Comment l’artiste peut-il représenter le corps endormi, vivant d’une vie invisible et infra-consciente ? La réponse diffère selon les arts. Le Musée Marmottan éclaire ce champ obscur jusqu’au 1er mars.
Comment l’artiste peut-il représenter le corps endormi, vivant d’une vie invisible et infra-consciente ? La réponse diffère selon les arts. Le Musée Marmottan éclaire ce champ obscur jusqu’au 1er mars.
L’artiste qui veut représenter le sommeil se heurte à une double difficulté. Celle, d’une part, qu’il y a à trouver des modèles puisque l’accomplissement du besoin de sommeil est le plus souvent soustrait à l’observation. Celle, d’autre part, qui tient à la figuration d’une vie repliée sur ses minima, dont le mouvement est ténu, mais distinct de l’inertie du corps sans vie. Sans doute les différents arts ne réservent-ils pas au sommeil le même traitement selon qu’ils travaillent en deux ou trois dimensions, qu’ils recourent aux images, aux volumes, aux mots, qu’ils impliquent une durée ou une présence arrêtée, qu’ils sont figuratifs ou non-figuratifs.
Le musée Marmottan Monet présente du 9 octobre 2025 au 1er mars 2026 une exposition intitulée « L’empire du sommeil » qui met en scène principalement des peintures, quoiqu’elle compte aussi des sculptures, enluminures, manuscrits, photographies, dessins et qu’elle ménage une place rare à la gravure. Sous le double commissariat de Laura Bossi, neurologue et historienne des sciences, et de Sylvie Carlier, directrice des collections du musée, l’exposition se présente comme la première en France consacrée au sommeil, alors que des manifestations dédiées à sa représentation ont déjà eu lieu en Suisse, en Allemagne ou en Autriche. De grandes expositions relativement récentes consacrées à la nuit avaient néanmoins esquissé la question du sommeil et de ses images : celle réalisée par le Museum national d’Histoire naturelle, intitulée « Nuit » en 2014, qui a ensuite sillonné la France ; ou encore « Peindre la nuit » présentée sous le patronage Jean-Marie Gallais en 2018-2019 par le Centre Pompidou-Metz.
« L’empire du sommeil » explore différentes thématiques : la douceur du sommeil ou le bonheur du dormeur, les représentations mythologiques et bibliques du sommeil, la proximité troublante du sommeil et de la mort, l’affinité entre sommeil et érotique, le rêve, les perturbations du sommeil ou encore le lieu privilégié de sommeil qu’est la chambre. L’empire en effet est au moins double : les œuvres présentées permettent d’explorer les recoins d’un domaine ou d’un champ, celui du sommeil, en même temps que l’influence ou l’incidence qu’il peut exercer. D’une part, elles dressent l’inventaire de tout ce qui se rapporte à cette drôle de « pratique du corps » qui occupe bien un tiers de notre vie (à soixante ans, nous aurons dormi environ vingt ans !) : postures du corps, lieux de sommeil, toilette spécialisée, accessoires de sommeil, toutes les formes d’assoupissement (nuit de sommeil, songe, sieste, cauchemar, somnambulisme, hypnose, sommeil lascif, sommeil de l’ivrogne, sommeil de l’homme éreinté, repos du malade et du mourant), etc. D’autre part, les pièces sélectionnées viennent témoigner de la centralité du sommeil ou des diverses façons dont il peut déterminer le reste de l’existence. Source importante de plaisir, le repos qu’il procure conditionne les possibilités du jour suivant. Alors que nous avons l’habitude de rapporter la qualité de nos nuits à ce qui s’est passé juste avant dans notre vie diurne, il nous faut apprendre à envisager tout aussi bien le fait que la journée dépend de la nuit qui la précède. On saisit tout l’enjeu qu’il y a à réfléchir aux perturbations du sommeil auxquelles l’exposition consacre plusieurs salles, présentant La Somnambule (1878) de Maximilien Pirner et Le Noctambule (1923-24) insomniaque d’Edvard Munch. En même temps qu’elles témoignent d’un esprit branché sur son inconscient, les œuvres exposées attestent des souffrances de ceux dont la vie est minée par un sommeil agité ou impossible.
