En décembre 1880, un groupe de travailleurs français achève la première phase d’un projet d’ouvrage d’art colossal aux alentours de Sangatte. La construction d’une voie de chemin de fer souterraine entre la France et l’Angleterre, le premier tunnel sous la Manche, avait débuté. Conçue à l’origine par l’ingénieur des mines Albert Mathieu-Favier en 1802, cette vaste entreprise avait trouvé ses principaux défenseurs après la Révolution de 1830. Parmi eux, Michel Chevalier (1806-1879) jeune ingénieur des mines, ambitieux et visionnaire. Il s’était emparé de l’idée d’un tunnel sous la Manche pour élaborer une vision économique nouvelle qu’il souhaitait voir appliquer à la France, à la Grande-Bretagne et à l’Europe.
Tout au long de son existence, Chevalier s’est efforcé de réaliser cette vision, volonté qui se concrétise en 1875 lorsqu’il fonde la Compagnie de chemin de fer sous-marin entre la France et l’Angleterre. Des deux côtés de la Manche, les investisseurs furent séduits par la vision de Chevalier et financèrent grandement l’entreprise. Mais leur foi dans le projet fut anéantie lorsque l’armée britannique parvint à convaincre le gouvernement de retirer son soutien au projet, craignant que le tunnel n’ouvre une voie d’invasion. Les travaux cessèrent en 1883. Il faudrait plus d’un siècle avant qu’ils reprennent. Le tunnel sous la Manche a été inauguré en 1994. Depuis, 390 millions de passagers et 360 millions de tonnes de fret y ont transité. Il aura donc fallu bien du temps, à la faveur des caprices de l’histoire, pour que le rêve de Chevalier se réalise.
Une postérité cruelle : vie de Michel Chevalier
La vie et l’œuvre de Michel Chevalier sont aujourd’hui méconnues [1]. Les deux ouvrages qui l’ont à juste titre rendu célèbre en son temps sont Le système de la Méditerranée (1832) et les Lettres d’Amérique du Nord (1836), texte rival de la Démocratie en Amérique de Tocqueville (1835). Alexander von Humboldt avait loué les Lettres comme le grand « traité sur la civilisation des peuples de l’Ouest ». De nos jours, ces œuvres ne suscitent que peu d’intérêt. Ni les étudiants, ni les historiens ne les analysent ou ne les commentent, contrairement à De la démocratie en Amérique [2]. Les autres publications de Chevalier, fort nombreuses, sont également tombées dans un oubli presque total, y compris parmi les spécialistes du XIXe siècle. À leur époque cependant, ces livres et articles avaient façonné l’opinion française et européenne sur une vaste gamme de sujets, allant de la théorie de l’économie politique aux détails de la construction du canal de Panama, en passant par l’histoire du Mexique. [3] C’est là une postérité aussi curieuse que regrettable. Membre éminent du Conseil d’État de Napoléon III, Chevalier était une figure d’autorité en matière de politique commerciale et industrielle sous le Second Empire. Il est à l’origine du Traité de commerce franco-britannique de 1860 [4], exploit qui lui valut d’être nommé Sénateur par l’Empereur, et de se voir offrir un magnifique chandelier des mains de la reine Victoria, présent aujourd’hui fièrement conservé en la cathédrale de Lodève, ville où résidait Chevalier.
