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Penser le moi
Entretien avec Jerrold Seigel


par Nicolas Delalande , le 6 février 2009


On a annoncé sa mort, puis son retour : le sujet, nié ou exalté, est au centre de la philosophie occidentale depuis le XVIIe siècle. Dans son grand livre The Idea of the Self, l’historien Jerrold Seigel revisite l’histoire du moi de Locke à Derrida et propose de comprendre les relations qui unissent le corps, la société et la réflexivité dans la constitution du sujet.

Jerrold Seigel

Jerrold Seigel est professeur émérite d’histoire intellectuelle et culturelle à New York University. Ses recherches portent sur la théorie sociale et culturelle, l’histoire des conceptions du moi et de la subjectivité, ainsi que les relations entre les arts et la société. Il est notamment connu pour ses travaux sur la vie de Marx (Marx’s Fate : The Shape of a Life, Princeton University Press, 1978), l’essor de la bohème française au XIXe siècle (Bohemian Paris : Culture, Politics and the Boundaries of Bourgeois Life, 1830-1930, Viking, 1986, trad. fr. : Paris bohème : culture et politique aux marges de la vie bourgeoise, Gallimard, 1991) et Marcel Duchamp (The Private Worlds of Marcel Duchamp : Desire, Liberation and the Self in Modern Culture, University of California Press, 1995).

Son livre The Idea of the Self : Thought and Experience in Europe since the Seventeenth Century (Cambridge University Press, 2005), sur lequel il revient dans cet entretien, a été salué comme un livre majeur sur la question du moi et de la subjectivité, à la croisée de l’histoire et de la philosophie.

1. Le sujet est-il mort ?

La Vie des Idées : Votre livre propose une analyse ambitieuse de la manière dont on a pensé et vécu le moi depuis le XVIIe siècle. Il semble qu’une des raisons principales qui vous a poussé à écrire ce livre était votre insatisfaction vis-à-vis des théories des années 1970 et 1980 qui annonçaient la « mort du sujet ». Que leur reprochiez-vous ?

Jerrold Seigel : Pour répondre à cette question, permettez-moi d’abord de me présenter en quelques mots. Ce travail est l’œuvre d’un « libéral », au sens américain du terme : cela ne veut pas dire la même chose qu’un « libéral » européen, et cela ne veut certainement pas dire « néolibéral ». Pour moi, un « libéral américain » est quelqu’un qui pense que nous avons encore beaucoup à faire pour réaliser la promesse de justice et d’égalité qui s’est développée dans les sociétés occidentales au XVIIIe siècle, mais qui croit également que, pour y parvenir, il nous faut conserver certaines idées et certains engagements de cette époque, en particulier la conviction que l’amélioration de la société est inséparable de la préservation des droits et de la dignité des individus, accompagnée du sentiment que ces derniers jouissent d’un certain degré d’autonomie. Lorsque j’ai commencé à lire Michel Foucault dans les années 1970, je fus tout de suite troublé par ce que je percevais, et continue de percevoir, comme une tentative implicite visant à montrer que beaucoup des institutions et des manières de penser mises en avant par les penseurs des sociétés occidentales au nom de l’individu et de la libération sociale étaient en réalité des moyens d’introduire de nouvelles formes de soumission, plus tentaculaires et plus insidieuses que celles de l’Ancien Régime.

Aussi stimulantes et originales fussent-elles, ces idées me semblaient mal pensées, tout comme la vision du moi qui les accompagnait. Cette vision posait que, dans la modernité, le moi avait été construit à l’intérieur de cadres de domination, engendrant un processus que Foucault, avec Althusser, a nommé « assujettissement » – un mot difficile à traduire en anglais – au cours duquel le sentiment de libération des formes anciennes d’oppression devient lui-même un instrument de mise en œuvre d’une domination plus profonde, introduite par les idées et les institutions de la modernité. En combinant ce type de pensée avec des motifs pris chez Nietzsche et chez certaines figures de l’avant-garde artistique, Foucault a exposé simultanément deux visions opposées du moi : l’une le concevant comme profondément soumis à la domination extérieure, et l’autre le décrivant comme orienté vers une forme radicale de libération utopique. Essayer de comprendre ce qui a rendu possible de telles conceptions, et comment elles ont influencé les idées sur l’histoire du moi, telles furent deux de mes principales motivations.

