Le Texas n’est pas un « swing state », mais il est un des lieux-clés des derniers jours de campagne pour les deux candidats. Sous la direction du gouverneur Abbott, c’est un laboratoire des politiques conservatrices, xénophobes et masculinistes que pourrait mettre en œuvre Trump s’il était élu.
« Borderlands » / Terres frontalières
Le vote anticipé (« early voting ») vient de débuter lundi 21 octobre. Partis politiques et associations encouragent à ne pas attendre le jour fatidique d’Election Day, le 5 novembre, pour voter. L’enjeu est de taille. À San Antonio, siège de Bexar County, où je vis, on vient d’annoncer que le premier jour d’« early voting » a battu le record de participation des années précédentes. Le Texas n’est pas un « swing state ». Pourtant, le choix de Kamala Harris de se rendre à Houston pour un meeting, le 25 octobre, dit beaucoup de l’enjeu politique : elle rappelle à « ceux qui pensent que le vote ne sert à rien » que « nous nous battons pour la liberté », tandis que drapeaux américain et texan encadrent le grand écran derrière elle. « Le futur en dépend », ajoute-t-elle. 30 000 personnes l’acclament. Dans un État où on se dit Texan avant de se dire américain, évoquer les principes de liberté, d’individualisme, et d’indépendance chers aux Texans fait mouche. Alexandra, une amie avocate qui représente une des oratrices – elle a failli mourir parce qu’on lui a refusé un avortement – dit qu’on aurait dit « une prière collective pour une vague bleue ». Le même jour à Austin, Donald Trump promet, lui, des expulsions sans précédent.
Mais la politique est loin d’être la seule chose qui préoccupe les Texans en ce moment. Aux pancartes politiques que l’on voit fleurir sur les pelouses de maisons des quartiers populaires et bourgeois se mêlent décorations, guirlandes et lumières d’Halloween.
Pavillons, bureaux, et commerces se métamorphosent avec leurs accoutrements grand-guignolesques qui enchantent adultes comme enfants. Et, surtout, on s’apprête à célébrer la fête mexicaine, Dia de los Muertos (« le jour des Morts »). On rend hommage à ses morts avec des autels pour honorer ses ancêtres avec soucis orange, encens de copal, pain frais, cierges, papel picado – des guirlandes de papier multicolore — et crânes décorés de couleurs vives. C’est l’occasion de défilés, musiques, et danses en plein air.
Malgré l’angoisse et l’inquiétude qui taraudent tous celles et ceux qui redoutent un retour de Donald Trump, il est facile d’oublier que l’échéance approche. Comme lors du concert du célèbre DJ de cumbia électronique El Dusty dans l’une des salles de concert les plus prisées de San Antonio une semaine plus tôt. Dusty est natif de Corpus Christi, une ville à deux heures de voiture sur le golfe du Mexique où il vit encore.
Chaleureusement accueillis par le public majoritairement mexicain américain, un groupe de musiciens « mariachis » ouvre le concert [1]. Comme Dia de los Muertos, la tradition mexicaine des mariachis perdure. Plus tard, Dusty va remixer les grands tubes de la chanteuse Tejana adorée de tous, Selena, dont la mort prématurée en a fait une icône. Ce soir-là, c’est la culture mexicaine, « tex-mex, » et Tejana qui remplit la salle et la cumbia qui fait danser les jeunes comme les moins jeunes.
Au sud du Texas (« South Texas »), la culture mexicaine est partout.
C’est frappant dès que l’on atteint la ville de San Antonio située à trois heures et demie de voiture de la rivière du Rio Grande à la frontière de l’État et à plus d’une heure de la capitale, Austin, au nord. Ses habitants refusent de s’identifier à la capitale, connue pour sa culture musicale, ses rassemblements technoculturels comme SXSW, la course de Formule 1, et surtout depuis quelques années, l’arrivée de Californiens et autres conservateurs et « technobros » désireux d’échapper à ce qu’ils estiment être le « socialisme » californien et ses mœurs dites « wokistes » [2]. Comme Elon Musk qui a installé son entreprise Space X à Boca Chica, près de Brownsville à la frontière mexicaine et a promis d’y déménager la chaîne de production Tesla. Ces nouveaux arrivants s’enthousiasment pour la tradition libertarienne de l’État et sa quasi-absence de règlementation en ce qui concerne le droit du travail, les protections sociales et son faible taux d’imposition – autant de symboles de la liberté et du capitalisme triomphant revendiqués par son gouverneur républicain Greg Abbott au pouvoir depuis dix ans. De ce côté-là, on ne se soucie nullement des destructions et catastrophes écologiques qui font le quotidien de milliers de Texans.