La liste de ses distinctions est tout aussi impressionnante. Chevalier était membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, professeur d’économie politique au Collège de France, président de nombreuses institutions, dont le Conseil général de l’Hérault, la Commission Impériale de l’Exposition Universelle de 1855, et la Société Française de Statistique Universelle. En sa qualité de vice-président de l’International Association for the Uniformalisation of Measures, Weights and Currencies, il fut l’un des fers de lance de la promotion du système métrique à l’échelle mondiale, ainsi que l’un des principaux acteurs des débats qui menèrent à la création de l’Union monétaire latine [5]. Membre fondateur et vice-président de la Ligue Internationale de la Paix, il joua un rôle d’envergure dans la promotion d’un nouvel ordre fondé sur la conciliation en Europe, jusqu’à son décès en 1879. Il fut ainsi le seul sénateur français à s’opposer à la guerre contre la Prusse en 1870. Les principes internationalistes de Chevalier lui octroyèrent des admirateurs dans toute l’Europe. Célébré dans la presse du continent, il reçut également nombre de prix et distinctions à l’étranger : membre de l’Académie royale de Suède, il fut également le récipiendaire de la médaille d’or de la British Royal Society pour services rendus à la science. À bien des égards, l’internationalisme de Chevalier et son idéal d’une Europe unie et pacifique grâce à un libre-échange porté par un vaste réseau intégré d’infrastructures et de télécommunications ont fait de lui un lointain précurseur des pères fondateurs de l’Union Européenne. La postérité lui a été injuste.
La science, la technologie et une vision holistique du monde
Michel Chevalier est né à Limoges le 13 janvier 1806. Il est le second des huit enfants de Jean-Baptiste Chevalier et Marie Garaud, membres de la petite bourgeoisie. Chevalier, ses quatre frères et ses trois sœurs bénéficient tous des transformations profondes que connaît la société française au lendemain de la Révolution et durant l’Empire. Ils reçoivent une excellente éducation, et connaissent l’ascension sociale. Entre 1823 et 1825, Chevalier est l’élève des plus grands mathématiciens et scientifiques français de l’époque, dont Auguste-Louis Cauchy, André-Marie Ampère, François Arago et Louis Gay-Lussac, qui sont ses professeurs à l’École Polytechnique. Reçu quatrième de sa promotion, il intègre ensuite l’École des Mines, où il entre en contact avec une galaxie de talents tout aussi illustres, dont le célèbre Brochant de Villiers et ses principaux disciples, Armand Dufrénoy et Élie de Beaumont. Chevalier obtient le plus haut grade par ordre de mérite et achève ses études en 1828. Après la rédaction d’un nombre d’articles remarqués, il est nommé aspirant au printemps 1829, et devient ingénieur de seconde classe en juillet 1830. Son premier poste l’envoie à Valenciennes, région riche en houille.
L’éducation de Chevalier, tant à Polytechnique qu’aux Mines, est décisive pour la suite de sa carrière, en particulier dans son versant consacré à l’économie politique. Nombre de ses enseignants, dont Arago, Gay-Lussac, Dufrénoy et Beaumont, sont de proches collaborateurs et amis du célèbre scientifique et explorateur allemand Alexander von Humboldt. Tout comme lui, ils conçoivent la nature et la société dans un rapport d’interconnexion et d’influence mutuelle [6]. Cette nouvelle approche scientifique repose sur une variété de fondations philosophiques. Mais c’est l’impact d’un type bien particulier de Naturphilosophie allemande – fortement inspirée des réflexions de Goethe et de Schelling – qui s’avère d’une grande importance pour Chevalier. La vision du monde holistique qui émerge de ces manières nouvelles de faire de la science, vision qui tentait de réconcilier le monde subjectif des individus et le monde objectif de la nature, aura une grande influence sur l’apport de Chevalier à quelques-uns des questionnements-phares de son temps, notamment le rapport entre déforestation et changement climatique [7]. Ces perspectives façonnent également sa pensée en matière d’économie politique, en particulier sa volonté de libérer le potentiel de la nature et des hommes, la place centrale qu’il accorde aux forces productrices, aux réseaux et à l’organisation des intérêts matériels. Ces préoccupations divergent de l’orthodoxie économique à l’époque [8].
