Pourquoi faisons-nous des promesses ? Et une fois faites, qu’est-ce qui nous pousse à les tenir ? Y a-t-il de bonnes raisons de rompre ses engagements ? La promesse, fondement de nos relations sociales, est une énigme. Le livre de V. Boyer nous aide à y voir plus clair.
Pourquoi tenons-nous nos promesses ? La question est, en vérité, déroutante : si nous les honorons pour une autre raison que le fait « d’avoir promis », par exemple par intérêt, c’en est fait de leur catégoricité, et elles n’engagent que ceux qui y croient, selon la formule célèbre ; mais si notre raison d’agir est que nous devons accomplir ce que nous avons promis d’accomplir, pourquoi donc le devons-nous ? Comment pourrait-on justifier le fait d’agir par devoir parce que c’est le devoir ? Telle est « l’énigme » de la motivation d’une obligation catégorique telle que celle de la promesse, sachant que le cas général de fidélité « raisonnable » aux engagements pris s’accompagne de cas plus rares, mais incontestables, de transgression justifiée (manquer un rendez-vous pour sauver une vie) et, à l’inverse, de discipline discutable (encourir un danger majeur, remettre de l’argent à celui qui en fera un mauvais usage).
Une enquête théorique et pratique
C’est à cette question que Vincent Boyer consacre un travail d’enquête, orienté tout d’abord vers une analyse scrupuleuse des grandes théories morales qui ont pris en charge la question de la catégoricité des promesses (l’utilitarisme, le scepticisme humien, la théorie kantienne du devoir), avant de considérer la pratique même de la promesse (que fait-on en promettant ? quelle obligation découle-t-elle de la promesse ?) en un dernier moment d’analyse des faits linguistiques, institutionnels, mais également « naturels » en jeu dans cette pratique telle qu’elle est et telle qu’elle permet sa mise en œuvre la plus courante. C’est un moment « néo-aristotélicien », appuyé sur les contributions d’Elizabeth Anscombe, Philippa Foot, Michael Thompson, Vincent Descombes, qui conduit à la proposition d’allier, contre l’intuition, mais non sans de bonnes raisons, un naturalisme moral (selon lequel les promesses servent un bien humain) à la nécessité d’institutions dans lesquelles un tel jeu de langage prend sens et peut être appris aux plus jeunes par l’usage de verbes d’empêchement, donnant à leur liberté d’action ses limites.
L’obligation des promesses est-elle relative, artificielle ou inconditionnelle ?
L’auteur remarque à juste titre qu’à la suite du livre d’Henry Sidgwick, The Methods of Ethics (1874), nombre de travaux de philosophie morale ont adopté une « stratégie comparative » de classement et d’évaluation des théories éthiques afin de justifier l’une d’entre elles. Son ouvrage échappe toutefois à cette critique, d’une part dans la mesure où il se consacre à la question précise de la catégoricité des promesses et ne compare donc pas depuis un point de vue plus large les théories étudiées pour en contester le principe, mais recueille leur contribution et leurs limites dans le cadre de l’enquête conduite, d’autre part parce que l’un des intérêts, et non le moindre, de ce travail philosophique est, dans le même esprit, la remise en question des dichotomies et classements qui opposeraient l’utilitarisme à toute déontologie, ne reconnaîtraient aucune dimension téléologique au kantisme ou forceraient le texte humien pour le faire entrer dans les distinctions contemporaines entre trois grands types d’éthique normative (selon qu’elles sont centrées sur l’agent, l’acte ou les conséquences de l’acte).
Frank Borzage, L’heure suprême (Seventh Heaven), 1927. La promesse de Chico
L’utilitarisme a certes fait valoir un motif plausible d’une grande part des transgressions, justifiables par la poursuite d’un plus grand bien ; or le devoir de viser dans chaque situation les meilleurs effets détruit, pour un utilitarisme de l’acte, toute dimension obligatoire d’une parole donnée. Pour un utilitarisme de la règle, on le sait, les bonnes conséquences du respect de certains impératifs (par exemple de l’obligation des promesses) l’emportent sur leurs inconvénients. Toutefois, une telle orientation peut se présenter comme un « fétichisme de la règle » et, si elle est plus souple et admet des exceptions, elle ne se distingue plus de l’utilitarisme de l’acte. De son côté, la théorie humienne des vertus artificielles les différencie des vertus naturelles en ce que ces dernières produisent directement un bien (ainsi de la bienveillance) alors que les premières, plus complexes, ne sont efficaces que par leur système d’ensemble (ainsi de la justice).