La population de San Antonio est à 65% « hispanique. » Avec un million et demi de personnes, elle est la septième plus grande ville des États-Unis [3]. Elle est connue pour les ruines de Fort Alamo, lieu de bataille dans la guerre pour l’indépendance du Texas en 1836 et ses missions espagnoles classées patrimoine mondial par l’UNESCO [4]. En revanche, peu d’étrangers savent que San Antonio est une « ville militaire » : on y trouve la plus grande concentration de bases militaires du pays. Et, surtout, depuis un an, San Antonio est connue pour son idole, Victor Wembanyama, sélectionné en 2023 pour jouer dans l’équipe de basketball des Spurs. « Wemby » est le nouveau héros texan comme le rappellent les affiches et peintures murales à travers la ville (5). Néanmoins, la dépossession et ségrégation économiques et raciales héritées de l’histoire de colonisation « anglo » à l’origine de la création de l’État est loin d’avoir disparu. La ville connaît le plus haut taux de pauvreté des vingt-cinq métropoles les plus peuplées et frappe particulièrement les populations latinos et africaines-américaines [5].
Plus loin vers le sud, on trouve Corpus Christi, créée en 1846 à la suite de l’annexion du Texas par les États-Unis, et ses quelque 300 000 habitants. Devenue le « plus grand exportateur énergétique » du continent nord-américain, la ville vit principalement de cette industrie pétrochimique, mais aussi du tourisme. C’est un port industriel et site névralgique de la « ceinture pétrochimique » (« petrochemical belt ») qui s’étend du Mississippi et de la Louisiane jusqu’à la côte texane. Les touristes principalement Texans venus profiter de la plage font peu cas des usines.
L’université jouxte une base navale où sont entraînés les pilotes de l’armée de l’air. Comme à San Antonio, la population de Corpus Christi est également majoritairement « hispanique » (61%) [6]. Corpus Christi est le lieu de naissance en 1929 de LULAC (« League of United Latin American Citizens »), l’organisation de défense des droits civiques des Mexicains Américains ; en 1948 du GI Forum d’Hector P. Garcia pour la défense des anciens combattants mexicains-américains, et de la chanteuse Selena. [7] Mais, au contraire de sa voisine, elle ne revendique pas officiellement d’identité ou de culture mexicaine. Le racisme y est encore très présent ; la ségrégation économique, sociale, politique, et éducative informelle « Juan Crow » qui l’a caractérisée jusqu’aux années 1960 continue de façonner la ville. Elle est visible dès que l’on s’éloigne du centre-ville.
San Antonio vote démocrate (58.3% pour Joe Biden aux dernières élections présidentielles) alors que Corpus Christi demeure un bastion républicain à l’image de l’État. Beatriz, militante féministe et écologiste, n’est pas optimiste : on n’a pas vu les gens se précipiter aux urnes ces derniers jours. Elle trouve « l’atmosphère pesante ».
Les destins opposés de ces deux villes résument bien les complexités du Sud du Texas. On s’y annonce mexicain.e, mexicain.e-américain.e, Tejano/a, Latino/a, Chicano/a, XicanX ou hispanique –la manière dont on se nomme sert à signifier son orientation politique et comment on appréhende le poids et la violence du passé. Être Tejano/a, c’est dire qu’on était là bien avant l’avènement de l’État. On peut être mexicain.e-américain.e et ne pas parler couramment espagnol, comme c’est le cas de la plupart de mes ami.es. C’est le prix de la ségrégation, du racisme, mais aussi d’une volonté d’assimilation : avoir un accent, avertissent les parents, c’est risquer la discrimination [8]. Or, la violence anti-mexicaine continue d’exister. Ainsi, les Texas Rangers nés en 1835, ont servi de « force paramilitaire » blanche responsable de ce que l’historienne Monica Muñoz-Martinez nomme la « terreur raciale » au cœur de l’histoire des terres frontalières [9]. Lynchages, « disparitions », répressions et violences policières jusque dans la seconde moitié du XXe siècle – une histoire longtemps mise de côté qui fait néanmoins partie de la mémoire collective Tejana [10].
