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Essai Société

Dossier : Revaloriser le travail

Les banques face à leurs clients
Salariés de banque et inclusion bancaire


par Georges Gloukoviezoff , le 28 janvier 2013


La grande majorité des banques se sont détournées de leur ancienne fonction de conseil et préfèrent aujourd’hui traiter leurs prestations de service comme des produits à rentabiliser au maximum. Jouant du thème de l’autonomie du client, elles se défaussent sur lui du risque d’exclusion bancaire. Comment leurs salariés réagissent-ils face à cette nouvelle donne ?

En apparence, personne ne s’oppose à l’inclusion bancaire, censée favoriser l’inclusion sociale des personnes concernées et contribuer à la croissance économique en développant l’accès approprié aux services bancaires de ceux qui en étaient jusqu’alors exclus. Un large consensus semble unir décideurs politiques, comme l’illustre la mise en place du Partenariat global pour l’inclusion financière lors du sommet du G20 à Séoul en décembre 2010, établissements bancaires dont la Fédération bancaire française ne cesse de rappeler les efforts dans ce domaine, et monde associatif, comme en témoigne la publication récente par la Croix Rouge Française, le Secours Catholique et l’UNCCAS d’un Manifeste pour l’inclusion bancaire. Pourtant, promouvoir l’inclusion bancaire n’a rien de consensuel. Alors que cette thématique est souvent assimilée à une dimension secondaire de la lutte contre la pauvreté cantonnant les réponses bancaires apportées au sein des actions périphériques dites de responsabilité sociale des entreprises, s’interroger sur les moyens de sa promotion conduit en fait à questionner le cœur de l’activité bancaire. Comme en témoigne indirectement la hausse constante des accrochages entre clients et banquiers depuis l’éclatement de la crise financière [1], les salariés de banques en contact avec la clientèle rencontrent de grandes difficultés aussi bien pour la promouvoir que pour en assumer les échecs. La thématique de l’inclusion bancaire conduit ainsi à remettre en question la vision d’une industrie bancaire au sein de laquelle les salariés en agence ne seraient que les rouages d’une mécanique bien huilée destinée à écouler toutes sortes de produits. La promotion de l’inclusion bancaire passe nécessairement par ces salariés et suppose son articulation parfois conflictuelle aux actes de vente qu’ils réalisent quotidiennement. Mais cette articulation est-elle possible au sein de l’établissement bancaire qui les emploie ?

Les salariés de banque au cœur de l’inclusion bancaire

Favoriser l’inclusion bancaire consiste à permettre à des personnes d’accéder à des produits bancaires pour faire face à leurs besoins. Il s’agit donc de proposer un accès approprié aux produits concernés comme le font couramment les salariés de banque. La majorité de leurs clients disposent ainsi des produits dont ils ont besoin pour percevoir, conserver et mettre en circulation leur argent grâce au compte de dépôt et moyens de paiement structuraux, ou pour étaler dans le temps l’impact budgétaire d’une dépense ou d’une fluctuation du niveau de leurs ressources par le biais des différents types de crédits ou en les anticipant grâce aux produits d’épargne. Les salariés de banque contribuent de fait à l’inclusion bancaire de la majorité de la population.

L’inclusion bancaire ne se situe donc pas en périphérie de l’activité bancaire ; elle porte au contraire sur ce qui en constitue l’essence même : la qualité du service rendu par ces établissements. Il n’est toutefois pas totalement illégitime d’accorder à l’inclusion bancaire un statut particulier dans la mesure où, à la différence d’autres services marchands, la qualité du service rendu à leurs clients par les établissements bancaires et l’impossibilité pour une partie de la population d’y accéder de manière appropriée sont aujourd’hui considérées comme des sujets de politique publique. La problématique de l’inclusion bancaire invite donc à se pencher sur les défaillances de l’activité bancaire, défaillances inhérentes à la structuration de cette activité par les prestataires.

