Vivre avec les hommes est un livre qui nous offre un éclairage en temps réel sur les viols de Mazan. Cette affaire criminelle, qui a fait le tour du monde, a participé de notre quotidien pendant plusieurs mois, soit indirectement via la variété des canaux d’informations, soit directement pour Manon Garcia qui a décidé de se rendre dans la salle d’audience.
Le sous-titre Réflexions invite avec humilité à penser les violences sexuelles dans leur complexité et non sous le seul prisme du viol, ce que beaucoup de journalistes ont été tentés de faire en résumant l’affaire Pelicot à un nouveau « procès du viol ». Mais contrairement à l’affaire Tonglet-Castellano que Gisèle Halimi défend en 1978 pour en faire le procès du viol, le cas de Dominique Pelicot dépasse largement la juridiction du viol. Ce livre s’efforce de dégonfler ce qui pourrait paraître extraordinaire, pour se concentrer sur le caractère ordinaire des violences.
Voir et entendre « ça »
Le nombre des accusés et la variété de leurs profils prouvent que, loin d’être exceptionnels, ces crimes recouvrent des enjeux de société majeurs. Pour les saisir, Manon Garcia a voulu non pas modifier sa méthode, mais sa façon d’écrire. L’utilisation du « je » change de nature : c’est désormais en témoin qu’elle nous parle, mais en témoin femme qui se trouve être philosophe.
L’idée du livre jaillit d’une expérience empirique qui s’impose à elle dans la salle d’audience : que nous soyons célibataires, mères, filles, sœurs, collègues ou épouses, qu’est-ce qu’un tel procès produit dans l’existence des femmes ? Et que peut la justice pour celles qui sont victimes, mais aussi pour celles qui sont reliées aux criminels et dont la souffrance ne trouve nul lieu où se dire ? Qu’est-ce que ça nous fait, en tant que société, de voir et d’entendre « ça » ? Qu’est-ce que la justice répare ?
Beauvoir avait dû, à un moment donné, s’obliger à réfléchir à ce que signifiait être une femme au moment d’écrire Le Deuxième Sexe. De la même façon, Manon Garcia éprouve le besoin de penser en quoi sa façon d’être une femme hétérosexuelle informe sa pratique de la philosophie. Que se passe-t-il quand celle-ci se heurte à un monde où la justice, les instances de pouvoir et le droit ont été mis en place par des hommes ? La conclusion du livre est pessimiste : loin d’être des monstres, ces criminels illustrent la « banalité du mal », c’est-à-dire un quotidien de violences sexuelles, partagé par le plus grand nombre.
Les preuves et les chiffres sont formels et ils donnent corps aux concepts. Ce vécu, dans la salle d’audience, confère à Manon Garcia une lucidité alarmante qui la pousse à écrire ce livre sans doute pour ne pas basculer du côté d’une hyper-vigilance proche de la paranoïa. À défaut de retracer une « conversation » entre les sexes qui continue de faire défaut pendant l’audience, la philosophe fait jaillir l’impensé du consentement dans certains raisonnements d’agresseurs. La soumission chimique n’est-elle pas la forme la plus extrême du refus de toute conversation ? La scène de procès met ainsi à l’épreuve les concepts de soumission et de domination que la philosophe a théorisés dans ses deux derniers livres. Plus qu’un cas pratique, ce procès constitue la preuve par l’exemple. Il permet à la philosophe de recueillir et d’analyser un feuilleté de voix : celle de Gisèle Pelicot bien sûr, mais aussi celle des avocats, du procureur et de tous ces hommes accusés qui avouent plus ou moins naïvement leurs désirs criminels.
Avec beaucoup de prudence, la philosophe se demande comment faire un usage neutre du langage pour ne pas habiller d’érotisme les récits d’agression qu’elle retransmet. C’est sur ce point précisément que recourir à la littérature comme aux outils stylistiques pourrait aider à épingler l’innommable. Ce n’est pourtant pas cette approche qu’elle retient, mais un point de vue particulièrement novateur pour sa discipline.