L’exposition entend mettre en avant non seulement l’universalité du sommeil (aucun homme ne saurait vivre sans dormir et c’est une technique éprouvée de torture ou d’inféodation que d’empêcher quelqu’un de dormir), mais le plaisir qu’il y a à dormir, plaisir lié tant à l’abandon de soi qu’à « l’oubli des peines » qu’il permet, selon une conception du sommeil dominante au XVIIIe siècle [1]. Sont représentés des siestes (le tableau anonyme du XVIIe siècle Jeune fille endormie qui sert d’affiche à l’exposition), le sommeil du convalescent (L’Homme endormi (1861) de Carolus-Duran), mais surtout de jeunes enfants endormis (Jean Monet endormi (v. 1868) de Claude Monet). Le nouveau-né dort en effet plus de 16 heures par jour en différents épisodes, puisque le sommeil ne devient monophasique et nocturne qu’au bout de quelques mois. Comme leurs nuits sont plus longues et qu’ils font dans leurs premières années la sieste, on a souvent loisir d’observer le sommeil des enfants. En effet, l’exposition entend témoigner d’un défi commun aux artistes qui tient à la représentation de ce qui est le plus souvent caché. On sait que l’homme comme l’animal apprêtent un lieu dédié à l’accomplissement de cette fonction, pour dormir en sécurité. Le sommeil, sauf quand il survient à notre insu et qu’on tombe littéralement de sommeil, ne se produit pas n’importe où ni en public (même si on dort à plusieurs jusqu’à une époque relativement récente et que le co-couchage à l’échelle de l’humanité fut plutôt la norme). Il exige d’être protégé. Le sociologue Norbert Elias a décrit le lent processus de privatisation du sommeil qui conduit à cantonner cette pratique du corps dans un lieu tabou, la chambre individuelle [2], lieu qu’explore la séquence finale de l’exposition, glissant dans la séquence une œuvre récente magnifique, La Chambre de Chiara Gaggiotti.
Pour différentes raisons, le sommeil se soustrait à l’observation. Parce qu’il s’agit d’une pratique intime et que peu à peu la satisfaction des besoins spontanés du corps s’est trouvée renvoyée dans les coulisses de la vie sociale, parce que dormir s’effectue généralement dans le noir ou encore parce que les artistes dorment eux aussi quand dorment leurs modèles. Ainsi faut-il arracher les images du sommeil à la dissimulation qui le caractérise ou chercher à l’observer quand il survient hors de son cadre ordinaire (quand le sommeil nous surprend avant qu’on ait pu se retirer pour dormir). Ainsi on ne peut donner à voir de représentation d’une nuit de sommeil où un dormeur serait figuré endormi dans son lit dans l’obscurité la plus complète. La photographie infrarouge – par exemple le travail photographique de Jean-Louis Tornato dans Les Sommeils (2004) – peut aujourd’hui nous livrer ce genre d’images. Parmi les sommeils livrés à l’observation, les peintres se sont attachés spécialement à la représentation des états somnambuliques (telle l’Hypnose par Schrenck-Notzing (1885) d’Albert von Keller). Outre l’automatisme ambulatoire, l’hypnose se distinguerait par un affranchissement de la censure consciente et sociale propice au jaillissement spontané de la création. Ainsi les œuvres exposées ont le mérite de faire la lumière sur la diversité que recouvre le terme sommeil. Car l’ « empire » est pluriel : sommeils naturels (nuit de sommeil, hibernation, brumation, coma), mais aussi artificiels (produits par l’hypnose, les drogues comme l’opium ou l’anesthésie), sans compter les multiples facettes de l’état endormi.