La Vie des Idées : Quel fut l’impact de la pensée de Jacques Derrida sur votre propre réflexion sur le moi ?

Jerrold Seigel : Bien sûr, la pensée de Derrida est fondée sur des prémisses tout à fait autres que celle de Foucault, et ses écrits ont une tonalité très différente, mais elle me semble aller, fondamentalement, dans la même direction. Je sais que ce n’est pas une opinion largement partagée en France, et bien des critiques français pensent que nous autres Américains sommes en partie responsables de l’idée qu’il existerait un phénomène général appelé « post-structuralisme » les incluant tous les deux. Ces critiques ont évidemment raison d’insister sur les différences entre les deux, mais le projet de Derrida visait également à montrer que les prétentions à l’autonomie qui s’étaient développées dans la tradition occidentale depuis Rousseau étaient fausses, et qu’en conséquence les moi – dont nous pensions qu’ils avaient un certain degré d’autonomie – s’illusionnaient en réalité lorsqu’ils pensaient pouvoir parvenir à une clarté, soit épistémologique, soit morale, au moyen de la raison discursive. Montrer cela fut la motivation principale de Derrida lorsqu’il forgea la notion de « mort du sujet » et la théorie du langage qui la soutient. Cette théorie me semble plus que contestable. Comme je tente de le montrer dans mon livre, si les théories de Derrida sur le langage étaient vraies, nous n’aurions pas de langage du tout ! Mais nous avons bien des langues, et les personnes se parlent effectivement les unes aux autres et sont en mesure de décrire le monde et de critiquer leur propre compréhension du monde au moyen du langage. Ces raisons me semblent suffisamment fortes pour penser que les moi et les sujets doivent être envisagés d’une manière tout à fait autre.

La Vie des Idées : Par son sujet et son érudition, votre livre semble répondre au livre de Charles Taylor, Sources of the Self. The Making of the Modern Identity, paru en 1989. Sur quels points êtes-vous en désaccord avec l’interprétation que propose Taylor de la naissance de la modernité et de l’individualisme ?

Jerrold Seigel : Avant de répondre directement à cette question, je dois dire que je suis un grand admirateur de Charles Taylor. Je pense qu’il est un écrivain de grande envergure, extrêmement intelligent, et j’ai considérablement appris en lisant ses travaux. Cela dit, j’ai trouvé son livre Sources of the Self très énigmatique. Tout d’abord, ce livre essaie de discuter de si nombreux penseurs qu’il les traite souvent d’une manière rapide qui ne permet pas de se faire une idée globale de leurs positions. Mais, surtout, Taylor est mû par certains partis pris idéologiques et religieux qui lui font ressentir une profonde nostalgie pour une vision de l’univers de type aristotélicien, dans laquelle le monde fournit un cadre stable de signification à ceux qui y vivent. Je pense que l’argument déterminant de son livre Sources of the Self est qu’une fois que cet univers aristotélicien a commencé à s’effondrer au XVIIe siècle, le moi ne pouvait plus trouver de « sources morales » qui puissent nourrir son développement. Le monde post-aristotélicien tel que Taylor l’envisage était, et est toujours, un monde qui ne connaît que deux solutions : ou bien les individus acceptent le fait qu’ils vivent dans un ordre purement mécaniste qui exclut l’autonomie, ou bien il leur faut imaginer un état d’indépendance radical engendré, en quelque sorte, par leur propre subjectivité totalement libre.

Je suis prêt à convenir avec Taylor qu’il s’agit là d’une opposition très mal venue – moi non plus, je ne veux pas vivre dans cette alternative –, mais je ne suis pas du tout d’accord avec lui lorsqu’il affirme qu’une telle opposition structure la pensée moderne du moi. On peut commencer par son traitement de John Locke, qui est pour lui – comme pour moi – une figure capitale dans cette histoire. Taylor pense que la notion lockienne du moi est, selon ses propres mots, « ponctuelle » ou « désengagée » ; je comprends que le premier adjectif signifie « réduit à un point unique », et que le second veut dire « retiré dans son propre univers intérieur ». Or je ne vois aucun argument qui permette de soutenir une telle opinion sur Locke dans l’Essai sur l’entendement humain. Étrangement, la présentation de Locke par Taylor s’attarde très peu sur le chapitre de l’Essai qui porte sur l’identité personnelle, alors que celui-ci contient la seule véritable tentative faite par Locke de penser le moi. À mon avis, Locke offre dans ce chapitre une manière de penser le moi bien plus souple et bien plus ouverte, et qui donne à l’histoire moderne de la conscience de soi un point de départ très différent de celui adopté par Taylor.

