En retraçant la carrière d’un rival des puritains en Nouvelle-Angleterre au XVIIe siècle, l’historien Peter Mancall déconstruit le récit traditionnel qui fait remonter l’origine de la nation américaine à la colonisation par les puritains.
En retraçant la carrière d’un rival des puritains en Nouvelle-Angleterre au XVIIe siècle, l’historien Peter Mancall déconstruit le récit traditionnel qui fait remonter l’origine de la nation américaine à la colonisation par les puritains.
Présenté comme une monographie centrée sur Thomas Morton, avocat et colonisateur rival des puritains de Nouvelle-Angleterre entre 1622 et 1647, ce livre propose en fait un récit alternatif des années de formation de la Nouvelle-Angleterre, adoptant le point de vue des vaincus – dissidents des puritains comme Morton, ou Amérindiens. Cette étude s’inscrit dans un travail plus vaste de Peter Mancall sur les origines de la colonisation anglaise en Amérique du Nord, après notamment une monographie consacrée en 2007 à Richard Hakluyt, intellectuel et diplomate élisabéthain, promoteur ardent d’une colonisation anglaise de l’Amérique [1], et avant de finaliser un ouvrage sur les « origines » pour la série « Oxford History of the United States » [2]. L’enjeu de Peter Mancall est de déconstruire ce qui serait l’équivalent d’un roman national américain, un roman colonial ou novanglais, selon lequel les valeurs puritaines seraient à l’origine d’un projet de société vertueuse qui aurait servi de modèle aux États-Unis. Dissidents de l’Église d’Angleterre qu’ils perçoivent comme corrompue, les puritains étaient arrivés en Amérique dès les années 1620 – d’abord la faction séparatiste des « pèlerins » dans la colonie de New Plymouth, puis d’autres groupes puritains à partir de 1629 dans la Baie du Massachusetts. Ils y établirent des colonies de peuplement familial reposant sur une rhétorique religieuse rigoriste et sur une idéologie d’élection divine légitimant leur installation en Nouvelle-Angleterre – et légitimant leur domination sur les populations amérindiennes locales. En partant de Morton, Peter Mancall espère offrir « une histoire très différente de la Nouvelle-Angleterre, différente du récit traditionnel qui a pu être répété pendant 400 ans » (p. 17). Cela passe notamment par une mise en contexte et une analyse minutieuse de New English Canaan, la principale œuvre de Morton, tant comme témoignage brut sur le cadre nord-américain à l’orée du moment colonial, que dans son programme politique vis-à-vis des puritains.
Thomas Morton, né vers 1579 dans le Devon en Angleterre et mort en 1647 dans l’actuel Maine, avocat de formation, s’est distingué d’une part par ses initiatives coloniales en Nouvelle-Angleterre, d’autre part en raison d’une rivalité avec les puritains qui servira de base à New English Canaan, un traité pamphlétaire rédigé en 1637. À partir de 1622, Morton entreprend d’établir des relations commerciales avec les nations amérindiennes Ninnimissinuok et s’installe dans la colonie agricole de Mount Wollaston, rebaptisée par la suite Ma-re Mount (ou « Merrymount » dans les écrits puritains), désormais Quincy, dans le Massachusetts. Il en est banni à partir de 1628 par les puritains, qui lui reprochent de vendre armes et alcool aux Amérindiens. Par la suite, il devient l’avocat du Conseil de Nouvelle-Angleterre, rival des puritains, et s’engage dans des luttes judiciaires avec ces derniers, contestant leur légitimité sur le territoire novanglais. L’histoire a d’abord retenu de Morton des images d’Épinal véhiculées par ses détracteurs, celle d’un « seigneur du désordre » [3] d’après William Bradford, celle aussi d’un arbre de mai érigé dans sa colonie de « Merrymount », où colons et Amérindiens buvaient et dansaient ensemble dans des scènes d’idolâtrie quasi-païenne [4]. Près de deux siècles plus tard, la redécouverte de ses écrits conduit à sa progressive réhabilitation. C’est cette trajectoire que Peter Mancall revisite à travers six chapitres allant des origines de Morton à sa postérité.
Le prologue s’ouvre sur la correspondance entre John Adams et Thomas Jefferson dans les années 1810, alors que les deux anciens présidents échangent sur leurs rivalités politiques et la jeune nation. Dans ces lettres, Adams mentionne la découverte fortuite par son fils de l’œuvre de Thomas Morton : il souligne l’influence de celui-ci et de ses idées sur le développement de la Nouvelle-Angleterre et sur la culture américaine. D’emblée, Peter Mancall inscrit son travail dans une démarche d’histoire intellectuelle de la construction et de l’évolution d’un récit, celui de la colonisation de la Nouvelle-Angleterre.