Explorant le motif de l’oubli des peines, l’exposition envisage à la fois le répit dont bénéficie le dormeur à l’égard de ses soucis diurnes, mais aussi tout ce qui peut venir le perturber (rêve, cauchemar, insomnie). Dans l’ensemble, le sommeil est abordé comme une question individuelle, laissant largement de côté ce que l’histoire et la société font au sommeil. Que le sommeil soit aussi une question sociale affleure avec le tableau naturaliste de Fernand Pelez, Un martyr. Le Marchand de violettes (1885) qui représente un petit vendeur qui s’est endormi par terre contre une porte, son plateau sur les genoux, exténué par la dureté du labeur. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle le sommeil égaliserait les conditions ou restaurerait une égalité entre les hommes, on ne tombe pas tous du même sommeil : les chambres bourgeoises représentées dispensent plus de quiétude que le pavé froid et dur du petit marchand, mais l’exposition n’explore pas cette dimension sociale et politique, qui aurait pu émerger à la faveur d’une réflexion sur le cadrage historique choisi, le long XIXe siècle. En effet, la révolution industrielle, en contingentant et allongeant la journée de travail, problématise le repos de travailleurs contraints à une privation chronique de sommeil. De plus, les progrès de l’éclairage artificiel rendent possible le travail de nuit et amorcent la brouille du séquençage naturel entre jour et nuit. C’eût été une façon d’introduire un questionnement sur le rapport entre lumière et sommeil (la lumière est une des principales coordonnées de l’environnement de sommeil à côté du bruit, de la température et des partenaires de sommeil). Les perturbations physiologiques du sommeil liées à la surexposition à la lumière électrique (aujourd’hui aux lumières bleues des écrans) prennent leur source dans la généralisation de l’éclairage artificiel associée à l’industrialisation et c’est bientôt toute la nature qui est affectée par la pollution lumineuse [3]. Posant dans sa dernière partie la question du lieu de sommeil, l’exposition en envisage l’historicité : la constitution très progressive et culturelle de la chambre à coucher individuelle comme endroit où doit être satisfait le besoin de sommeil ; la connexion du lit avec le cycle de la vie qui tend à se distendre, maintenant qu’on ne naît ni ne meurt plus dans son lit. Mais elle ne soulève pas véritablement le problème des lieux impropres ou du moins non propices au sommeil.
L’exposition préfère se concentrer sur les cadres historico-culturels à partir desquels le sommeil est pensé. D’abord, les cadres religieux et mythologiques. Pour explorer l’empire du sommeil, il est proposé d’abord au visiteur de revenir aux origines de la culture occidentale, en se tournant vers les représentations des épisodes bibliques et celles des mythes antiques. Celles-ci témoignent d’une grande équivocité du sommeil. D’un côté, le sommeil peut faire figure d’une forme d’éveil supérieur dans lequel est rendue possible la révélation divine ou encore il est synonyme de la paix de l’âme, comme c’est le cas de la dormition de la vierge avant son Assomption. La représentation de visages aux yeux clos, tel le Portrait de Paul Éluard (1923) par Max Ernst, illustre la supériorité de la vision qui procède de l’imagination et de la plongée en soi-même.
De l’autre, le sommeil témoigne aussi d’un oubli de la foi, d’un manque de vigilance comme dans Le Sommeil de saint Pierre (v. 1740) de Guiseppe Antonio Petrini ; il naît encore du vin et de l’intempérance (dans L’ivresse de Noé de Giovanni Bellini). La représentation du sommeil de l’Enfant Jésus semble hantée par sa mort à venir, celle de son corps abandonné au sommeil annonçant la pietà. Les passions humaines sont pour beaucoup dans cette intrication du sommeil et de la mort : longtemps les hommes ont craint la mort apparente, qu’on ne sache pas distinguer la mort d’un sommeil profond ; longtemps, ils ont craint de mourir dans leur sommeil, avant d’avoir pu se confesser et d’avoir reçu l’onction des malades.