La Vie des Idées : Quelles sont, d’après vous, les imperfections des approches classiques qui situent l’apparition de l’individu dans les philosophies rationalistes de Descartes et de Leibniz ?

Jerrold Seigel : Je ne veux certainement pas diminuer l’importance de Descartes dans l’histoire intellectuelle en général ou dans l’histoire de la pensée du moi ; le problème est que trop de gens se contentent de construire une théorie générale du moi – ou du sujet – dans la pensée de Descartes simplement à partir du moment singulier du cogito. Lorsque Descartes dit « cogito ergo sum », selon Heidegger et ceux qui acceptent son opinion, il divise le monde entre d’un côté les êtres humains avec leur conscience active, et de l’autre côté un monde extérieur purement objectif et passif. Pour Heidegger, cette dichotomie est à la racine d’un grand nombre des pires aspects de la vie moderne, y compris la domination technologique de la nature, avec toutes ses conséquences problématiques.

Cela me semble très injuste envers Descartes et faux à bien des égards. Dans mon livre, j’essaie de démontrer que Descartes est arrivé au cogito à un moment très particulier de sa trajectoire personnelle : c’est le moment où son projet, démesurément ambitieux, de saisir la structure de l’univers et la place de tous les objets qui s’y trouvent à partir d’une déduction d’un petit nombre de prémisses est en train de s’écrouler. La décision de prendre le cogito comme point de départ de sa réflexion ne lui vint qu’à ce moment. Au lieu de démontrer la certitude disponible au moyen d’une déduction rigide, en expliquant par exemple la position des étoiles dans le ciel, il fit glisser le fondement de la certitude du point d’arrivée au point de départ : le moment où le doute est surmonté. Cette évolution l’a conduit à accorder une place centrale au sujet de la conscience. Mais cela n’implique pas qu’il en ait tiré les conclusions que des critiques comme Heidegger lui prêtent. On peut s’en convaincre en regardant la manière dont il parle de la nature active et vitale du corps et du monde à d’autres endroits de ses écrits. Tout cela reste caché si nous essayons de déduire toutes ses opinions du seul cogito.

En ce qui concerne Leibniz, je le tiens pour moins moderne qu’on ne l’a parfois affirmé. Parce qu’il fait des monades individuelles le véhicule universel de la pensée de toute chose dans le monde, il peut apparaître comme un des pères de l’individualisme moderne. Telle est l’opinion qu’adopte, par exemple, Alain Renaut dans son livre L’Ère de l’individu. Mais il me semble que l’individualisme de Leibniz est très peu moderne, ne serait-ce parce que ces monades font dès le commencement partie d’un univers qui a déjà sa forme définitive dans une « harmonie préétablie » qui ne peut jamais être modifiée. Une telle image du monde est à mille lieues, par exemple, de celle d’Adam Smith, qui pense que l’action des individus perturbe les relations existantes, et que leurs interactions font, en quelque sorte, apparaître de nouveaux équilibres. Je pense que l’on comprend bien mieux la position historique de Leibniz si on la voit comme une expression de l’environnement allemand particulier dans lequel il vivait, où l’on pensait qu’il y avait une forme d’harmonie préétablie entre les composantes individuelles du Saint-Empire romain germanique. Je ne crois pas que ce soit une approche sensée que de prendre les monades de Leibniz comme point de départ de l’individualisme moderne.

2. De Locke à Heidegger, le moi dans tous ses états

La Vie des Idées : Votre livre propose un cadre d’analyse qui oppose les conceptions « unidimensionnelles » du moi aux conceptions « multidimensionnelles ». Comment avez-vous élaboré cette distinction et dans quelle mesure offre-t-elle une meilleure compréhension des théories sur le moi ?