Les contradictions du « vote Latino »
Être mexicain.e-américain.e ne signifie pas forcément voter démocrate. Ce serait là aussi mal saisir les contradictions politiques du Texas qui, seul, a été une « république souveraine, la frontière Ouest des États-Unis, et un état confédéré » esclavagiste [11]. La communauté Latino est loin d’être homogène. C’est l’erreur qu’a commise la campagne de Hillary Clinton en 2016 (celle de Kamala Harris semble justement l’avoir compris). Du Texas, c’était une évidence : le racisme anti-mexicain de Trump, et son évocation de « hordes » de « violeurs et meurtriers » traversant la frontière pour envahir le pays ne suffirait pas à mobiliser le « vote latino » contre lui. En effet, le vote républicain n’est pas uniquement un vote blanc, des classes populaires, pauvres, ou ouvrières, mais relève d’une vision ultra-conservatrice du monde, que partagent certain.es mexicain.es-américain.es. La religion joue son rôle. Le catholicisme traditionnel mexicain et l’évangélisme protestant et leur conservatisme notamment sur les questions de genre et sexualité demeurent au cœur de la vie sociale.
On a pu le voir dans la « Vallée » (raccourci de « Rio Grande Valley » qui va de Brownsville à Rio Grande City). Bien qu’historiquement démocrates, on a vu Trump faire de bons scores dans les comtés frontaliers du sud de la frontière [12]. Le siège de la 34e circonscription à McAllen est, cette année, une « priorité » pour démocrates et républicains, car « l’un des seuls sièges à prendre. » L’ancienne élue d’origine mexicaine, naturalisée américaine à l’âge de quatorze ans, et première élue mexicaine-américaine au congrès, Mayra Flores en appelle à mettre en place le programme raciste, xénophobe et misogyne de l’ancien président. Depuis 2022, elle milite pour un retour à un ordre conservateur revendiquant croyance, famille et liberté (« Faith, Family, Freedom »).
Or, refuser la « mexicanitude » n’est pas nouveau. Afin de faire valoir ses droits civiques, la classe moyenne mexicaine-américaine a souvent mis en avant sa participation au « rêve américain » et au prétendu exceptionnalisme qui sous-tend le mythe messianique de la « destinée manifeste » et de l’idéologie « pionnière » de la « frontière ». C’est pourquoi il n’est pas rare d’entendre des Tejanos dénoncer l’arrivée de migrants sans-papiers (« undocumented ») : ils n’incarneraient pas les « mêmes valeurs » de classe, race, et genre. Comme le dit la mère de Francisco, « nous, nous sommes arrivés ici correctement. » Ce rejet dédaigneux est loin d’avoir disparu. Et ce, même si l’on explique que les 1,6 million et demi de sans-papiers font fonctionner certains pans de l’économie texane, comme celle du bâtiment.
La frontière n’est pas qu’un enjeu politique. Elle fait partie du quotidien de milliers de familles. Adolescent à Reynosa, Jorge traversait chaque jour le pont au-dessus du Rio Grande pour aller au lycée à McAllen. Son meilleur ami Raul est né à McAllen de parents mexicains. Originaire d’El Paso et à San Antonio depuis plus de vingt ans, Francisco a des cousins à Ciudad Juarez. Monica, elle, allait régulièrement voir sa grand-mère à Brownsville pour faire les courses avec elle à Matamoros. On croise régulièrement les patrouilles (« US Border Patrol »), surnommée la « Migra », lorsqu’on va de Corpus à la frontière puisque les « checkpoints » sont généralement situés jusqu’à une centaine de kilomètres à l’intérieur du territoire américain [13]. José me racontait qu’enfant, sa mère le menaçait avec son frère d’être déportés par la « Migra » s’ils n’étaient pas sages. On sait qu’il est habituel de se faire contrôler. Depuis 2003, on peut aussi avoir à faire à l’ICE (« US Immigration and Customs Enforcement »). En charge entre autres des centres de détention en 2017, c’est l’ICE que l’on redoute le plus désormais, signe de la militarisation des « borderlands ». Or, traverser comme le font quotidiennement des milliers de migrant.es, veut dire risquer la mort dans le Rio Grande ou sous la chaleur écrasante [14].