Déjà la mythologie grecque avait fait du Sommeil (Hypnos) et de la Mort (Thanatos) des dieux frères, tous deux engendrés par la déesse Nuit (Nyx), fille du Chaos. La représentation du sommeil et de la mort pourrait posséder les mêmes traits, immobilité, pâleur, yeux clos, position allongée, absence de mouvement oculaire. En l’absence de connaissances solides sur le sommeil [4], ce dernier est perçu comme une petite mort dont on se réveille, et la mort comme un sommeil éternel. L’exposition envisage alors les moyens plastiques disponibles pour représenter leur différence. Prêtée par le musée d’Orsay, est exposée Camille sur son lit de mort (1879) toile où Monet peint sa première femme morte. « Me trouvant au chevet d’une morte qui m’avait été très chère, je me surpris, les yeux fixés sur la tempe tragique, dans l’art de chercher machinalement la succession, l’appropriation des dégradations de coloris que la mort venait d’imposer à l’immobile visage. Des tons de bleu, de jaune, de gris, et que sais-je… », écrit-il à Clemenceau.
Est également présentée Valentine Godé-Darel malade (1914) de Ferdinand Hodler qui a consacré un cycle à la progression de la maladie sur le visage de sa maîtresse, tentant de saisir les étapes qui mènent cet être cher du sommeil plein de souffrance à la mort. Mais comment faire apparaître en peinture qu’un corps n’est qu’endormi quand le mouvement de sa respiration est ténu, que ses yeux sont clos ? Comment figurer plastiquement, spécialement dans les deux dimensions de la toile ou de la gravure, le mouvement qui anime le corps endormi ? Le sommeil confronte le peintre à la difficulté de figurer le mouvement et l’animation ténus, ceux de la vie repliée sur elle-même.
Est explorée encore toute l’érotique dont se trouve investi le sommeil depuis les grands mythes antiques. Les artistes se sont largement inspirés de ces épisodes où Zeus découvre le corps nu de la nymphe Antiope avant de la séduire. L’exposition présente le Jupiter et Antiope (1851) d’Ingres, mais aussi celui que Manet (1856) compose d’après La Vénus du Prado du Titien. Sont figurés de nombreux endormis, leur corps offert malgré eux au regard du spectateur : Amour ou Eros, Antiope, Endymion, mais aussi une Pisana (celle en terre cuite de 1933) du sculpteur italien Arturo Martini. La signification de la représentation du corps endormi est ambivalente : tantôt la nudité est un motif érotique possiblement transgressif – et le corps endormi sert de symbole à la sexualité comme c’est aussi le cas du lit défait – tantôt le corps sublimé préfigure un devenir divin, une élévation de l’âme. La peinture trouve ici à signifier la vulnérabilité universelle du dormeur : suspension de la vigilance, position allongée, désinvestissement à l’égard du monde extérieur. De ce fait, l’homme qui dort est le plus exposé, le plus dépouillé de tous. C’est pourquoi le consentement au sommeil est-il tributaire à la fois de dispositifs individuels et collectifs de protection, mais aussi de la synchronisation sociale ou de l’assurance de n’être pas seul à s’endormir.