Le socialisme romantique et le Système de la Méditerranée¬ : un canevas pour l’avenir
Ces façons nouvelles d’envisager la science le rendent également sensible au message des saint-simoniens et de leur socialisme romantique [9]. Leurs idées sur l’organisation rationnelle de l’économie et de la société, leur volonté de développer les forces productrices de l’humanité et de la nature, et leur désir de réconcilier les classes, les sexes et les peuples, tout cela entrait en résonance avec le holisme et le scientisme de Chevalier. Ce dernier prend connaissance des thèses saint-simoniennes un an après son entrée à l’École des Mines. Il lit leur journal, le Producteur, et s’intéresse tout particulièrement aux articles d’économie politique. Mais ce n’est qu’en août 1830 qu’il rejoint officiellement les saint-simoniens. Une fois intégré au mouvement, sa progression au sein de celui-ci est fulgurante. En quelques semaines, il contribue au Producteur, avant de devenir rédacteur en chef du Globe, après que le journal passe sous contrôle saint-simonien [10]. Grâce au zèle de Chevalier, la publication prend véritablement ses galons saint-simoniens, prenant le titre de « Journal de la doctrine de Saint-Simon ». Principal contributeur de la revue, il devient dès lors l’une des plus puissantes voix au sein du mouvement. Il remplit si bien ce rôle qu’il devient rapidement le bras droit d’Enfantin, avant d’être nommé, « Cardinal de l’église de l’industrie » conformément à l’étrange hiérarchie théologique propre au groupe. Cette époque voit Chevalier écrire le Système de la Méditerranée, célèbre recueil d’articles qui contient l’essential de sa future pensée politique et économique.
Le Système compte parmi les publications les plus visionnaires de Chevalier. Aujourd’hui perçu comme un ouvrage à part entière, il s’agit à l’origine d’un recueil de quatorze articles, réunis sous le titre de Religion Saint-simonienne : Politique industrielle et Système de la Méditerranée. Cinq de ces articles traitent de sujets propres à la France, et furent écrits par des camarades saint-simoniens de Chevalier : Stéphane Flachat (1800-1884), Henri Fournel (1799-1876), et Charles Duveryier (1803-1866). Ces contributions postulent que les intérêts économiques de la France, de même que la cause de la justice sociale, seraient servis à condition de réduire les dépenses militaires d’État, pour reverser ces fonds publics dans le cadre d’une politique de grands travaux orientés vers le bien public. Des neuf articles que rédige Chevalier, le quatrième en particulier, consacré au « Système de la Méditerranée », modifie radicalement la thématique saint-simonienne des travaux publics. Chevalier s’empare d’un fascination toute française pour la Méditerranée afin de proposer une vision nouvelle de la région comme nouvel espace civilisationnel. Comme il l’écrit :
La Méditerranée a été une arène, un champ clos où, durant trente siècles, l’Orient et l’Occident se sont livré des batailles. Désormais la Méditerranée doit être comme un vaste forum sur tous les points duquel communieront les peuples jusqu’ici divisés. La Méditerranée va devenir le lit nuptial de l’Orient et de l’Occident. [11]
La proposition de Chevalier ne concerne rien moins que l’intégration économique, politique et culturelle des mondes européens et ottomans. Ce souhaite repose sur un système original, composé d’un réseau d’infrastructures complexe mêlant chemins de fer, rivières, routes, canaux et voies maritimes, qui relieraient les grands ports méditerranéens entre eux ainsi qu’aux principales capitales européennes. Le réseau immense qu’il envisage couvrirait 60 000 km de voies de chemin de fer, de l’Europe septentrionale jusqu’à l’Afrique du Nord et de l’Europe occidentale jusqu’aux confins orientaux de l’Empire russe en passant par le Moyen-Orient. Ce « Système méditerranéen », Chevalier en est persuadé, allait révolutionner les distances et le temps de voyage pour les individus comme pour les marchandises. Les retombées positives étaient potentiellement gigantesques. Tout d’abord, cette révolution des transports et des télécommunications développerait de façon significative les capacités économiques des nations-membres. Des pays en crise depuis des décennies, tels que l’Espagne et le Portugal, recouvreraient leur santé économique. Le système, qu’il comparait à un organisme vivant, entraînerait la régénération interne de ces nations, « comme un système de veines et d’artères desquelles la civilisation circulant réveillerait les nations assoupies, en relierait les membres disjoints et les ferait passer de la de torpeur […] à cette enivrante activité » [12]. Cette vigueur nouvelle provoquerait à son tour un essor commercial, lui-même porteur d’une activité et d’un potentiel économique renouvelés.