Pour identifier les causes de ces défaillances et comprendre pourquoi les salariés se trouvent dans une situation particulièrement inconfortable, il est nécessaire de définir ce que commercialisent les banques. A priori, la cela va de soi : les banques vendent des comptes de dépôt ou d’épargne, des moyens de paiement scripturaux (chéquier, carte de paiement, etc.), des crédits et des produits d’épargne ou d’investissement. Cette lecture est pourtant parfaitement erronée. Aucun de ces produits n’est vendu par la banque. Ils sont mis à disposition des clients pour qu’ils puissent en faire usage mais leur propriété reste celle de l’établissement qui peut à tout moment les retirer à ses clients. Les banques sont en réalité des prestataires de service.

À partir des travaux sur l’économie des services, notamment ceux de Jean Gadrey [2], il est possible de définir la prestation qu’elles fournissent comme la mise à disposition de leurs capacités techniques (notamment les produits comme le compte, la carte de paiement, etc.) et humaines (les compétences des salariés) afin que leurs clients puissent en faire usage et produire les effets utiles qu’ils désirent. Les opérations de « vente » de produits comme l’ouverture d’un compte ou l’octroi d’un crédit ne sont donc pas l’aboutissement de la prestation mais une composante du processus de production des effets utiles attendus par le client. C’est là toute l’ambiguïté de la prestation de services bancaires : ce qui est généralement considéré comme le produit de la prestation (octroi ou adaptation d’un produit, conseil, etc.) s’apparente en fait à une étape du processus de production, le produit véritable tient aux résultats de la prestation, à savoir ses effets utiles pour le client et le prestataire. Ces résultats, s’ils sont de qualité, s’apparentent à l’inclusion bancaire des clients concernés, et, pour la banque, à la fidélité de ces clients (en raison de leur satisfaction) à condition que le processus de production soit lui-même rentable.

L’organisation bancaire doit donc concilier la satisfaction des besoins du client et l’impératif de rentabilité découlant de la nature commerciale des établissements bancaires. Le rôle assigné aux salariés dans la résolution de cette équation est crucial. À l’instar de nombreux types de services, la qualité de la prestation de services bancaires est dépendante de la participation du client. Celle-ci découle de la nature singulière et en partie subjective du résultat attendu. Dans la mesure où les attentes d’un client sont distinctes de celles d’autres clients et qu’il sera juge de leur satisfaction, il est indispensable qu’il soit impliqué dans la définition de la prestation et sa mise en œuvre. Cette nécessaire participation tient également au fait que le client fait usage des produits mis à sa disposition transformant le processus de production de la prestation de service en processus de coproduction. Clients et salariés sont ainsi supposés collaborer :
 lors de l’octroi d’un nouveau produit nécessitant que le client explique au salarié ce qu’il désire et lui donne les renseignements nécessaires sur sa situation afin que celui-ci puisse évaluer sa demande et lui prodiguer les conseils et explications requises ;
 lors de l’évolution de la situation du client nécessitant l’adaptation des caractéristiques des produits dont il dispose (ex. l’augmentation de l’autorisation de découvert ou la réduction d’une mensualité d’un crédit) ;
 et lors de la mise en œuvre des règles et normes bancaires suite à l’usage fait par le client des produits qu’il détient (en réalisant un paiement alors que le compte n’est pas approvisionné ou en remboursant un crédit par anticipation, le client affecte le résultat de la prestation pour lui comme pour le prestataire).

Chacun de ces temps forts de la prestation implique que banquier et client parviennent à s’entendre en établissant langage et intérêt communs. En dépit des nombreuses raisons pour lesquelles cette collaboration peut échouer (asymétries économiques, éloignement socioculturel, etc.), elle est un ingrédient irremplaçable pour réduire l’incertitude quant à la qualité du résultat de la prestation. Seule l’expertise du banquier basée sur son expérience et sa faculté de négociation et de conseil autorise la prise en compte des singularités des besoins et attentes du client [3]. Toutefois, une telle structuration de la prestation est particulièrement coûteuse pour l’établissement bancaire puisqu’elle requiert que le salarié passe du temps à échanger avec le client afin de parvenir potentiellement à s’entendre. La contrainte de rentabilité pesant sur ces établissements les a conduits à faire d’autres choix.