Jerrold Seigel : J’y suis parvenu au terme d’une très longue période, presque par accident et après beaucoup de travail et de difficultés. Je ne l’avais certainement pas à l’esprit au début de ma réflexion, et j’étais parti en réalité pour faire quelque chose de tout à fait différent. Ce n’est vraiment que lorsque je me suis approché de ce cadre que j’ai senti que je pouvais écrire ce livre : j’en avais auparavant abandonné plus d’une fois le projet. D’autres que moi pourraient répondre différemment à la question de l’utilité de ce cadre d’analyse, mais l’une des raisons pour lesquelles j’éprouve une confiance certaine vis-à-vis de lui est que, une fois cette approche adoptée, j’ai ressenti un intérêt direct, même s’il n’était quelquefois qu’implicite, pour les relations entre ce que j’appelle les trois dimensions du moi présentes chez de nombreux penseurs.

Ces dimensions sont en premier lieu le corps (la dimension corporelle) ; en deuxième lieu, les relations sociales et culturelles (la dimension relationnelle) ; et, en troisième lieu, la réflexion, ou comme je l’appelle, la « réflexivité » (la dimension réflexive). L’opposition entre les conceptions « unidimensionnelles » et les conceptions « multidimensionnelles » du moi découle de l’identification de ces trois dimensions. Pour le dire brièvement, il y a deux types de conceptions unidimensionnelles du moi. La première inscrit le moi dans la dimension unique de la réflexivité ; cela peut sembler aller dans le sens de l’autonomie pure, mais, depuis l’époque de Kant et de Fichte, cette conception s’accompagne de la reconnaissance inverse qu’un tel moi n’a aucune prise sur le monde des relations matérielles objectives que sa propre réflexion engendre. La seconde absorbe la dimension réflexive dans l’une des deux autres (habituellement la dimension relationnelle), produisant l’image d’un moi qui a peu de possibilité d’échapper aux conditions extérieures qui le forment. Développer une telle subjectivité exige cependant un effort résolu de réflexion dont l’activité fondatrice est située en dehors des limites de sa propre théorie de constitution du moi, de sorte que la dimension « refoulée » de la réflexion revient sous une forme coupée des autres, et n’est ainsi pas limitée par elles. Au contraire, les conceptions multidimensionnelles du moi sont simultanément formées et limitées par les relations matérielles et sociales et possèdent un degré limité d’autonomie grâce à la réflexion sur soi qu’elles conservent en même temps.

La Vie des Idées : Votre livre distingue des « modèles nationaux » dans les manières de penser le moi. Dans quelle mesure les expériences britannique, française et allemande du moi diffèrent-elles ? Comment ces différentes conceptions se rapportent-elles aux structures politiques, sociales et religieuses dans lesquelles vivaient les auteurs auxquels vous vous intéressez ?

Jerrold Seigel : Les modèles nationaux que je tente d’identifier me semblent venir des relations différentes entre les trois dimensions du moi que favorisent des situations culturelles et historiques particulières. Je ne pense pas que l’on doive pousser trop loin de telles distinctions : il est important de reconnaître que les idées voyagent aisément d’un endroit à l’autre, et que les hommes vivant en un lieu donné empruntent beaucoup à ceux d’ailleurs, quelquefois afin de compenser les défauts qu’ils discernent dans des modes de pensée qui leur sont plus familiers. Mais je pense effectivement qu’il y a un lien entre ces modèles nationaux et les structures politiques et sociales que vous mentionnez dans votre question.

Un point de départ possible est la différence que des historiens ont observée entre la capacité des individus vivant en Grande-Bretagne, par opposition à ceux vivant en France et en Allemagne, à s’engager dans des activités sociales spontanées et efficaces. John Brewer et Eckhart Hellmuth, dans un livre rassemblant des études comparant les expériences politiques du XVIIIe siècle [1], remarquent que de nombreuses institutions nées d’actions individuelles en Angleterre ont exigé, en Allemagne, l’intervention des autorités de l’État et du gouvernement (il en est très largement de même en France). Ce contraste a œuvré de concert avec d’évidentes différences politiques pour soutenir la croyance qu’avaient les Anglais de vivre dans un pays « libre », ce qui signifie, dans le contexte de mon livre, un pays dans lequel la participation aux formes publiques d’interaction, à la fois sociales et politiques, pouvait nourrir le développement et la subjectivité des personnes, sous des formes qui semblaient moins présentes ailleurs. David Hume et Adam Smith ont l’un et l’autre développé des idées sur le moi qui étaient en harmonie avec ce sentiment, en se représentant les individus comme capables de se construire au moyen de formes spontanées d’interaction avec les autres.