Beaucoup de celles et ceux qui se disent républicain.es se reposent sur cette économie informelle où sous-payé.es et exploité.es, travailleurs.ses « sans papiers » ne possèdent ni droits ni protection. [15] Pourtant, dirigeants et politiques ne cessent de mettre en scène une politique cruellement répressive, comme l’a fait le gouverneur Abbott, les bus de migrants qu’il a organisés et les barrières flottantes et barbelés qu’il a fait installer dans le Rio Grande. Il s’agit de « protéger » les Texans : Abbott a établi en 2021 l’opération Lone Star permettant aux forces de police locales de contrôler et d’arrêter tous ceux et celles soupconné.es d’avoir traversé la frontière « illégalement. » On parle de 43 000 arrestations. Le contrôle migratoire est aussi un business : depuis 2017, les centres de détention sont construits et gérés par des sous-traitants privés. Sans doute en raison des élections, le gouverneur a décrété cet été qu’à partir du 1er novembre, les hôpitaux seraient tenus de vérifier la légalité de leurs patient.es sous réserve de perte du financement par l’État.
Autoritarisme viriliste et conservatisme de genre
Pour beaucoup, et surtout les plus vulnérables, le pire est déjà là. Le quotidien d’un État « rouge » signifie avoir déjà dû faire face à ce que l’incarnation MAGA du parti républicain prône pour le reste du pays. C’est aussi se débrouiller pour survivre aux conditions de vie catastrophiques imposées par un gouvernement dont on pourrait dire que l’unique but est de rendre la vie difficilement supportable ou même vivable pour des millions d’habitants, soit trop « bruns, » trop pauvres ou trop « woke » et surtout, à l’opposé de ce que souhaiterait le parti pour l’Amérique.
Il n’est pas possible de saisir la force idéologique qui unit les différentes composantes des soutiens Trumpistes et du parti républicain à tendance ultra-conservateur au pouvoir depuis trente ans si l’on ne prend en compte le fantasme d’un virilisme pionnier et libertarien, déterminé à éradiquer tout désordre de genre et ses incarnations—fantasme qui donne sa force à la rhétorique raciste des républicains. Il n’est pas surprenant que l’ancien président ait choisi de désigner les migrants comme des menaces à la fois sexuelles et physiques. Le désordre de genre est compris comme un des symptômes d’une société a la dérive, du « wokisme » et de l’extrême gauche, catégorie recouvrant tout ce qu’ils dénoncent. Il s’agit de mettre au pas, voire se débarrasser de tout celles et ceux considérés comme inassimilables et déviants afin d’établir un ordre capitaliste, autoritaire, paternaliste et suprématiste.
Le 1er septembre 2021, le Texas a promulgué la loi SB8 (« Texas Heartbeat Act ») interdisant l’avortement après 6 semaines, première loi abolitionniste depuis le passage de Roe vs. Wade en 1973. L’effet a été immédiat : une augmentation de 56% du taux de mortalité maternelle de 2019 à 2022 [16]. Suite à l’arrêt Dobbs vs. Jackson Women’s Health Organization de la Cour suprême annulant le droit à l’avortement, le Texas a promulgué le 25 août 2022 la loi HB 1280 (« Human Life Protection Act »), qui fait du recours à l’IVG et de toute aide, y compris médicale, un délit. L’Attorney general de l’État Ken Paxton multiple les procès : en 2023, envers une femme désirant se faire avorter ; en 2024, envers la ville d’Austin qui avait dépensé 400 000 dollars pour défrayer les femmes obligées de quitter l’État pour aller se faire avorter. Ce contexte explique pourquoi la décision de tenir un meeting sur cette question en période de vote électoral est d’une telle importance. La présence de Beyonce et de Kelly Rowland rappelle que ce sont les femmes latinas et noires qui ont été le plus frappées par ce que Harris a désigné « l’épicentre » de la bataille pour la « liberté reproductive ». Son plaidoyer n’est ni économique ni féministe : Harris ne mobilise pas le registre du droit, mais celui de « liberté », fétiche américain qui résonne puissamment au Texas.
Cette bataille ne doit pas faire oublier que la répression est beaucoup plus large : la transphobie est devenue le cri de ralliement des républicains, « antivaxx », complotistes, libertariens et conservateurs évangélistes. Elle évoque le spectre d’un « désordre de genre » et l’argument libertarien contre toute ingérence de l’État. Depuis 2021, les indidivu.es (et surtout les enfants) trans sont régulièrement pointé.es du doigt et leur existence même mise en cause. Paxton a ordonné la criminalisation de fait de tout traitement médical de transition pour mineur.es (« gender-affirming care »), avalisé par la loi SB 14 du 2 juin 2023 et obligeant à la fermeture de la plupart des centres médicaux spécialisés. L’Attorney général vient d’assigner en justice un médecin pour avoir facilité l’obtention de traitements hormonaux.