Stratégie commerciale et redéfinition du rôle des salariés en contact avec la clientèle

Depuis le début des années 1980, la libéralisation du secteur bancaire et les évolutions de la rentabilité comparée de leurs diverses activités (notamment le financement de l’économie) ont conduit les établissements bancaires à faire de la clientèle de particuliers un marché à rentabiliser. Pour cela, le processus de production de la prestation a été largement rationalisé en prenant appui sur les nouvelles technologies de l’information et les théories du marketing [4]. Si l’expertise du banquier permet de déterminer en collaboration avec le client quels sont les produits les plus adaptés à ses besoins, l’analyse des bases de données portant sur la consommation bancaire des clients doit offrir une approximation satisfaisante et beaucoup moins coûteuse.

L’action des salariés en agence s’est ainsi progressivement trouvée corsetée par de nombreux outils d’aide à la décision basé sur le scoring et de datamining. Le système informatique de l’établissement met à disposition du salarié un éventail de produits accessibles au client selon la note qu’il a obtenu au regard des expériences passées de clients au profil similaire. Cette évolution présente au sein de l’ensemble des réseaux bancaires a transformé en profondeur le rôle du salarié en contact avec la clientèle : il n’est plus l’expert qui détermine qu’elle est la meilleure réponse pour le client, mais un commercial puisant dans un ensemble d’options prédéfinies pour tenter de convaincre le client de faire affaire avec lui. De conseiller, le salarié de banque devient commercial évalué, promu et souvent rémunéré en fonction du nombre de produits qu’il aura fait souscrire à ses clients. Cette évolution est une réponse, en apparence pragmatique, à la nécessité de gérer une clientèle de masse mais également une prise de pouvoir de l’organisation sur le salarié qui détenait jusqu’alors la connaissance du « marché » au sein duquel il intervient [5]. Toutefois cette transformation est incomplète. Elle continue de se heurter à la caractéristique essentielle de la prestation de services bancaires : la singularité des attentes et besoins des clients et partant celle des effets utiles que cette prestation doit engendrer.

C’est cette limite que la problématique de l’inclusion bancaire met en évidence. Recourir aux outils informatiques pour définir les contours de la prestation de services bancaires présente de nombreux avantages : les bases de données comportent un ensemble bien plus vaste de clients que l’expérience du banquier, les éventuels préjugés ethniques ou de genre sont neutralisés, la décision est rapide et peu coûteuse, etc. Cependant, l’efficacité de cette démarche repose sur une hypothèse essentielle : le client doit être en mesure d’évaluer si la prestation « prête à porter » qui lui est proposée satisfera ou non ses attentes singulières. Les bases de données utilisées par les établissements bancaires sont en effet totalement aveugles quant aux effets utiles de la prestation pour le client. Elles conservent l’historique des remboursements de crédit, de paiement par carte, par chèque, les mouvements sur le compte et éventuels incidents mais ces informations n’ont aucune pertinence pour évaluer la satisfaction d’un client considéré individuellement. De plus, ces bases de données ne disent rien des clients qui se sont vus refuser l’accès à certains produits. Elles ne permettent donc que d’évaluer la qualité du résultat de la prestation du point de vue du prestataire, déléguant au client le reste de l’évaluation. Il est alors moins question de coopération que de division des tâches.

Une telle structuration pose peu de problèmes pour des produits simples (comme le compte de dépôt) distribués à une clientèle au profil socioéconomique stable et fortement représentée dans les bases de données de la banque. En revanche, dès que la situation du client ou le produit désiré se complexifie, la pertinence des réponses issues de l’analyse des bases de données diminue fortement. L’application de ces solutions prédéfinies, si elle protège en général l’intérêt du prestataire, s’avère souvent dévastatrice pour ces clients s’ils ne sont pas en mesure d’en anticiper les effets.