En France au contraire, bien des gens considéraient que le monde public, avec l’État en son centre, était tyrannique et corrompu, et que les relations sociales étaient sujettes à la « cascade de mépris » [2] qui sévissait sous l’Ancien Régime. Le retrait de Rousseau dans l’isolement, le sentiment exprimé par Diderot dans plusieurs de ses écrits qu’un moi fort était un moi capable d’empêcher les influences extérieures de l’affecter, l’image que se faisait Benjamin Constant des relations sociales, surtout entre hommes et femmes, comme étant caractérisées par la domination et la soumission et les stratégies qu’il inventa pour en tenir compte, toutes ces attitudes reflètent ce sentiment. L’Allemagne se trouvait dans une situation différente parce qu’il n’y avait pas d’autorité centrale. La seule unité politique centrale qui aurait pu prétendre contrôler le pays, le Saint-Empire romain germanique, n’avait pas de contrôle réel et fonctionnait plutôt, selon les mots de Mack Walker, comme un « incubateur des particularismes locaux ». Faire l’expérience d’une telle indépendance a encouragé les individus à croire en leur autonomie, mais c’était une autonomie qui dépendait d’un ajustement structurel entre les individus et le monde extérieur, théorisée dans l’idéalisme philosophique (qui commence, d’ailleurs, avec Leibniz). Telles sont les relations entre les situations sociales et politiques des différents pays et les conceptions du moi qu’elles ont encouragées que je tente de dégager dans mon livre.

La Vie des Idées : Vous consacrez un chapitre à la manière dont les attitudes françaises concernant le moi au XIXe siècle ont oscillé entre l’idée que les valeurs morales devaient être imposées de l’extérieur par l’État, et le thème du culte du moi développé par la bohème. Quel rôle l’État et les institutions sociales ont-ils joué dans la formation des idées sur le moi dans la France post-révolutionnaire ?

Jerrold Seigel : J’ai été frappé, lorsque j’ai commencé à lire Victor Cousin – qui, bien entendu, fut une figure très puissante de la philosophie française et de l’enseignement au début du XIXe siècle –, par sa conviction que c’est par le développement de leur capacité de réflexion que les individus peuvent accéder à des subjectivités indépendantes – il est très précis sur l’importance de la réflexion et sur la création d’un moi indépendant. Mais, en même temps, il croyait fortement que cette capacité de réflexion devait être développée sous l’égide de l’État, c’est-à-dire à l’intérieur du système officiel d’éducation, instauré dans le but avoué de surmonter les conflits profonds entre groupes sociaux et politiques issus de la Révolution française. Il écrit quelque part que « l’effet de la Révolution » est partout, et la justification qu’il donne de sa croyance en la nécessité de l’autorité de l’État pour guider les hommes dans le développement de leur capacité de réflexion est liée à cette présence de la Révolution. J’ai été frappé par la correspondance étroite que j’y trouvais avec ce que Michel Foucault appelle « assujettissement », c’est-à-dire la construction de la subjectivité dans des contextes de relations d’autorité.

Comme je l’ai dit au début, je ne crois pas que la notion de Foucault donne une très bonne description générale du développement de la pensée sur le moi, ou de l’expérience du moi dans l’Occident moderne. Mais il est tout à fait frappant de constater que les propositions de Cousin pour la France correspondent précisément à ce que souligne la théorie historique de Foucault. En outre, on peut reconnaître des continuités entre ces propositions et celles de penseurs français plus anciens, par exemple Helvétius, qui, comme d’autres au XVIIIe siècle, croyait que le fondement de la nature humaine était l’amour de soi, et que pour rendre les individus moraux il fallait trouver un moyen de transformer l’amour de soi en une forme d’affection sociale. David Hume et Adam Smith étaient du même avis, mais ils pensaient que cette transformation se ferait spontanément, par les interactions des individus les uns avec les autres. Helvétius soutenait au contraire qu’elle devait être suscitée par l’éducation que prodigue le gouvernement, ce qui ressemble beaucoup à ce que défend Victor Cousin soixante ans après.