Ce cercle vertueux se traduirait directement par l’amélioration des conditions matérielles d’existence des plus pauvres – autre thème de prédilection des saint-simoniens. L’amélioration de la condition des pauvres éliminerait l’ignorance et les préjugés. Les contacts humains et commerciaux qui en découleraient seraient à même de forger des liens entre des peuples européens divisés, ainsi qu’entre ces derniers et les non-Européens. Les individus se verraient libérés des mentalités insulaires et de l’esprit de clocher. Ainsi, le système « ménagera un cours à toutes les spontanéités. Il régularisera les virtualités qui comprimées éclatent ou s’échappent en écarts. Il fera grandir chaque individualité, race, peuple, classe ou homme […] en lui apprenant à s’appuyer sur tous et à aider tous, en la reliant à tous » [13], pour forger un regard cosmopolite sur le monde, fondé sur l’union inclusive.
Chevalier s’interrogeait tout particulièrement sur la façon dont le Système pourrait promouvoir et améliorer l’idéal saint-simonien de capacité. Il donne ainsi une toute nouvelle envergure à l’idée de « citoyen capacitaire », version saint-simonienne de ce qui avait été un concept central des libéraux au sein des débats sur la citoyenneté [14]. La formation scientifique de Chevalier et l’influence de la Naturphilosophie allemande sont ici d’une importance capitale. Pour lui comme pour les saint-simoniens, la capacité va au delà d’un accomplissement des vertus et des devoirs civiques, pour englober le déchaînement de potentialités humaines et naturelles apparemment infinies. L’union entre le monde objectif de la nature et la nature subjective de l’homme, la synergie entre l’homme et la nature – but même de la Naturphilosophie – se voit conférer une importance plus centrale que jamais, et ce via divers canaux d’expression, dont plusieurs poèmes surréalistes de la main de Chevalier [15].
Dans le Système de la Méditerranée, Chevalier définit l’idée de capacité au delà des sphères politiques, économiques et culturelles. Selon lui, le Système aboutira au développement rapide de la capacité économique, pour enrichir à son tour les capacités morales et intellectuelles des individus et des peuples. Telle était la puissance d’édification et de démocratisation inhérente au Système. À l’instar des prophètes de l’internet mondialisé d’aujourd’hui, Chevalier perçoit les réseaux d’infrastructures et de télécommunications au cœur de son projet comme des forces de démocratisation à même de transformer la société en profondeur. Comme il le déclare dans ses Lettres sur l’Amérique du Nord : « améliorer les communications, c’est donc travailler à la liberté réelle, positive et pratique ; […] c’est faire de l’égalité et de la démocratie. Des moyens de transport perfectionnés ont pour effet de réduire les distances non seulement d’un point à un autre, mais encore d’une classe à une autre classe. » [16]
Cependant, sa foi dans la force de démocratisation du Système méditerranéen dissimule un malaise profond et insoluble, qui prend sa source dans une contradiction fondamentale au cœur du concept même de capacité. Alors que cette dernière représente la réalisation du potentiel humain, propre à chaque individu, ces mêmes potentialités étaient envisagées sur le mode de l’unicité, pas de l’égalité. L’obsession des saint-simoniens pour la capacité était en réalité indissociable d’un idéal inégalitaire de méritocratie, d’où leur intérêt pour les idéaux du libéralisme durant les premières décennies du XIXe siècle. Le concept de capacité n’était pas seulement une arme centrale dans la lutte contre l’aristocratie issue de l’Ancien régime, qui favorisait les privilèges pour dénigrer le mérite. Il justifiait également le refus d’octroyer le droit de vote aux classes populaires, pour endiguer un danger perçu comme inhérent à toute démocratie : celui d’une tyrannie de la majorité. Le principe saint-simonien, « à chacun selon ses capacités, à chaque capacité selon ses œuvres » portait en germe la promesse du progrès individuel, mais représentait en ce sens une régression dans la lutte pour l’égalité, pour constituer ainsi le défaut majeur du socialisme simonien. Pour ce dernier, le développement des capacités demeure affaire de responsabilité individuelle, d’impératif venu de l’ego, plus que d’obligation sociale, quand bien même les saint-simoniens tentèrent de combler cette lacune en insistant à maintes reprises sur la nécessité d’engager de grands programmes de travaux publics. L’utilisation du concept de capacité permettait aux nouvelles élites françaises de ne pas s’engager sur la voie de réelles réformes sociales à grande échelle.