Une philosophie pratique
Ce n’est pas le « je » philosophique qui gouverne ses pages, mais un « je » témoignage, véritable gageure intellectuelle : on pourrait accuser la philosophe de substituer le ressenti subjectif à l’analyse. Le témoignage s’inscrit dans un espace-temps singulier : un « ici et maintenant » qui ne correspond pas à ce qui est habituellement attendu du philosophe, selon l’image d’un Lucrèce retranché du monde, observant de son rivage la turpitude des hommes.
Où trouverait-elle le recul nécessaire pour penser ce qui se déroule sous nos yeux ? Est-ce bien raisonnable de vouloir analyser les mécanismes d’une telle violence à travers une écriture qui colle à la temporalité du procès, alors que bien des zones d’ombre restent non élucidées ? Je pense en particulier à l’inceste dont Caroline Darian accuse son père, alors que cette agression ne figure pas dans les chefs d’accusation retenus par la justice. On pourrait redouter que la philosophe plaque ses concepts ou qu’elle projette des raisonnements tout faits sur une réalité extérieure.
Il n’en est rien. Justement parce que Manon Garcia n’est pas n’importe quelle philosophe : elle invite la philosophie à notre table de cuisine, autant que sous nos draps et dans nos espaces collectifs. En d’autres termes, elle fait de la philosophie une pragmatique pour penser la vie et fournir des outils pour analyser nos expériences humaines les plus quotidiennes. Le procès Pelicot se présente alors comme le cas pratique par excellence des concepts sur lesquels Manon Garcia travaille depuis une quinzaine d’années, à savoir les notions de soumission, de consentement sexuel et même de conversation entre les sexes.
Notons au passage que ces viols sur une victime sédatée illustrent à quel point le sexe violent se passe de paroles. Loin d’être prophétique, la philosophie que Manon Garcia décline depuis On ne naît pas soumise, on le devient prouve sa force analytique et sa pertinence pour penser notre société. Le procès illustre les rapports de domination, mais qu’en est-il de la « soumission volontaire » induite par le patriarcat ? Dans quelle mesure le mariage et la conjugalité ont fait de Gisèle Pelicot une femme sous emprise ? La philosophe ne creuse pas cet aspect, mais montre combien ce prisme est opérant chez les agresseurs qui ne voient en Gisèle Pelicot que la propriété de son mari, ce qui les empêche de reconnaître leur propre faute. De la réticence à penser le viol, Manon Garcia nous invite à écouter la réticence à dire le viol. Et malgré l’horreur du procès, c’est un mince progrès.
Aimer, faire l’amour ou violer ?
Après la parution de King Kong théorie en 2006, Virginie Despentes expliquait que beaucoup d’hommes se confiaient à elle pour lui dire que son livre leur avait ouvert les yeux, car ils ne s’étaient pas rendu compte que leurs actes pouvaient s’apparenter à des agressions sexuelles. L’idée que les femmes doivent « éduquer » les hommes pour leur faire comprendre ce qui est inacceptable en termes de violences sexistes et sexuelles est l’un des leitmotive des discours féministes, qui s’en fatiguent. C’est d’ailleurs ce qu’illustre Cher Connard (2022), que l’on peut lire comme un roman d’apprentissage destiné aux hommes.
Vingt ans plus tard, les violeurs de Mazan déploient la même rhétorique : « Je ne savais pas que c’était un viol » ; « son mari était d’accord », etc. Manon Garcia montre que cette pseudo-ignorance masque une stratégie de défense ou, tout simplement, une incapacité à différencier rapports de force et rapports consentis. Violer et faire l’amour ne sauraient être confondus, même si certains ont l’impression que tout acte où s’assemblent les corps obéit à une même grammaire. La philosophe insiste (et c’est peut-être ce qui heurte l’entendement) : l’amour n’empêche pas l’horreur et il ne pourra jamais servir de caution morale.