Le premier chapitre met en regard la terre natale de Morton, l’Angleterre, et celle des Amérindiens. C’est aussi l’occasion de rappeler, s’il en était besoin, que les entreprises coloniales n’ont pas pour cadre des terres vierges et « promises ». Les considérations sur la jeunesse de Morton et sa formation cèdent ainsi vite la place à une synthèse consacrée aux populations Ninnimissinuok, à leur vision du monde, et aux sources permettant d’appréhender ces peuples et cultures — archéologie, linguistique, folklore et culture orale notamment. Peter Mancall s’appuie également sur Morton lui-même, qui consacre de longs passages à ses observations anthropologiques dans New English Canaan, plus approfondies que les développements usuels de la littérature de voyage. Le travail de Morton est ici traité comme un témoignage permettant de poser un contexte. Ce chapitre permet, du reste, de mettre en perspective les entreprises coloniales européennes, celles des puritains et de leurs rivaux, et de démontrer la centralité des relations amérindiennes dans la rivalité qui les oppose : alors que les puritains recherchaient une terre promise dans laquelle les Amérindiens n’avaient pas leur place, Morton recherchait la mise en place de relations commerciales, notamment autour de la traite des pelleteries, bâties sur une bonne intelligence avec les sociétés humaines locales.
Les chapitres suivants mettent en avant l’existence d’approches concurrentes, voire antagonistes, dans la création de sociétés nouvelles, celle des puritains et celle de leurs opposants. Le deuxième chapitre est centré sur les deux « partenariats » qui ont permis à Morton de construire sa carrière, pour reprendre le titre du chapitre (« Partners »). Tout d’abord, celui consécutif à son mariage avec une veuve dont il était l’avocat. De cette union, Morton retirera une solide expérience du droit grâce aux procès qui l’ont opposé au fils de son épouse – et qui ont conduit à l’échec de cette union. Si l’auteur s’attarde sur des épisodes de vie qui ont peu à voir avec la Nouvelle-Angleterre, c’est pour mieux souligner les contingences qui mènent Morton, désireux de fuir ces embarras judiciaires, à tenter l’aventure coloniale. Après un premier voyage – peu documenté – de quelques mois en 1622, Morton retourne en 1624 en Nouvelle-Angleterre, cette fois dans le but de de s’installer et de faire de la traite des pelleteries avec les nations algonquiennes locales. Son deuxième partenariat concerne ainsi plus directement la Nouvelle-Angleterre : il s’agit de son association avec sir Ferdinando Gorges, gouverneur du port de Plymouth et entrepreneur colonial à qui la Couronne octroie dès 1620 une patente pour 40 hommes habilités à établir un gouvernement en Amérique au nord de la Virginie, entre le 40e et le 48e parallèle nord. La rivalité de Gorges avec les puritains laisse voir une proposition concurrente de colonisation, que Gorges veut voir bâtie sur une solide connaissance des Amérindiens, à même de faciliter la mise au travail de ceux-ci. Morton met ses compétences d’homme de loi et sa volonté d’entreprendre la traversée de l’Atlantique à son service. Les éléments qui fragilisent le projet de Gorges (de l’échec de la colonie de Sagahadoc, à l’effondrement démographique des Amérindiens) sont l’occasion pour l’auteur d’insister sur la part d’incertitudes et d’ouvertures liées à ce « moment de colonisation » (p. 79) – alors que la colonie de Plymouth en est à ses balbutiements, que d’autres projets coloniaux s’affirment, et que les Ninnimissinuoks, bien que déjà frappés par des épidémies, occupent encore largement le territoire – prenant ainsi le contrepied d’un récit puritain mû par une prédestination providentielle.
Le chapitre 3 part principalement des écrits de William Bradford, gouverneur de la colonie de Plymouth à partir de 1621 [5], et de John Winthrop, gouverneur de la colonie de la Baie du Massachusetts à partir de 1629, et explore donc la perspective des puritains. Si le projet de société moralement vertueuse des Pères Pèlerins semblait avoir trouvé sa terre promise en Amérique, la présence de non puritains, loyalistes vis-à-vis de l’Église d’Angleterre comme Morton, est perçue comme une menace. Plusieurs projets concurrents n’ont pas abouti, depuis les dissidences de John Oldham et John Lyford jusqu’aux tentatives de colonisation de peuplement par un Conseil de Nouvelle-Angleterre basé à Londres, à l’initiative de Ferdinando Gorges. Quant à Morton, c’est sa connivence avec les Ninnimissinuoks qui est présentée par les puritains comme menaçante. La bonne entente commerciale avec ceux-ci est vue comme un danger, celui de la vente d’armes, et les relations amicales sont dépeintes en termes de bacchanales et d’ensauvagement par le puritain Bradford. Des forces armées sont envoyées par les puritains et Morton est banni en 1628 puis à nouveau en 1631. L’auteur démontre ainsi que l’exil de Morton est une façon, non seulement de purger le territoire d’un élément non puritain, mais également de réassigner la place accordée aux Amérindiens dans la perspective de construction d’une colonie pieuse et prospère.