L’Amérique : un modèle pour la France et l’Europe
Peu après la publication du Système de la Méditerranée, le gouvernement de Louis-Philippe attaque Chevalier et d’autres figures du saint-simonisme dont le chef de file du mouvement, Prosper Enfantin, pour atteinte à la morale publique. Leur conception du mariage et de l’amour libre, de même que les lettres d’Enfantin à l’épouse du monarque, la reine Marie-Amélie, faisaient affront aux bonnes mœurs. Fin août 1832, le procès qui s’ensuit fait sensation, et se voit largement relayé par la presse. Chevalier et Enfantin sont déclarés coupables, et condamnés à un an d’emprisonnement à Sainte-Pélagie, maison d’arrêt des prisonniers politiques. Les relations entre Chevalier et Enfantin s’enveniment durant leur détention. En mai 1833, Chevalier coupe les ponts avec le mouvement saint-simonien et son chef de file. Cette décision, ajoutée à des ennuis de santé et au soutien de ses professeurs à l’École polytechnique et aux Mines, conduit à sa libération anticipée en juin. Chevalier réintègre alors le corps des Mines, et retrouve son ancien grade d’ingénieur de seconde classe. Trois mois plus tard, on l’autorise à mener une enquête sur les mines, l’industrie et les infrastructures des États-Unis. Cette mission représente l’occasion d’une réhabilitation pleine et entière. Elle coïncide également avec la dispersion des saint-simoniens : nombre des figures du mouvement sont autorisés à se rendre en Égypte, et Enfantin les rejoint à sa libération. [17] Le gouvernement de Louis-Philippe accueille ce dénouement d’un œil favorable. Il devenait urgent de protéger l’ordre public contre un mouvement à la popularité grandissante, dont l’influence s’était fait sentir lors d’émeutes à Paris et à Lyon.
Chevalier est donc en mission aux États-Unis du 1er octobre 1833 jusqu’au 23 novembre 1835. Le livre qu’il en tire en 1836, Lettres sur l’Amérique du Nord, paraît d’abord sous forme d’une série de 39 articles de fond, saisissants par leur ton et embrassant une grande variété de sujets. Ils paraissent de novembre 1833 à octobre 1835 dans le très officiel Journal des Débats. André Gosselin, éditeur de Tocqueville, y voit une opportunité lucrative, et assemble en un même volume ces articles qui unissent les mondes de la science et de l’ingénierie à ceux de l’économie, de la politique, de l’histoire et de la sociologie. La toile de fond américaine que brosse Chevalier diffère à maints égards de celle de Tocqueville. Là où ce dernier écrit l’un des plus grands traités philosophico-politiques sur la nature et la forme de la démocratie moderne, les Lettres de Chevalier s’attaquent à de tout autres questions, bien souvent en lien avec le contexte français des années 1830 : le crédit public, le chemin de fer, les canaux et le développement du réseau routier. L’ouvrage examine l’état de l’industrie américaine, entre conditions de travail, salaires et conditions de vie des classes laborieuses, y compris la question du confort moderne. Chevalier offre ainsi un instantané le plus clair possible de l’économie et du régime politique américain ; il montre également comment ces derniers peuvent servir de modèle à la France. Le livre rencontre un franc succès, et son influence est grande.