Enfin, l’exposition explore la manière dont les artistes se sont emparés des rêves qui peuvent survenir chez le sujet endormi. Le désinvestissement du système sensori-moteur à l’œuvre dans le sommeil semble d’ailleurs la condition de l’activité onirique dans la mesure où se trouve mise au service d’une aptitude nocturne à halluciner une libido se trouvant ainsi somatiquement et fonctionnellement disponible [5]. Si Freud a fait du rêve le gardien du sommeil, on peut à bien des égards inverser la formule et inscrire la production onirique dans la dépendance d’un sommeil de qualité. La place conférée par la scénographie de l’exposition aux productions de la vie onirique et à leurs représentations se justifie tant par l’importance que le romantisme tant français qu’allemand confère aux rêves ou par l’engouement de la peinture symboliste et surréaliste pour la question de la symbolique des rêves et de leur interprétation, que par le fait que le rêve opère souvent chez l’artiste comme un laboratoire. L’inspiration nocturne rendrait ainsi le sommeil créateur. C’est d’ailleurs un topos très ancien qui veut que la muse visite le poète pendant son sommeil. Pourtant, c’est une question difficile – distincte de celle de l’hypnopédie, selon laquelle on pourrait apprendre en dormant – que celle de savoir si le rêve crée à proprement parler quelque chose. Le travail du rêve ou Traumarbeit constitue, selon Freud, un travail de soi sur soi qui ne produit rien d’autre que le rêve. Si Freud reconnaît la capacité du rêve à réorchestrer les pensées mises en latence pendant la journée par une quadruple opération de condensation, déplacement, figuration et élaboration secondaire, il n’envisage pas une transformation du rêveur par le rêve. Ainsi la fonction freudienne du rêve n’est-elle pas créatrice, mais simplement expressive de fragments de réalité [6], thèse que d’aucuns contestent pour défendre l’existence d’une véritable perlaboration par le rêve, autrement dit d’un travail d’élaboration par lequel le rêve remanie les termes du problème qu’il traite, contribuant ainsi à lui trouver une issue. Alors le « travail du rêve » désigne non seulement la fabrication des images du rêve, mais également le fait que le rêve accomplit un travail de transformation [7].
On peut admirer Le Songe d’Ossian (vers 1800), aquarelle d’Ingres (vers 1800) qui figure sous forme de frise, au-dessus du poète Ossian endormi sur sa lyre, le contenu de son songe : tous les personnages de ses poèmes. Ingres mobilise deux registres chromatiques distincts pour dépeindre le rêve et la réalité (la couleur pour le poète endormi et des teintes lunaires pour les productions de son inconscient). En effet, comment matérialiser en peinture la coprésence de deux espaces, l’espace matériel du corps endormi et l’espace psychique, la scène du rêve ou du cauchemar ? Certaines toiles mêlent les éléments des deux scènes : dans Le Cauchemar (1846), Ditlev Blunck peint une belle endormie étendue sur le ventre de qui se tient le monstre de son cauchemar, une sorte de lapin, qui l’observe. D’autres tentent de figurer le passage de l’espace onirique au réveil qui ramène l’esprit au lieu physique de son sommeil, comme L’Incube s’envolant laissant deux jeunes femmes (1780) de Johann Heinrich Füssli, où on aperçoit le monstre du cauchemar s’enfuyant par la fenêtre alors que les deux jeunes femmes se réveillent.
Accorder une telle importance à l’onirisme témoigne d’une conscience picturale aiguë du caractère vivant et animé du dormeur. Cette production picturale suffit à faire voler en éclat la représentation du sommeil comme suspension de la vie et de l’éveil comme retour à la vie. « Le sommeil n’est pas, pour la plupart des gens, un grand vide entre l’extinction des lampes et la sonnerie du réveille-matin », écrit Damien Léger [8]. Non seulement le corps endormi – et pas seulement celui du somnambule qu’exemplifie l’inquiétante Clairvoyante ou La Somnambule de Courbet – est en mouvement, mouvement chorégraphique ponctué de mouvements latéraux corrélés à ceux du co-dormeur ; mais frappe également le polymorphisme des productions psychiques du dormeur : « latence d’endormissement », endormissement, sommeil lent, profond ou paradoxal, micro-réveils, cauchemars, rêves d’angoisse ou traumatiques, terreurs nocturnes, insomnies. Et aussi somnambulisme, narcolepsie, hallucinations hypnagogiques, rêves lucides, paralysies du sommeil, expériences de sortie hors du corps dans le sommeil.