Le chapitre 4 renverse la perspective en prenant le parti de Morton. Sont ainsi chroniquées les tentatives par Gorges de renverser les puritains sous l’effet d’un pourvoi judiciaire auprès du roi et de son conseil pour demander la révocation de la charte octroyée à la Compagnie de la Baie du Massachusetts. Dans ce contexte, le travail de Morton s’avère doublement fondamental. D’une part en tant qu’avocat de Gorges, Morton participe à la mise en place d’une requête en « quo warranto » visant à révoquer la charte octroyée aux puritains, en dénonçant des abus de pouvoir qui mettraient en cause leur légitimité sur le territoire et son occupation. Gorges, Morton et leurs associés obtiennent gain de cause en 1635. Néanmoins, la charte ne quitte jamais la Nouvelle-Angleterre. En 1638, le gouvernement du Massachusetts pétitionne le roi pour contester le quo warranto et par la suite, les événements qui conduisent à la guerre civile puis à l’exécution de Charles Ier en 1649 permettent aux puritains de maintenir leur autorité en Nouvelle-Angleterre. Par ailleurs, Morton entreprend la rédaction du pamphlet New English Canaan, que l’auteur analyse sous l’angle de sa portée politique. Si la description du territoire et des mœurs amérindiennes sont des passages obligés de la littérature de voyage ou coloniale et servent d’outil à la promotion de la colonisation, l’auteur souligne que la plume de Morton est plus volontiers respectueuse que condescendante. Cette complaisance de Morton procède de son projet colonial, tant il estime qu’une alliance avec les Ninnimissinuoks serait source de profit ; mais elle sert aussi à mettre en relief la cruauté des puritains à leur égard, qualifiés d’« égorgeurs », et dont il dénonce les exactions mues par une ferveur évangélisatrice inadaptée.
Le chapitre 5, intitulé « Acomenticus » du nom de la colonie de Gorges où Morton finit ses jours, est ouvertement à charge contre les puritains. La guerre des Pequots y est chroniquée, à partir du regard de Morton, mais aussi de partisans puritains – Paul Vincent, John Underhill. La polyphonie mise en œuvre par Mancall lui permet d’insister sur la brutalité des massacres dont font l’objet les Pequots. Car derrière l’étude des rivalités politiques et des tractations judiciaires, l’un des points forts de ce livre est de lier celles-ci au sort réservé aux populations indigènes et de montrer qu’elles ne constituaient pas qu’une toile de fond. Elles étaient au cœur même de la construction de ces projets coloniaux : la guerre des Pequots souligne à quel point, pour les puritains, la réussite coloniale passe par l’affrontement et la domination sur les Amérindiens. Ce parti pris est aussi un moyen pour Mancall de rappeler que le succès des puritains, loin d’être une évidence incontestée, était en réalité précaire. La place réservée aux Amérindiens est au cœur de la condamnation morale de Morton au XVIIe siècle, mais aussi de sa réhabilitation à la fin du XXe siècle.
