles, ils restent préoccupés du « risque de politisation [39] ». Ils veulent éviter, explique Bordaz, que Beaubourg ne fasse « le lit d’un nouveau Mai 68 [40] ». Dès 1970, une note interne donne en exemple les distributions d’affiches de l’Art Workers Coalition contre la guerre au Vietnam au MoMA pour expliquer qu’un tel musée en France impliquerait sans doute aussi des « inconvénients politiques [41] ».
L’année suivante, le ministère des Affaires culturelles fait surveiller l’expression publique de Pierre Boulez, qui doit prendre la tête du futur Ircam à Beaubourg, après l’avoir entendu se présenter comme « subversif » aux journalistes du Monde [42]. Et en 1973, le recrutement de Hultén traîne en longueur car Pompidou souhaite s’assurer au préalable, via l’ambassade de France en Suède, des opinions politiques de Hultén [43] : « le Centre Beaubourg ne doit pas risquer d’être constamment le siège d’une “animation” plus politique que culturelle », explique alors Bordaz [44].
Selon Renzo Piano, ces craintes expliqueraient l’abandon de tout un pan de son projet architectural, consistant à doter Beaubourg de véritables capacités d’émission d’informations, avec une télévision interne, une station d’émission radio et une façade-écran, au cœur du projet retenu en 1971 mais abandonné finalement au moment de la construction de l’édifice. « La naissance d’un centre d’information libre, que les étudiants auraient pu occuper et qu’on aurait pu utiliser de manière très efficace, était chose inquiétante [45] », explique l’architecte.
En somme, le lien de Beaubourg à Mai 68 et les usages politiques qui ont été tour à tour projetés sur l’institution dans ce contexte sont loin d’être univoques. À bien des égards, le Centre représente un exemple de « consensus contradictoire [46] », entre deux catégories d’acteurs elles-mêmes traversées de tensions : d’un côté, des responsables politiques et administratifs enclins à faire du Centre un exemple et un instrument de libéralisation culturelle, à condition (ironiquement) de le maintenir sous une surveillance serrée ; de l’autre, des intermédiaires artistiques profitant des opportunités offertes par la situation post-68 afin de faire avancer leurs options avant-gardistes et progressistes au sein des institutions officielles, tout en restant eux-mêmes partagés sur le rôle social et le pouvoir de transformation effectif de l’art et du musée. Cette conclusion invite, pour reprendre les mots de Philippe Urfalino, à « considérer les politiques culturelles » et, pourrait-on ajouter, les musées qui en dépendent, « moins comme des instruments idéologiques que comme l’objet de contradictions idéologiques [47] ».
Nicolas Heimendinger, « Beaubourg, une utopie conciliatrice »,
La Vie des idées
, 28 octobre 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Beaubourg-une-utopie-conciliatrice
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[1] J’analyse ce renversement dans L’État contre la norme : institutions publiques et art d’avant-garde (France, États-Unis, Allemagne), Paris, CNRS Éditions, 2025.
[2] Voir les contestations qu’une partie de la scène d’avant-garde française oppose en 1972 à l’exposition officielle « 60-72. Douze ans d’art contemporain en France » (Brigitte Gilardet, Réinventer le musée. François Mathey, un précurseur méconnu (1953-1985), Dijon, Les Presses du Réel, 2014, p. 417-453).
[3] À l’instar de Jean Baudrillard dans L’Effet Beaubourg. Implosion et dissuasion, Paris, Galilée, 1977.
[4] Lettre de Georges Pompidou au ministre des Affaires culturelles Edmond Michelet, 15 décembre 1969, Archives nationales (AN) 574AP/10.
[5] Note « Le Centre du Plateau Beaubourg », non signée et non datée (1970), AN 20090131/177.
[6] Marie Gispert, Jean Cassou : une histoire du musée, Dijon, Les Presses du Réel, 2022, p. 71-73.
[7] Benjamin Fellmann, Palais de Tokyo. Kunstpolitik und Ästhetik im 20. und 21. Jahrhundert, Berlin, De Gruyter, 2019, p. 344.
[8] Gérard Monnier, L’Art et ses institutions en France. De la Révolution à nos jours, Paris, Gallimard, 1995.
[9] Nicolas Heimendinger, L’État contre la norme, op. cit., p. 159-186.
[10] Jean-François Mozziconacci, « Entretien avec Jacques Rigaud », Daniel Abadie (éd.), Georges Pompidou et la modernité, Paris, Éditions du Jeu de Paume / Centre Georges Pompidou, 1999, p. 30.
[11] Philippe Urfalino, « Georges Pompidou et l’évolution du discours de l’État sur la culture et l’art », Philippe Tétart (éd.), Georges Pompidou, op. cit., p. 90-91.
[12] Pascal Griset (éd.), Georges Pompidou et la modernité. Les tensions de l’innovation, 1962-1974, Bruxelles, Peter Lang, 2006.
[13] Jacques Michel, « Les déclarations au “Monde” du président de la République sur l’art et l’architecture », Le Monde, 17 octobre 1972.
[14] « Intervention de Georges Pompidou lors de la séance du 14 mai 1968 », Assemblée nationale.
[15] Georges Pompidou, Le Noeud gordien, Paris, Plon, 1974, p. 35-36.
[17] « Intervention de Georges Pompidou lors de la séance du 14 mai 1968 », op. cit.
[18] Citée par Bernadette Dufrêne, « Le Centre Pompidou : le Dada du XXe siècle », id. (éd.), Centre Pompidou, trente ans d’histoire, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2007, p. 30.
[19] Claude Mollard, « Le Centre Pompidou, matrice de la politique culturelle française ? », ibid., p. 215.
[20] Intergroupe Affaires culturelles, Éducation nationale, « De l’art, pour vivre. Projet de rapport sur les enseignements artistiques », octobre 1970, AN 19900424/2.
[21] Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2011, p. 85-91.