C’est ce qu’expérimentent les clients qui, en raison de fluctuation du niveau de leurs revenus d’un mois sur l’autre, doivent s’acquitter régulièrement de frais bancaires car ils n’ont pas été en mesure de respecter les échéances mensuelles de leur(s) crédit(s) ou d’honorer les prélèvements automatiques de loyer, d’énergie, etc. D’un point de vue bancaire, l’application de ces frais se justifie par le non-respect des termes du contrat et accroît la rentabilité de la relation aussi longtemps que le client les assume. Pour des clients aux revenus faibles, ces frais entrainent un appauvrissement souvent synonyme de privations sur d’autres postes budgétaires (alimentation, santé, etc.). Mais des conséquences similaires peuvent également être expérimentées par des clients dont les revenus sont stables et désirant faire fructifier leur épargne. La méconnaissance des besoins singuliers de ces clients par des banquiers dépendant uniquement ou principalement des informations fournies par l’analyse des bases de données a par exemple conduit de nombreux particuliers à investir, sur les conseils de leur banquier, l’intégralité de leur épargne en vue de leur retraite dans des placements en actions au cours de la première moitié des années 2000 et à perdre tout ou partie de leur capital suite à la crise financière.

Ces résultats désastreux de l’influence des objectifs commerciaux de court terme et de la négation de l’expertise des salariés en agence au profit de l’analyse des bases de données, s’expliquent par l’irréalisme d’un postulat à la base du discours marketing : les clients sont responsables de l’évaluation de la pertinence des solutions bancaires qui leur sont proposées. Le discours positif sur l’autonomie des clients masque en fait qu’il leur est généralement impossible de prendre seuls des décisions bancaires appropriées lorsque leurs besoins sont complexes, faute de voir réunies les conditions suivantes :
 avoir des compétences suffisantes concernant le calcul et la gestion budgétaire (voire la fiscalité lorsqu’il est question d’investissement) ;
 avoir une connaissance professionnelle des produits bancaires existants et de leurs caractéristiques ;
 être à même d’évaluer les effets à moyen et long terme des produits éventuellement souscrits comme par exemple le taux de rendement probable d’un produit d’investissement ;
 être en mesure de s’extraire du contexte émotionnel (pression de la précarité, inquiétude face à l’avenir, désir de devenir propriétaire, etc.) inhérent au besoin à satisfaire pour ne pas artificiellement sur-estimer ou sous-estimer les avantages et limites des produits considérés ;
 avoir accès à des produits dont les caractéristiques répondent à leurs besoins.

Ces conditions ne sont malheureusement que très rarement réunies. Cela ne signifie pas que le résultat de la prestation de services bancaires soit systématiquement de mauvaise qualité, l’intérêt commercial de la banque convergeant souvent avec la satisfaction des clients. Toutefois, lorsque les situations sont complexes et que la satisfaction de ces besoins suppose la mise en œuvre de ressources humaines rendant improbable la rentabilité de l’opération pour la banque, le client doit se débrouiller par lui-même.

Les difficultés rencontrées par le client une fois le banquier dépossédé de son rôle d’expert et de conseiller ont conduit le législateur à intervenir. Deux exemples récents donnés par la transposition en droit national de directives européennes illustrent ces tentatives. La première date de 2007 et porte sur la régulation du marché des instruments financiers (directive MIF). La seconde porte sur la régulation du marché des contrats de crédit au consommateur dont la transcription en droit français a été réalisée par la Loi Lagarde en juillet 2010. Dans un cas comme dans l’autre, il est question d’obliger le vendeur de produits bancaires et financiers à mieux prévenir les risques inhérents aux investissements (notamment boursiers) et à l’endettement. La loi est donc intervenue pour affirmer le rôle d’expertise et de conseil du banquier. Toutefois, si l’on se fie aux évaluations menées par la Fédération CFDT des Banques et Assurances [6] dans le premier cas et par le Sénat dans le second [7], cet effort est loin d’avoir porté ses fruits. Le deux évaluations jugent paradoxal de faire jouer ce rôle de conseil et d’explication aux salariés eux-mêmes et y apportent les mêmes explications :
 ils sont insuffisamment formés pour le faire ;
 ils n’y sont pas nécessairement incités, étant intéressés de différentes manières (concours, primes, rémunérations, promotions, etc.) à la vente de produits aussi nombreux que possible ;
 ils n’ont pas les moyens de le faire en raison d’une charge de travail croissante (notamment pour respecter ces obligations légales qui prennent dans les faits la forme de formalités administratives vides de sens alors qu’elles devraient être l’occasion d’une pédagogie financière).