Le sixième chapitre sert de conclusion et analyse la postérité de Morton, depuis la figure conspuée et diabolisée qu’il a été sous la plume des puritains, jusqu’à sa redécouverte à partir du XIXe siècle par les Adams — John, John Quincy et le petit-fils de ce dernier, Charles Francis, érudit et historien devenu président de la Massachusetts Historical Society en 1895. Le point de vue puritain a trouvé un écho dans les arts au XIXe siècle, notamment sous la plume de Hawthorne, mais ce sont surtout les étapes de la réhabilitation de Morton qui intéressent ici l’auteur. Il offre ainsi, à partir du cas de Morton, une brève synthèse épistémologique sur la construction du savoir historique. Le premier temps est le décryptage de New English Canaan par Charles Francis Adams en 1883, pour lequel l’expertise d’un « village d’érudits » est mobilisée (p. 201) – érudits locaux, linguistes, historiens, experts en lettres classiques, géologues, botanistes, anthropologues, le tout favorisé par le développement académique et institutionnel des sciences historiques dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Dans les premières décennies du XXe siècle, et surtout à partir des années 1950, le poids des contre-cultures et la volonté de se départir des discours dominants expliquent également un retour en grâce. L’imagerie de l’arbre de mai trouve ainsi un écho auprès de mouvances désireuses de communion avec la nature et déplorant le sort réservé aux Amérindiens. L’auteur s’amuse d’éditeurs des années 1960 comparant Merrymount à une « colonie beatnik dans la forêt novanglaise du XVIIe siècle » (p. 202). Pour finir, comme si l’existence d’un Morton pouvait racheter le péché originel amérindien de la Nouvelle-Angleterre, en 2011, le gouverneur du Massachusetts fait du 1er mai le « Thomas Morton Day », parachevant une réhabilitation à laquelle le présent ouvrage contribue.
Dans une ouverture contrefactuelle, l’auteur joue habilement avec les possibles, soulignant que « la Nouvelle-Angleterre du XVIIe siècle aurait été bien différente si des dissidents tels que [Morton] avaient trouvé moyen de réaliser leurs projets » (p. 17), relativisant ainsi le succès puritain et le récit qui en fut fait par la suite, mais suggérant également que les projets de Morton et Gorges auraient permis coexistence et bonne entente avec les populations amérindiennes. On pourrait objecter que vouloir démêler qui fut un bon ou un mauvais colonisateur ne saurait occulter la nature même du fait colonial, bâti sur la domination et dénominateur commun entre Morton et les puritains. Reste que le propos consiste moins à développer une histoire contrefactuelle, une approche souvent source de méfiance [6], qu’à sortir d’un récit traditionnel et à attirer l’attention sur le poids de la contingence en histoire, des circonstances qui ont permis le succès des uns et l’échec des autres. L’exploration de la carrière de Thomas Morton permet de remettre en perspective un récit trop longtemps déterministe, toujours vivace auprès d’un vaste public états-unien. L’atmosphère générale est plus que jamais à l’exploration des idées reçues, dans le but de les déconstruire intellectuellement, mais aussi de redonner une voix à des populations longtemps opprimées et réduites au silence. En témoignent les publications récentes autour de 1619, date de l’introduction des premiers esclaves africains en Virginie. À côté de publications scientifiques, la commémoration de cette date a trouvé un écho – sujet à controverse auprès de la communauté scientifique – dans un projet lancé par le New York Times Magazine, visant à rétablir la centralité de l’esclavage dans la construction des sociétés américaines [7]. En témoigne également la récente controverse autour de la place des Amérindiens dans le discours et la recherche historique suite à la conférence en ligne de la société d’histoire de la jeune Amérique (SHEAR) [8]. Ce livre offre une contribution nuancée à ce débat tout autant scientifique que public.
par , le 2 novembre 2020
Virginie Adane, « Les États-Unis et leur roman colonial », La Vie des idées , 2 novembre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Peter-C-Mancall-The-Trials-of-Thomas-Morton
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[1] Peter C. Mancall, Hakluyt’s Promise : An Elizabethan’s Obsession for an English America, New Haven, Yale University Press, 2007
[2] Peter C. Mancall, American Origins, Oxford, Oxford University Press, « The Oxford History of the United States » (à paraître)
[3] « Lord of misrule », le dernier terme pouvant également être traduit par mal-administration.
[4] Nathaniel Hawthorne, The May-pole of Merrymount, 1832 ; John L. Motley Merry Mount : a Romance of the Massachusetts Colony, 1849 ; le récit de Hawthorne a été adapté en opéra, Merry Mount, par Richard Stokes et Howard Hanson en 1933
[5] William Bradford, Histoire de la Colonie de Plymouth : Chroniques du Nouveau Monde, 1620-1647 (édité par Lauric Henneton), Genève, Labor et Fides, 2004.
[6] Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, « Explorer le champ des possibles. Approches contrefactuelles et futurs non advenus en histoire », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 59-3, 2012, p. 70-95.
[7] Paul Musselwhite, Peter C. Mancall, James Horn (dir.), Virginia 1619 : Slavery and Freedom in the Making of English America, UNC Press, 2019. Valentine Faure, « L’esclavage, acte fondateur de l’histoire des États-Unis ? », Libération, édition du 23 juillet 2020
[8] Jennifer Schuessler, « Clash of the Historians : a Paper on Andrew Jackson and Trump Causes Turmoil », New York Times, 24 juillet 2020 -