Dominique Pelicot ne cesse de clamer que Gisèle est « son amour » et sa « reine » ; les accusés sont présentés comme de « bons pères de famille » aimants. Filles et épouses sont là au procès de leurs proches : leurs larmes manifestent avec force leur amour saccagé sur l’autel du tribunal. Gisèle Pelicot en personne n’avait-elle pas confié à la police que Dominique était le « meilleur des maris » quand il fut arrêté ? La juxtaposition de ces témoignages fait surgir une question à laquelle le livre ne répond qu’en partie : qu’est-ce que veut dire aimer ? Et que devient l’amour dans la conjugalité ?
Changer de disque
En réalité, Manon Garcia se confronte à cette énigme sans la résoudre totalement, non par défaillance mais par clairvoyance. L’autrice avoue – et ce geste est assez rare en philosophie pour être salué – que ce procès lui fait expérimenter les limites de ce qui peut se penser. Si le remède proposé est que les hommes « aiment un peu les femmes » pour « qu’on puisse continuer à les aimer », le problème n’est pas tant que l’amour manque, mais plutôt qu’il ne trouve pas ici d’autre expression que celle de la domination et la violence.
Justement, Manon Garcia convoque au banc des accusés ce que d’aucuns appellent la « culture du viol » et ce que nous voyons tout simplement comme notre culture populaire, celle dans laquelle nous tous et toutes avons grandi, aimé, dansé : Alain Souchon et l’univers fleuri qui jaillit sous les « jupes des filles » ; ou « Don’t you want me baby » de Human League (on peut savourer au passage l’ironie d’une soi-disant « human league » qui chante sur un rythme disco qu’une femme qui ose quitter un garçon va mal finir). Selon quels modèles culturels avons-nous appris à aimer ? Peut-on s’étonner que les hommes pensent aimer lorsqu’ils menacent, dominent et violent ? Comme le chantait Jeanne Moreau : « Fais-moi mal, Johnny ! Moi j’aime l’amour qui fait boum ! » N’est-il pas temps de changer de disque ?
Examinant aussi bien notre système judiciaire que nos institutions et même notre culture, le témoignage de Manon Garcia nous invite tout simplement à questionner le mécanisme de notre empathie et la façon dont celle-ci se construit à travers le temps long (regardons, à titre de comparaison, les sentiments de pitié pour l’agresseur qu’avait éveillés Bertrand Cantat). Outre la sympathie que suscite Gisèle Pelicot, naît une empathie pour les femmes, filles et sœurs des agresseurs, qui deviennent par ricochet celles dont la vie est brisée par leurs sévices sexuels. Leurs enfants seront privés de pères et elles devront assumer seules toutes les fonctions, y compris pourvoir aux besoins de leurs proches emprisonnés, eux qui n’ont pas pensé à elles avant d’agir.
Comment expliquer que la honte s’abatte d’abord sur elles toutes, quand les véritables agresseurs bénéficient toujours de circonstances atténuantes ? Le concept d’himpathy forgé par Kate Manne explique qu’on puisse invoquer si efficacement la misère sexuelle, les abus subis, la précarité, bref tout ce qui concerne l’histoire affective des agresseurs quand on s’intéresse, côté victimes, plutôt à leurs mœurs qu’à leur ressenti.
Pour que la honte change véritablement de camp et que nos modèles affectifs évoluent, ne faudrait-il pas enquêter sur la fabrication de ces représentations, notamment grâce à l’histoire littéraire ? Il me semble que le livre de Manon Garcia le permet, en invitant toutes les disciplines – aussi bien l’histoire que le droit, la linguistique et les sciences humaines en général – à cheminer avec elle pour déplier ce que signifie, sur le temps long, de vivre en compagnie des hommes.
Manon Garcia, Vivre avec les hommes. Réflexions sur le procès Pelicot, Paris, Flammarion, 2025, 232 p., 21 €.