Plus tard encore, à la fin du XIXe siècle, Durkheim pensait lui aussi qu’il était dangereux de laisser les moi libres à eux-mêmes, et qu’il leur fallait, pour être délivrés de leurs désirs illimités et confus, une éducation morale sanctionnée officiellement qui leur inculquerait un sentiment de responsabilité envers la société. La persistance et la force de telles opinions en France, liées à un État que l’on considérait alternativement comme une source d’oppression ou comme une source de libération radicale, aidèrent à provoquer une conception, fortement opposée, selon laquelle l’autonomie exigeait une indépendance totale à l’égard de toute autorité politique et sociale. Le « culte du moi » que Maurice Barrès proposait à droite avait pour contrepartie, à gauche, l’anarchisme littéraire.

La Vie des Idées : À vous lire, ce sont les conceptions unidimensionnelles du moi qui paraissent l’emporter au XXe siècle. Le Dasein de Heidegger vous semble illustrer la polarisation extrême entre le sentiment de la perte du moi et son irrésistible exaltation. Pensez-vous que ces conceptions de l’individu et du moi puissent expliquer en partie l’histoire violente du XXe siècle ? Ou bien, à l’inverse, sont-elles le produit de cette histoire troublée ?

Jerrold Seigel : S’il me fallait choisir entre ces deux possibilités, je choisirais la seconde. Bien que je m’intéresse à l’histoire intellectuelle et culturelle, je ne suis pas un idéaliste. Je ne crois pas que les idées déterminent en profondeur les grands événements historiques, tels que la naissance des mouvements totalitaires au XXe siècle, ou, plus particulièrement, le déclenchement de la violence. Je pense cependant que les conflits sociaux et politiques qui ont conduit au triomphe du national-socialisme en Allemagne ont simultanément poussé des individus comme Heidegger à penser le moi de la manière dont ils l’ont fait. Cela ne signifie pas simplement que les mouvements sociaux et politiques se réfléchissent dans les individus. Selon moi, les conditions sociales et politiques ne se reflètent jamais directement et simplement dans les individus. Caractériser leurs relations de cette manière, c’est s’engager dans ce que j’appelle un « contextualisme sans médiation ». Ce sont les individus qui font le lien entre les contextes et les actions qui s’y déroulent, et en attribuant une certaine interprétation, ou direction, à ces contextes ils deviennent, dans une certaine mesure, les créateurs indépendants des perspectives qu’ils proposent. Cela est assurément vrai pour Heidegger. L’attraction que de nombreux penseurs du XXe siècle ont éprouvé pour les conceptions unidimensionnelles du moi s’enracinait profondément dans les conflits politiques déstabilisants du XIXe siècle, mais, assurément, tous n’ont pas réagi de manière identique à ces conflits.

3. Le moi, universel ou singulier ?

La Vie des Idées : Certains lecteurs de votre livre (Judith Surkis et Johnson Kent Wright par exemple) vous ont reproché de ne pas accorder suffisamment d’attention à la question du genre. Comment vous situez-vous par rapport à l’idée que les pensées et les expériences du moi ont aussi une dimension sexuée ?

Jerrold Seigel : Je pense que cette idée est à la fois vraie et fausse. Assurément, bien des théories du moi manifestent des notions et des impulsions réductibles au fait que la plupart des auteurs qui ont eu une carrière intellectuelle sont des hommes, et dans cette mesure les conceptions du moi sont marquées, je pense, par le facteur sexuel. Mais j’accorde tout de même de l’attention à la question du genre dans mon livre. Par exemple, lorsque j’évoque Adam Smith, je suggère qu’il a pu percevoir la nécessité pour le moi d’être en même temps masculin et féminin, parce que ce qui donne aux individus la motivation de développer la qualité, « masculine » selon lui, de la maîtrise de soi est la qualité « féminine » de sympathie et d’ouverture aux autres. Être trop « masculin », dans le contrôle de soi, revient à se fermer à la source même du pouvoir de régler ses propres sentiments et ses propres actions, un pouvoir que le moi moral requiert. Je suggère également que l’opinion très troublée et tendue de Benjamin Constant sur les relations entre les hommes et les femmes avait beaucoup à voir avec les conflits profonds qui apparaissent dans sa pensée, comme dans sa vie. Et je m’intéresse aux différentes circonstances qui ont conduit John Stuart Mill à penser qu’il n’y avait pas de différence entre les hommes et les femmes du point de vue de leur aptitude à parvenir à l’autonomie.