Cette répression réactionnaire s’étend au système éducatif, autre obsession républicaine. En 2021, l’État a interdit tout enseignement de la théorie critique de la race (« Critical Race Theory ») au sein des programmes scolaires. La loi SB17 du 22 mai 2023 a interdit les initiatives et programmes de « Diversity, Equality et Inclusion » (DEI) dans tous les organismes d’État, dont les écoles et les universités. Des organisations conservatrices se mobilisent pour demander l’interdiction de livres jugés sulfureux, décadents et immoraux, c’est-à-dire censurer ceux qui concernent les questions LGBTQ+ et raciales. Le contenu des programmes et des livres d’histoire est depuis longtemps un enjeu politique et objet de censure, et la répression politique des enseignant.es une réalité [17].
Malgré la répression et la précarité de ces dernières années, le Trumpisme semble moins visible qu’en 2016 et 2020. À l’époque, on voyait fleurir pancartes et drapeaux en soutien à Trump et leur rhétorique masculiniste et raciste. Mon voisin de gauche, aux tendances « survivalistes », en avait planté afin de faire valoir sa résistance libertarienne à la prétendue menace socialiste des démocrates ; celui de droite était un MAGA convaincu, affichant fièrement son appartenance aux « déplorables » dont Hillary Clinton s’était moquée. Les Trumpistes étaient toujours prêts à l’invective et à la revendication revancharde. Ils s’enthousiasmaient pour la figure viriliste de Trump qui avait rassemblé évangélistes, républicains, libertariens, conservateurs et désenchantés de la politique sous sa bannière. À l’époque, parler politique lorsqu’on n’était pas du même bord n’était pas sans danger. Le redoublement de « rafles » (« raids ») sur les chantiers, l’établissement de camps d’internement (« detention centers »), l’annonce d’expulsions (« deportations ») avaient instauré un climat de peur étouffant. Militant.es, associations, et citoyen.nes ordinaires latinx et anglo s’étaient mobilisé.es et le font toujours.
Quelle démocratie ? Déni et batailles
Les démocrates se sont particulièrement mobilisés cette année. Car ce joue également l’élection qui oppose le sénateur républicain ultra-conservateur Ted Cruz et le démocrate Colin Allred, ancien joueur de la NFL. Les Américain.es connaissent bien Cruz, la xénophobie « nativiste » raciste et la misogynie homophobe qu’il revendique, mais aussi son soutien inconditionnel à Trump et sa victoire supposément « volée » en 2020 (et sa participation à l’insurrection du 6 janvier qu’il conteste ; tout comme Paxton qui était un des orateurs présents à Washington ce jour-là). Cruz a failli perdre son siège il y a six ans face au démocrate Beto O’ Rourke, un représentant du congrès élu de la circonscription d’El Paso. C’est une figure détestée par beaucoup de Texans, toutes tendances politiques confondues [18]. Mais pas forcément pour ses opinions politiques. Pourtant, comme pour l’élection présidentielle, on est très prudemment optimiste.
En effet, j’ai souvent entendu mes ami.es douter du caractère démocratique de l’État. Le Texas se distingue par sa pratique historique de ce que l’on nomme « voter suppression », une stratégie systématiquement déployée par les républicains [19]. L’organisation des élections dépend d’élus partisans, ce qui peut influer sur la préparation et la tenue du vote. Le nombre de bureaux de vote peut être limité, leur emplacement modifié, ainsi que la légitimité du vote par correspondance remise en cause. À Corpus Christi, j’ai vu des groupes partisans, conservateurs ou évangélistes à l’entrée des bureaux de vote. Cela explique en partie qu’en 2022, le Texas ait connu le plus bas taux de participation de tout le pays.
Ces trois dernières décennies, un des outils républicains les plus efficaces a été le redécoupage électoral, ou « gerrymandering » dont le Texas s’est fait une spécialité [20]. Cette pratique consiste à regrouper tous les centres urbains ou identifiés comme démocrates dans une même circonscription afin de « diluer » le vote démocrate et assurer la domination républicaine. Corpus Christi, siège de la 27e circonscription, en est un exemple flagrant : en effet, la circonscription a été redessinée pour regrouper un territoire rural loyalement républicain et noyer le poids électoral de la ville. À la suite d’une plainte déposée par LULAC auprès d’une cour fédérale, elle a été désignée en 2017 par un panel de juges comme l’une des deux circonscriptions en violation du Voting Rights Act de 1965 et donc discriminatoire, avant que la décision des juges soit rejetée par la Cour suprême des États-Unis [21]. Reprenant le mythe trumpiste de la « fraude électorale », Greg Abbott s’est vanté en août dernier d’avoir « purgé » 6 500 inscrit.es des listes électorales en raison de leur prétendue illégalité (« noncitizens »), chiffre très largement exagéré. Lui et Paxton menacent désormais d’exiger une preuve de citoyenneté américaine pour que les électeurs puissent voter [22]. Ce passé et ce présent font que beaucoup estiment que « voter ne sert à rien », encore plus dans des villes comme Corpus Christi.
