États-Unis 2024 : sauver la démocratie

En 1980, Howard Zinn, ancien militant des droits civiques devenu un des principaux acteurs du renouvellement de l’histoire sociale, écrivait dans la conclusion de son Histoire populaire des États-Unis, best-seller traduit dans de nombreuses langues :

Tous ces livres d’histoire américaine qui se focalisent sur les Pères Fondateurs et sur les présidents successifs pèsent lourdement sur la capacité d’action du citoyen ordinaire. Ils suggèrent qu’en temps de crise, il nous faut chercher un sauveur (…) Les livres d’histoire classiques nous apprennent encore que l’acte suprême du citoyen est de désigner son sauveur en allant voter tous les quatre ans pour choisir entre deux Blancs relativement riches, anglo-saxons de surcroît et mâles par-dessus tout, à la personnalité terne et aux opinions parfaitement orthodoxes.

Il remettait ainsi en cause de manière salutaire la lecture classique, excessivement politique, de la démocratie états-unienne, qui considère les alternances présidentielles comme des moments-clés dans la vie des Américain.e.s. À distance des échéances électorales, celle-ci est traversée par des dynamiques plus longues, plus structurantes, qui s’ancrent dans les territoires dans lesquels elles et ils vivent, dans leur identité ethnoraciale et les privilèges ou discriminations qui y sont associés. Il n’en reste pas moins que le cycle électoral dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui est d’une importance capitale. Pas seulement parce que cette année encore, ce n’est pas entre deux Blancs anglo-saxons que les électeurs américains ont à choisir, mais entre un homme et une femme, entre un Blanc anglo-saxon et une représentante de la nouvelle Amérique multiethnique. L’enjeu de cette élection va bien au-delà d’un affrontement entre deux personnalités si contrastées. Ce qui se joue, c’est la capacité d’un peuple à rejeter un candidat à la fois inapte et dangereux.

Lorsqu’il occupait la Maison Blanche de 2016 à 2020, l’ancien président et actuel candidat républicain a révélé de manière patente son instabilité, son incohérence, sa violence verbale et physique, son incapacité à se laisser guider, dans ses décisions politiques, par la recherche du bien commun. Trump est mis en cause aujourd’hui dans de très nombreuses procédures judiciaires, en particulier parce qu’il a refusé l’issue du précédent scrutin présidentiel en le contestant par la force. On apprend d’ailleurs ces jours-ci qu’en 2020, trois jours avant les élections, son conseiller Steve Bannon disait en privé à un cercle étroit de supporters que quel que soit le résultat du scrutin, Trump annoncerait sa victoire. Cet épisode révèle tout le mépris de Donald Trump à l’égard des mécanismes fondamentaux de la démocratie représentative. Un homme prêt à manipuler l’opinion, à instiller dans les esprits les racines du doute à ses propres fins, et surtout prêt à passer, littéralement, en force. Si le peuple américain décide de reconduire cet homme à la Maison Blanche, c’est le devenir et l’intégrité des institutions américaines qui seront en jeu. En dépit de ce qu’a pu écrire Howard Zinn en 1980, le besoin d’un sauveur -une sauveuse en l’occurrence- est criant cette année, avec le soutien des citoyennes et citoyens ordinaires, le plus nombreux possible.

Une potence érigée par la foule est suspendue près du Capitole des États-Unis lors de la prise d’assaut du Capitole des États-Unis en 2021.

Crédit : Tyler Merbler

Ce dossier propose de comprendre pourquoi ce candidat extrémiste, coupable de violations majeures du droit, peut représenter un danger pour la démocratie états-unienne. Dans « Trump face à ses juges », Julien Jeanneney présente l’ensemble des procédures judiciaires mettant en cause l’ancien président pour violation du droit - fraude, diffamation, tentative de renverser les élections de 2020, conservation de documents classifiés. Françoise Coste expose les dynamiques internes d’un parti républicain qui a fait aujourd’hui de Trump son candidat. Thomas Charraye présentait en janvier 2024 dans « Anatomie de la droite conservatrice » les bases de son renouveau idéologique : anti-modernité et démocratie, religion et capitalisme.

Sous la forme de chroniques, nous irons en Arizona, un des États-pivots, où pourrait se jouer l’issue des élections. Des questions-clés s’y déploient : la refermeture du pays et le contrôle de l’immigration, la défense ou non de l’environnement, le renouvellement de l’électorat républicain. Dans « Du bitcoin pour la fin du monde. Trumpistes, survivalistes, anti-étatistes », l’anthropologue Sébastien Roux nous embarque aux côtés des survivalistes, emblématiques de l’électorat trumpiste d’aujourd’hui. En suivant la piste du jaguar, Thomas Grillot propose, depuis la ville de Tucson, un portrait de l’Amérique derrière son mur, cette barrière avec le Mexique affectant autant les migrations animales qu’humaines, polarisant écologistes, Amérindiens, migrants, éleveurs pro- ou anti-Trump.

Le renouveau du conservatisme américain semble devoir ne jamais s’arrêter. Nous en avions d’ailleurs fait la problématique centrale de notre dossier spécial élections en 2012. Il ne doit pourtant pas cacher l’élan de certains mouvements progressistes. Ainsi Clément Petitjean montre que la très longue grève dans l’automobile peut être lue comme une victoire écologique. La sociologue australienne Melinda Cooper soutient, elle, l’espoir que la contre-révolution conservatrice et le néo-libéralisme déclinent enfin. Pourtant, des privilèges structurants, en particulier en matière raciale, ne sont toujours pas remis en cause. Esther Cyna montre ainsi que dans le domaine de l’éducation publique, comme dans beaucoup d’autres, la fiscalité est racialement biaisée et favorise structurellement les Blancs par rapport aux Africains-Américains.