Je suppose que la question qui ressort de tout cela est la suivante : y a-t-il un moi spécifiquement féminin ? À cette question, on peut donner deux réponses. Ma première réponse est non, parce que le moi des femmes, comme celui des hommes, doit être construit à partir de la nature corporelle, des relations culturelles et sociales et de la capacité humaine à la réflexion. De ce point de vue, le moi féminin et le moi masculin sont réellement très semblables. D’un autre côté, il se trouve également que les corps des femmes leur imposent des expériences différentes de celles des hommes, et qu’elles ont dû accepter une position sociale dominée presque tout au long de l’histoire, qui leur offrait bien moins d’autonomie qu’à l’homme ; ces circonstances ont certainement eu un impact sur les expériences féminines du moi. Je dois dire que j’ai été moi-même déçu de n’être pas capable de trouver une figure féminine sur laquelle je puisse écrire assez longuement, et de manière assez analytique, pour la faire apparaître dans mon livre. Mais je pense à la fois que cette absence s’explique très largement par le phénomène même de la marginalisation et de l’oppression des femmes que les historiennes féministes nous ont permis de bien comprendre, et que les féministes ont tort lorsqu’elles pensent que nous devrions adopter une perspective sur le moi des femmes fondamentalement différente de celle que nous adoptons pour les hommes.

La Vie des Idées : Quelles sont les différences entre les expériences occidentales du moi et les autres expériences historiques ? En d’autres termes, le moi est-il un produit de la modernité occidentale ou une expérience universelle ?

À ma connaissance, la culture occidentale est unique, à la fois dans le degré d’attention qu’elle a porté au moi et dans la manière dont elle a fait du moi le moyen de penser d’autres questions importantes concernant la nature de la société et de l’histoire. Je pense que la richesse du discours occidental sur le moi est liée aux transformations spontanées de la société et de la vie qui ont commencé à apparaître en Occident au début de la période moderne (en conséquence, pour une large part, des conflits politiques et religieux que l’Occident connaissait alors), qui à la fois l’ont poussé à avoir une histoire profondément troublée et conflictuelle et ont fourni beaucoup de matière à penser sur la relation entre le moi et la société. Mais je ne pense certainement pas que seuls les occidentaux aient des moi, ou une conscience d’eux-mêmes en tant que moi indépendants. De très nombreuses sociétés et cultures ont cherché à développer des arguments idéologiques pour nier l’indépendance individuelle, afin d’affirmer le primat de la communauté, et, à l’intérieur de la communauté, le primat des autorités qui la contrôlent. Le fait qu’elles aient cherché à le faire me semble être la preuve d’une conscience implicite d’une subjectivité indépendante. Je pense qu’il y a une espèce de notion romantique en Occident selon laquelle les peuples non-occidentaux qui privilégient la communauté sur l’individualité seraient dépourvus des défauts qui empoisonnent les pays occidentaux, par exemple l’isolement et les relations d’autorité oppressives. Cela me semble assez manifestement faux en général.

Les pratiques mêmes que les sociétés non-occidentales ont employées pour diminuer l’indépendance et la séparation des individus de leurs communautés ont parfois conduit à une sensibilité accrue à la différence individuelle. Natalie Zemon Davis a fourni, dans un article sur les communautés paysannes françaises du XVIe siècle, un témoignage intéressant sur ce point, qui peut valoir pour bien d’autres contextes. Elle a découvert que l’« encastrement » (embeddedness) du moi dans les relations sociales, que l’on a souvent considéré comme un obstacle au développement de la conscience individuelle de soi, a en fait eu le résultat contraire. Aussi bien les femmes auxquelles on assignait un rôle de soumission dans les relations matrimoniales inscrites dans des stratégies d’alliances familiales, que les jeunes hommes auxquels on ordonnait, pour des raisons semblables, de suivre la profession de leur père ont résisté, au moins pendant un temps, en invoquant d’autres choix auxquels leur « nature » les poussait. Ici, le conflit entre la dimension relationnelle du moi d’un côté, et la dimension corporelle et la dimension réflexive de l’autre, a engendré une conscience claire de l’existence individuelle en tant que moi. Nombre d’anthropologues ont apporté des témoignages de situations similaires dans d’autres contextes où l’on affirmait auparavant qu’il n’existait ni ne pouvait apparaître aucun sentiment d’un moi indépendant.