Les Lettres s’appuient sur le Système de la Méditerranée autant qu’elles le dépassent. Là où le Système présente un idéal d’union entre le Levant, l’Afrique du Nord et l’Europe via un réseau de chemins de fer, de voies maritimes et de canaux, avec la France au centre d’une communauté de nations européennes, les Lettres présentent l’Amérique comme un exemple concret de cet idéal. Chevalier montre comment un réseau mêlant canaux et voies ferroviaires y relie les grandes cités du Nord aux États du Sud, tandis que les métropoles de l’Est (New York, Boston, Baltimore) sont connectées à la Frontière, à l’Ouest. Ces infrastructures intégrées exercent un fort pouvoir de transformation sur la vie économique, sociale et politique aux États-Unis, pour leur conférer un caractère particulièrement stable et démocratique.
La transformation de l’économie politique et la réorganisation de la société européenne
Chevalier publie ensuite deux autres ouvrages importants dans la lignée des Lettres sur l’Amérique du Nord, également publiés chez André Gosselin : Des intérêts matériels en France : travaux publics, routes, canaux, chemins de fer (1837) et Histoire et description des voies de communication aux États-Unis et travaux d’art qui en dépendent (1840). Ces publications insistent sur ce qui avait été l’un des sujets de prédilection des saint-simoniens : la mise en place de grands travaux publics sous la houlette des gouvernements. Chevalier en fait cependant l’éloge en utilisant un langage moins controversé, et donc susceptible de faire davantage autorité : celui du libéralisme. Mais l’usage de ce discours libéral allait modifier la nature même du libéralisme.
Chevalier insiste sur la façon dont le développement des infrastructures entraîne celui du commerce et des richesses nationales, ainsi que l’amélioration des conditions matérielles d’existence pour la société tout entière, les classes populaires en particulier. Selon lui, il n’y a guère de différence intellectuelle entre Saint-Simon et les économistes politiques libéraux tels que Jean-Baptiste Say. Tous estiment que le commerce intérieur et extérieur sont nécessaires à la prospérité et au développement des capacités économiques des nations. Chevalier postule ainsi que seul le soutien et l’intervention de l’État permettra à la France de développer ses infrastructures de façon satisfaisante, pour mener ensuite une politique commerciale d’envergure, à même d’accompagner une véritable transformation économique et sociale, pilier d’un régime démocratique stable. Cette vision de la France, élaborée au mitan du XIXe siècle., est en avance sur son temps de plus d’un siècle, annonçant tant les théories de Keynes que les discours sur la mondialisation développés à la fin du XXe et au début du XXIe siècles.
Les travaux de Chevalier ont un impact significatif, et attirent bientôt l’attention des économistes politiques comme des hauts fonctionnaires. Nombre d’entre eux approuvent ses recommandations dans le domaine l’économie française, et Chevalier est rapidement pressenti pour succéder à Pelegrino Rossi au poste de professeur d’économie politique du Collège de France. Il accède à ces fonctions en 1840, et occupe cette chaire jusqu’à sa mort en 1879, à l’exception d’un bref hiatus après la Révolution de 1848. Durant ses années de professorat, Chevalier n’abandonne pas la tonalité saint-simonienne de son œuvre plus ancienne. Dans sa leçon inaugurale, il définit l’économie politique comme « la science des intérêts matériels. Il lui appartient d’enseigner comment ces intérêts se créent, comment ils se développent, comment ils s’organisent » [18]. Son intérêt pour l’organisation des intérêts matériels est peu commun pour l’économie politique libérale de l’époque. Les grands tenants de cette école, comme Jean-Baptiste Say, Charles Comte, Charles Dunoyer, Joseph Garnier ou Frédéric Bastiat ne traitent guère d’organisation. Mais cette dernière occupe une place centrale dans la pensée de Chevalier, qui combine centres d’intérêt saint-simoniens et une vision du monde fondée sur les sciences de la nature, fruit de sa formation d’ingénieur. Ce mélange produit un résultat qui peut paraître singulier, voire contradictoire : le rejet de la concurrence sauvage d’une part, et un engouement pour le commerce national et international d’autre part. L’engagement de Chevalier au sein de l’Association pour la liberté des échanges et sa promotion des traités commerciaux (comme celui qu’il négocie avec les Britanniques en 1860) semble également aux antipodes de son rejet des échanges non régulés, mais cette contradiction n’en est pas une à ses yeux. Dans le fond, il n’a jamais perçu la concurrence et le commerce au travers du prisme des politiques libérales, qui y voient l’expression de la liberté individuelle, de l’absence de contraintes sur les volontés individuelles. Au contraire, Chevalier envisage le commerce et la concurrence selon un prisme scientifique, lui-même fruit d’une compréhension fine des lois de la nature et des capacités d’engendrement des systèmes naturels. Commerce et concurrence sont entendus comme des formes de circulus, des catalyseurs d’innovation. Ils ne sont donc pas des expressions de la liberté individuelle, mais font partie d’une organisation plus haute, d’un ordonnancement plus vaste.