Ces jours-ci, les pancartes en soutien à Trump se font plus rares en ville. À San Antonio, j’ai vu des pancartes « Crazy Cat Ladies » (en référence à l’accusation de Vance envers les femmes célibataires ayant des chats plutôt que des enfants) et, quoique plus rares, quelques-unes en espagnol qui annoncent « Chingatumagapendejo. No mas naranja » (« Va te faire foutre, connard maga. Dehors l’orange ».
À Corpus Christi, je n’ai vu qu’une ou deux pancartes en soutien à Trump.
Mais ce n’est pas le cas dès qu’on se rend dans le Texas rural. J’ai entendu des connaissances trumpistes promettre que « ça va exploser » en novembre sans aucune autre précision. Du côté démocrate, on s’attend à une autre tentative de coup d’État en cas de victoire de Harris. Et malgré l’angoisse sourde que nous ressentons tous.tes à une semaine du scrutin, tout le monde se prépare pour Halloween et un week-end de fête avec « Muertosfest », ses autels, défilés, costumes, barbecues et son concert de cumbia du groupe mexicain Son Rompe Pera
Sandrine Sanos, « Lettre du Texas »,
La Vie des idées
, 1er novembre 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Lettre-du-Texas
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[1] Les Texans raccourcissent généralement : l’expression « être mexicain » sert généralement à dire que l’on est mexicain-américain ou d’origine mexicaine.
[2] « The Astonishing Transformation of Austin », The New Yorker ; Helen Lewis, « How Joe Rogan remade Austin », The Atlantic (11 septembre 2024).
[3] Austin en compte un peu moins d’un million tandis que Houston et sa métropole représentent presque sept millions de personnes.
[4] Comme le revendiquent les journalistes Bryan Burrough, Christ Tomlinson, et Jason Stanford, auteurs de l’ouvrage Forget the Alamo : The Rise and Fall of an American Myth (Penguin, 2021)/
[5] « Anglo » est une désignation spécifique à la région, signifiant « blanc ». Elle est d’usage à Corpus Christi, mais je ne l’ai jamais entendue à San Antonio.
[7] Cynthia E. Orozco, No Mexicans, Women, or Dogs Allowed : The Rise of the Mexican American Civil Rights Movement (University of Texas Press, 2009).
[8] Martha Menchaca, The Mexican Experience in Texas : Citizenship, Segregation, and the Struggle for Equality (University of Texas Press, 2022).
[9] Monica Muñoz-Martinez, The Injustice Never Leaves Us : Anti-Mexican Violence in Texas (Harvard University Press, 2018), 15.
[10] Voir Nicholas Villanueva Jr., The Lynching of Mexicans in the Texas Borderlands (University of New Mexico Press,2017) ; Veronica Guzmán Hays, ““Brown Bodies and Police Killings : José Campo Torres Jr. and Anti-Mexican Violence in Texas in the 1970s” Mémoire de maîtrise Texas A & M University – Corpus Christi, 2020.
[17] Sur ces questions, voir Sandrine Sanos, « L’impossible résistance : un parcours féministe au sein de l’Université américaine au Texas », SociologieS, 2024 ; et pour la Floride, Darcie Fontaine, « Diary : Florida under DeSantis », London Review of Books Vol. 45 #20 (octobre 2023).
[18] Michael Hardy, “The New Ted Cruz ?” Texas Monthly (October 2024).
[19] Dan Salomon, « Ken Paxton is suing Texas counties over voter-registration efforts. What’s legal and what’s not ? », Texas Monthly (10 septembre 2024).
[22] Il s’agissait en fait de seulement 581 personnes. Il suffit habituellement de confirmer qu’on possède la nationalité américaine, présenter son numéro de permis de conduire et préciser son domicile ; il est de la responsabilité des services administratifs de vérifier les informations. https://www.texastribune.org/2024/10/16/exas-noncitizen-voting-proof-of-citizenship/