Dans un entretien, la commissaire de l’exposition Laura Bossi écarte l’idée que peintres et sculpteurs affronteraient différemment le problème de la représentation du sommeil, quoiqu’elle concède que « la peinture permet de donner substance au rêve », tandis que « la sculpture tente avant tout de redonner vie au corps du dormeur » [9]. On aimerait pourtant en apprendre davantage sur les moyens spécifiques dont disposent les différents arts – sans hypostasier à l’excès leur distinction – pour figurer le sommeil. En effet, on incline par exemple à supposer une plus grande affinité de la peinture avec le matériau du rêve. La plupart des rêves, ce que Freud nomme le « contenu manifeste » du rêve, distinct de son contenu latent qu’on a tendance à nommer aujourd’hui « rappels de rêve », sont composés d’images visuelles accompagnées d’affects, bien qu’il existe des images oniriques acoustiques et même des rêves blancs, des sommeils très épais dépourvus d’animation onirique.
On serait curieux de savoir pour quelles raisons l’exposition rassemble une si belle collection de gravures. Est-ce parce qu’il y a là un réservoir de représentations du sommeil ou bien la gravure mobilise-t-elle des moyens plastiques propres qui transforment la question de la représentation du sommeil ? Et comment la figuration du sommeil vient-elle déplacer la traditionnelle fonction documentaire de la gravure ? Alors que l’exposition aborde le sommeil principalement comme un thème ou un sujet, et surtout comme un sujet de peinture, le visiteur s’interroge sur les contraintes artistiques spécifiques à la représentation du sommeil, mais aussi sur la différence de traitement d’un tel sujet selon l’art pratiqué.
par , le 31 décembre
Claire Pagès, « Peindre le sommeil », La Vie des idées , 31 décembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Peindre-le-sommeil
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[1] Voir Guillaume Garnier, L’Oubli des peines. Une histoire du sommeil (1700-1850), Presses Universitaires de Rennes, « Histoire », 2013.
[2] Voir Norbert Elias, « IV. Comment dormir », dans La Civilisation des mœurs [1939 Tome I de Über den Prozeß der Zivilisation], P. Kamnitzer (trad.), Paris, Calmann-Lévy, Pocket, Agora, 1973.
[3] Voir Samuel Challéat, Sauver la nuit. Comment l’obscurité disparaît, ce que sa disparition fait au vivant et comment la reconquérir, Premier Parallèle, 2024. Voir aussi la performance « La disparition de la nuit » (création en 2024 du collectif La Folie Kilomètre).
[4] Ce n’est qu’en 1928 que le psychiatre allemand Hans Berger établit que le sommeil n’est pas un état passif : les enregistrements de l’activité électrique cérébrale montrent très clairement des différences de rythmes électriques entre l’état éveillé et l’état de sommeil, ce qui prouve déjà qu’il s’agit d’un état actif. Dans les années 1950, en étudiant le mouvement des yeux des dormeurs et leur périodicité, on s’aperçoit que le rêve n’est ni sommeil ni éveil, mais constitue un troisième état spécifique du cerveau. La théorie unitaire du sommeil se trouvait infirmée et les physiologistes, abandonnant la conception réticulaire de l’éveil et du sommeil devaient intégrer à la fois le caractère actif du sommeil et le fait qu’il y avait deux états de sommeil. Puis furent découverts les trois états de vigilance se substituant au système binaire veille/sommeil : la veille, le sommeil à ondes lentes, le sommeil paradoxal.
[5] Michel Fain, « Brève introduction à une discussion sur le système sommeil-rêve », p. 7-14, Revue française de psychosomatique, n° 14, 1998/2.
[6] Freud, « Du rêve » (1900), p. 15-71, Œuvres complètes V, Paris, PUF, 2012, p. 52.
[7] Christophe Dejours, « Le rêve : révélateur ou architecte de l’inconscient », p. 7-38, Psychiatrie française, vol. XXXVII, Les Conférences de Lamoignon. Le Sommeil et le Rêve – 1, 2006/2, p. 8.
[8] Damien Léger, Les Troubles du sommeil, Que sais-je ?, 2017, p. 16.
[9] « L’empire du sommeil », Connaissance des arts, hors-série, 2025, n°1139, p. 6.