David Hume propose donc ce que Vincent Boyer nomme à juste titre « une genèse du catégorique » (p. 113). Le philosophe écossais aura ainsi mis en avant l’inintelligibilité des promesses avant toute convention et dès lors distingué, pour toute enquête à venir, la question de la nature d’une promesse de celle de son obligation. Mais, tenu par sa « maxime indubitable » (p. 132) que toute action est signe d’un motif et donc qu’une action ne peut être dite vertueuse sans ce motif préalable, Hume ne peut trouver d’autre motif des actes justes que l’intérêt, ce qui le conduit à faire reposer la catégoricité des promesses (nécessaires à la vie sociale) sur une « fiction » (p. 164) utile, un « vouloir[feint] de l’obligation » (p. 172) associé aux mots prononcés, ce qui fait oublier le vrai motif d’une promesse et fait ignorer sa valeur intrinsèque. Il est vrai qu’une philosophie du devoir, telle que nous la trouvons chez Kant, rétablit finalement le devoir dans son droit (pour ainsi dire), et notamment quand il s’agit des promesses : pour une telle position, le motif du devoir n’est pas une fiction, ni a fortiori un motif de secours quand la vertu est insuffisante. Mais cela a un certain coût : la difficulté d’expliquer pourquoi ce motif du devoir doit l’emporter sur tout autre, la dévalorisation corrélative de la bienveillance, l’attribution exclusive d’une « teneur morale » (p. 260) à certaines actions seulement. Somme toute, les philosophies qui ont pris en charge la question de la promesse et qui font l’objet soit de défenses, soit de critiques dans la communauté contemporaine (largement présente dans l’ouvrage) ont contribué à l’élucidation d’un problème qu’elles n’ont pu vraiment résoudre. Ainsi, le livre de Vincent Boyer présente une analyse, ample et précise de ces trois perspectives théoriques prises dans leur actualité, ce qui détermine la forme épurée de la question, traitée dans un quatrième et dernier chapitre qui constitue la proposition de l’auteur.
Les conditions d’une pratique : promettre et accomplir
La proposition, d’inspiration wittgensteinienne, se constitue alors en adoptant une démarche inverse de la précédente : à l’étude de ce que des théories morales de vaste portée font de la pratique de la promesse est substitué le projet de constituer une théorie à partir de la pratique elle-même ; cela ne rend pas vain le travail accompli par l’auteur, puisque les termes du problème en découlent, et notamment l’ordre des questions, que l’on doit à Hume : qu’est-ce qu’une promesse ? comment nous oblige-t-elle ?
Il s’agit alors non seulement de penser l’immunité des promesses aux changements de circonstances, leur catégoricité de premier plan, mais aussi la fidélité comme une vertu et la promesse comme un « devoir de vertu » : pour cela, Vincent Boyer trouve une ressource dans la philosophie de l’action d’Elizabeth Anscombe et la pensée morale de Philippa Foot, pour l’essentiel et en trois temps successifs.
1) Hume considérait que les promesses étaient « naturellement inintelligibles » (p. 296), et précisément qu’aucune volonté privée ne pouvait l’expliquer, puisque s’obliger soi-même n’oblige à rien tant que cela ne prend pas de dimension sociale. Selon Hume, l’intérêt conduit à « faire comme si » ; mais la théorie anscombienne de l’intention permet de penser le savoir de ce que l’on fait et la volonté de le faire, constitutifs ensemble de l’intention d’agir, comme essentiels à la promesse, ce qui renvoie à des conditions objectives : nous promettons ce que nous pouvons promettre, ce que l’on a des raisons de promettre, ce que le destinataire a des raisons d’accepter, etc. : or, tout cela constitue un jeu, un « jeu de langage » (titre du dernier chapitre) : penser que l’on promet, et le faire, c’est respecter certaines règles de la promesse comme telle, dont les termes prononcés pourraient être modifiés sans modifier la règle.