Cette vision idiosyncratique se retrouve dans les premiers cours de Chevalier au Collège de France. Il y décrit la libre-concurrence comme un facteur de destruction et de désagrégation pour l’organisation économique, politique et sociale. Elle monte les industriels entre eux et contre leurs ouvriers ; elle entraîne l’aliénation des individus face à leur travail, et conduit à l’appauvrissement moral, intellectuel et culturel des classes laborieuses. Mais la dérégulation des marchés ne touche pas seulement le peuple. Elle menace le développement économique dans son ensemble en brisant le circulus, puisqu’elle concentre le capital dans les mains d’un cercle restreint de riches producteurs. Cette nouvelle classe dangereuse, celle des « industriels féodaux », porte atteinte aux vecteurs de l’innovation que sont les petits et moyens producteurs. Selon Chevalier, c’est là un gâchis de potentiel humain, une perte nette pour l’économie nationale, qui conduit à la fragmentation de l’organisation sociale [19].
En prenant la nature comme modèle de l’économie politique – nature qu’il entend comme une organisation circulatoire complexe, dont la vitalité et la cohérence peuvent être affectées de façon positive ou négative par l’activité humaine – Chevalier était logiquement amené à insister sur l’idée d’organisation comme clé du développement économique. A contrario, une concurrence dérégulée et la désorganisation qui en résulte ne pouvaient conduire qu’à la crise économique. La concurrence débridée entraîne
… une baisse excessive de prix […] qui sourit au consommateur. Ces violentes secousses n’ont pas seulement pour effet un déplacement de richesses, transportant à ceux-ci ce qui est enlevé à ceux-là ; elles occasionnent dans le plus grand nombre des cas une perte sèche. Car le théorème des forces vives que les mathématiciens établissent à l’égard du mouvement des corps bruts, subsiste également dans l’ordre des intérêts matériels. En économie politique, comme dans la mécanique rationnelle, il est exact de dire que les variations subites et les chocs brisques entraîne une grande déperdition de force. [20]
Si les lois de la nature et la capacité d’engendrement des systèmes naturels deviennent le modèle de l’économie politique, l’idée même du commerce en est changée, dès lors qu’on y introduit les notions d’organisation et de régulation. Envisagé non plus comme une forme de concurrence mais comme un circulus, le commerce devient vecteur d’innovation et de croissance. Chevalier réactive ici l’analogie physiologique entre le corps humain et le corps social. Tout comme les vaisseaux sanguins irriguant l’organisme, le commerce – circulation des marchandises, des capitaux et des services – est porteur de force vitale, et réalise ainsi un ensemble de fins politiques. Tout d’abord, il réunit des éléments disparates en forgeant des intérêts communs ou, pour citer Chevalier, « créer partout des intérêts mutuels », et atteindre ainsi l’harmonisation des intérêts sociaux – autrement dit, dans la terminologie saint-simonienne que Chevalier continue d’employer : l’« association universelle » [21]. Ces intérêts combinés engendrent la croissance et font advenir de nouveaux intérêts, et ainsi de suite. Ce système circulatoire ne développe pas seulement les richesses humaines et économiques ; il entretient également la « capacité » productive des individus et des nations. Lorsque Chevalier analyse en profondeur l’ensemble des réseaux d’infrastructures (depuis les réseaux physiques de routes, canaux et chemins de fers jusqu’aux réseaux de capitaux à même d’encourager l’investissement, en passant par les réseaux de la connaissance nationaux et internationaux qui irriguent les secteurs de la science et de la technologie), il montre la façon dont cet entrelacs nourrit la croissance des « forces productives » et des connexions associatives qui fondent la « capacité » des individus, des classes et des nations. Et si Chevalier estimait que la « capacité » faisait partie prenante de l’« esprit d’association » et de la « fraternité humaine », la nature même de cette capacité, fondamentalement inégalitaire, a également justifié son soutien aux élites technocrates et, in fine, au coup d’État du 2 décembre 1851 fomenté par Louis-Napoléon Bonaparte.