La Vie des Idées : Vos précédents livres portaient sur l’idéologie de Marx et la culture de la bohème en France au XIXe siècle, ou bien encore sur l’expérience artistique et existentielle de Marcel Duchamp. Pensiez-vous déjà à la question du moi en écrivant ces livres ? Depuis combien de temps pensez-vous qu’il s’agit d’un sujet important pour l’historien ?

Jerrold Seigel : D’une certaine manière, tous les livres que vous avez mentionnés portent réellement sur des moi et sur leur place dans l’histoire. Mon livre sur Marx visait à découvrir des structures de sa pensée qui fussent liées à des structures semblables dans sa personnalité, pour relier les différentes parties de sa vie. C’était une espèce de biographie psychologique de la trajectoire de Marx, non pas d’un point de vue freudien, mais de celui de la « psychologie de l’ego » (surtout de l’œuvre d’Erik Erikson) et également de la littérature. Mon livre sur la bohème littéraire, comme je l’ai dit auparavant, porte également beaucoup sur la question du moi, parce que l’importance de la vie de bohème dans l’histoire culturelle vient, je pense, de ce qu’elle a fourni (et qu’elle fournit en partie encore), une espèce de « théâtre du moi », un espace de mise en scène du conflit intérieur et de l’ambiguïté. Un angle d’approche similaire m’a guidé dans mon travail sur Duchamp ; cet angle, je dois le reconnaître, n’est pas très apprécié de certains qui célèbrent le plus Duchamp. Une des raisons en est qu’ils tendent à le décrire comme une espèce d’incarnation de la libération esthétique moderne parce qu’il a construit sa carrière à partir d’une série de gestes déliés et incontrôlés, ce qu’il a parfois dit de lui-même. J’affirme plutôt qu’il y a des thèmes dans la personnalité et dans l’œuvre de Duchamp qui se retrouvent tout au long de sa vie, et qui donnent une unité cohérente à sa personne, non sans ressemblance avec ce que j’ai fait pour Marx (ou pour Murger et Baudelaire dans mon livre sur la bohème littéraire).

Ainsi, d’une certaine manière, je me suis toujours intéressé au moi. Non seulement les individus sont les médiateurs entre des situations et des actions, mais ils fournissent également des points d’intersection concrète entre des forces de grande échelle, comme l’économie, les rapports sociaux ou les changements historiques, que les historiens qui ne se concentrent pas sur les individus traitent d’une façon qui reste trop abstraite. Je suppose que c’est parce que j’avais déjà de telles idées à l’esprit que j’ai été troublé par les aspects des théories de Foucault et de Derrida dont j’ai parlé au début de cet entretien. Ma rencontre avec eux a rendu mon intérêt pour ces problèmes plus explicite et plus théorique, et elle a engendré un désir d’étudier comment le moi a été vécu et pensé.

Propos recueillis par Nicolas Delalande, traduits par Olivier Sedeyn et Alexandre Brunet.

par Nicolas Delalande, le 6 février 2009

Aller plus loin

 Jerrold Seigel, invité par l’Ecole des hautes études en sciences sociales et l’Ecole normale supérieure, donnera deux séminaires à Paris la semaine du 9 février :

« Modernité et vie bourgeoise au XIXe siècle : retour sur un rapport problématique dans l’histoire sociale et culturelle européenne », le mardi 10 février de 15h à 17h, à l’ENS, 45, rue d’Ulm, Paris, Ve, salle d’histoire, escalier D, deuxième étage.

« Un moi sans qualités ? Duchamp, Musil et les formes historiques

du moi », le jeudi 12 février de 11 à 13 heures, à l’EHESS, 105 boulevard

Raspail, salle 7.

 Sur La Vie des Idées, la vidéo de Charles Taylor sur son livre A Secular Age.

 Dans la Revue historique, accessible sur le portail Cairn, un article de l’historienne Barbara Rosenwein sur le moi au Moyen Age.

Pour citer cet article :

Nicolas Delalande, « Penser le moi. Entretien avec Jerrold Seigel », La Vie des idées , 6 février 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Penser-le-moi

Nota bene :

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À lire aussi


Notes

[1John Brewer et Eckhart Hellmuth, Rethinking Leviathan. The British and German states in Comparative Perspective, Londres, German Historical Institute Publications, 1999.

[2En français dans le texte (NdT).

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