2) Cela dit, il existe bien d’autres jeux de langage et la question du caractère nécessitant des promesses n’est pas réglée par là : comment donc certains signes, certes convenus, engendrent-ils une obligation ? On connaît la réponse de Hume : certains mots valent pour, permettent de feindre, la volonté de s’obliger ; mais cela n’est pas suffisant, pour les raisons susdites et le classement des promesses en des sortes d’impératifs hypothétiques ce qu’elles ne sont pas in concreto. Quittant le terrain sémantique, Anscombe suggère que l’on apprend à s’obliger grâce au dressage éducatif des enfants aux interdits (des « stopping modals » : « verbes modaux d’arrêt ») sans explication, une sorte d’apprentissage contraignant des règles du jeu, idée certes moins originale que d’autres sous la plume de la disciple de Wittgenstein, qui laisse penser, ici, à l’apprentissage des tabous, des règles de politesse et de savoir-vivre, des pratiques de non-violence et de négociation étudiées par les philosophes de l’éducation, y compris classiques, et par l’anthropologie moderne et contemporaine.
3) Plus classique, en effet, est la distinction finale de l’ouvrage entre la nécessité absolue (logique, physique) et la nécessité morale (Philippa Foot) ou pratique (Vincent Descombes). Car la nécessité (à ne pas confondre, depuis Spinoza, avec la contrainte) peut être dérivée, c’est-à-dire attachée à un bien qu’elle rend accessible, sans obliger absolument : nécessité que l’on peut défaire, dès lors que le bien recherché est déjà atteint ou qu’il est dégradé à un plan inférieur. Est-il vraiment nécessaire de lire les Prolégomènes une fois lue la première Critique ? Ce voyage est-il désormais toujours aussi nécessaire ? Dans tous les cas, une nécessité de ce type peut être délaissée, mais alors nous sommes privés, comme l’écrit Vincent Descombes, d’un bien, d’un certain bien, important, très important, plus ou moins important… Or c’est en ce sens que Vincent Boyer, s’appuyant sur le texte de Philippa Foot, Le Bien naturel (désormais disponible en traduction française), qu’il nomme joliment « un petit traité de philosophie sociale non foucaldienne » (p. 345), traite les promesses comme des instruments d’un bien spécifiquement humain, qui permet aux uns et aux autres de s’obliger, de faire faire à autrui certaines choses dans un cadre égalitaire, celui des conventions qui ne reposent ni sur l’inégalité de puissance ni sur les menaces ou les récompenses. C’est la raison pour laquelle l’agent qui ne tient pas ses promesses doit donner les raisons de sa défection : non parce que les promesses obligeraient absolument par nature, non parce qu’elles seraient toujours suspendues à une estimation de leur résultat probable, mais parce que la fidélité, et la confiance qui l’accompagne, ont leur place dans un ordre des biens qui nous oblige sans nous contraindre, puisque telle est aussi la propriété des vertus humaines et de leur agencement sans cesse remis en jeu. Vincent Boyer aura ainsi analysé, de façon très convaincante, les conditions contextuelles et sociales de la promesse comme jeu de langage, celles de son apprentissage, le lien des promesses à un bien humain, lequel ne réside parfois que dans la seule fidélité. Cette alliance d’un « conventionnalisme à la Hume » et d’un « naturalisme à la Aristote » (p. 368) est la proposition originale et courageuse, patiemment constituée à la fin d’un ouvrage à la fois très riche en références, citations et exemples, ce qui le rend très accessible et d’une grande qualité pédagogique, et très rigoureux, précis, exigeant dans son argumentation, ce qui le rend utile au progrès de la philosophie morale.
Vincent Boyer, Promesse tenue. Agir par devoir, Paris, Classiques Garnier, coll. « Philosophies contemporaines », 2021, 394 p., 39 €.
Philippe Saltel, « Dire et faire »,
La Vie des idées
, 11 novembre 2021.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Vincent-Boyer-Promesse-tenue
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