Les ironies de la « capacité » : civilisation, guerre et paix
La capacité servait également une autre fonction, encore à l’état d’ébauche dans le Système de la Méditerranée, mais apparente dans les écrits plus tardifs de Chevalier, en lien avec son analyse de l’histoire des civilisations. Pour lui, la capacité permet de justifier l’impérialisme. L’argument est très clairement exprimé dans son Isthme de Panama, paru en 1854 : selon Chevalier, tout peuple qui échoue à faire un usage productif de ses ressources, et à développer sa capacité économique, se voit confisquer le droit d’utiliser ces mêmes ressources.
… car si dans les affaires privées la propriété implique le droit d’abuser ou de ne pas user, il n’en est pas de même dans celles de la civilisation. Ici subsiste, de droit divin, une loi de confiscation contre les États qui ne savent pas tirer parti du talent que le maître leur a confié, ou qui s’en servent contrairement à quelques-uns des penchants les plus invincibles de la civilisation, comme est celui du rapprochement des continents et des races [22].
C’est là toute l’ironie : Chevalier condamnait la guerre et les dépenses militaires comme des entraves au développement de la capacité économique et humaine, mais il justifiait la guerre avec les peuples non-européens comme prélude au développement de ces mêmes capacités. Il semble que sa définition de la capacité dépende donc de présupposés étriqués et de biais culturels très marqués, qui permettent de justifier la conquête de territoires étrangers au nom d’une « mission civilisatrice », d’où le soutien de Chevalier à l’invasion du Mexique par la France en 1862.
Mais l’ironie ne s’arrête pas là. Alors que Chevalier avait toujours affirmé que l’économie avait pour objectif-clé l’amélioration des conditions matérielles des classes populaires, dans le même temps, ses allusions répétées à la notion de capacité allaient de pair avec une attitude paternaliste : il montrait aux pauvres comment vivre leur vie, tendance qui allait motiver tant son soutien au coup d’État du 2 décembre 1851 contre la Seconde République, que sa participation active au Conseil d’État de Louis-Napoléon Bonaparte.
Ironie ultime de l’œuvre de Chevalier : tandis qu’il s’interrogeait sur les notions de commerce, d’infrastructure, de réseaux, et sur le développement des forces productives (notions centrales à sa vision d’une Europe intégrée et interconnectée, avant-goût de l’UE d’aujourd’hui), la place centrale assignée au concept de capacité au sein de ces mêmes réflexions signifiait que cette Europe tant souhaitée demeurait hors d’atteinte. En effet, la logique définitionnelle du concept de capacité tend à marginaliser ceux qui n’ont jamais fait partie de ces élites qui se sont approprié le terme. Si la « capacité » remplissait une fonction idéologique utile aux libéraux et aux socialistes de l’époque romantique, tous désireux d’évincer l’aristocratie d’ancien régime au tournant du XIXe siècle, cette même capacité a érigé une insurmontable barrière comportementale entre la bourgeoisie et le prolétariat, que nulle abondance de chemins de fers, canaux ou autres télégraphes ne sauraient surmonter.