Cette mise en échec de la loi illustre la force du cadre organisationnel au sein duquel agissent les salariés de banque. Leur formation (préalable et continue), les objectifs qui leur sont fixés, les modalités de gestion des ressources humaines (évaluation, incitation, rémunération et promotion), ainsi que les moyens mis à leur disposition dans le cadre de leur activité quotidienne entrent largement en contradiction avec les ingrédients requis pour une prestation de services bancaires de qualité pour toute une partie de la population. Bien que son intensité puisse varier d’un réseau à l’autre ou, au sein d’un même réseau, d’une région à l’autre, cette contradiction se retrouve au sein de l’ensemble des réseaux bancaires qu’ils s’agissent des banques SA comme la Société Générale ou la BNP-Paribas, des banques coopératives comme le Crédit Mutuel, le Crédit Agricole ou la Caisse d’épargne, ou de la Banque Postale. La permanence de cette contradiction s’explique par la commercialisation des produits bancaires par des établissements ayant pour finalité de rentabiliser les relations établies alors même que, de par leur caractère socialement incontournable, ces produits sont une nécessité pour des clients n’ayant pas les moyens de faire entendre la singularité de leurs besoins en faisant jouer la concurrence. En raison de leur intérêt commercial insuffisant pour les banques, ces clients se voient contraint de jouer un simulacre de jeu marchand dont ils sont le plus souvent les perdants. Les salariés de banque en contact avec la clientèle sont alors confrontés aux conséquences de cette tension entre les intérêts de leur employeur et ceux d’une partie de leur clientèle.

Des salariés en quête de sens

Parce qu’ils ne sont pas seulement des rouages de la relation bancaire et parce qu’ils ont besoin de trouver du sens à leur travail, les salariés en contact avec la clientèle sont conduits à adopter généralement trois principaux types d’attitude face aux contradictions de leur activité. Ils peuvent légitimer le cadre organisationnel dans lequel ils agissent, modifier leurs pratiques pour limiter les conséquences les plus négatives liées à ce cadre, ou remettre ce cadre en cause.

La première attitude consiste à se réfugier derrière la souveraineté de décision du client. Celui-ci est seul maître de son budget et de l’utilisation qu’il fait des produits bancaires dont il dispose. S’il est sanctionné, c’est parce qu’il n’a pas respecté les termes du contrat qui lui ont pourtant clairement été spécifiés. Cette attitude est purement rhétorique puisqu’elle fait abstraction de l’absence de marge de manœuvre laissée à une partie de la clientèle en comparaison des possibilités de négociations commerciales offertes aux clients jugés à potentiel. Si elle est sincère de la part de salariés convaincus de l’autonomie de leurs clients [8], elle est également pour d’autres un moyen de se protéger en légitimant et en mettant à distance les conséquences des décisions qu’ils doivent appliquer. Ce mécanisme de protection se retrouve également dans la labellisation des demandes de clients jugées excessives (expliquer les mouvements inscrits sur un relevé de compte par exemple) comme correspondant à « faire du social ».

La seconde attitude est symétrique à la première. Tenant compte du fait que leur cadre d’action ne leur permet pas de personnaliser suffisamment la prestation pour une partie de la clientèle, certains banquiers mettent en œuvre une relation « paternaliste ». Ils se montrent sévères et encadrent fermement leurs clients de manière à éviter autant que possible tout dérapage. Ce type de relation est le fruit d’un compromis entre les attentes des clients (souvent demandeurs de cette sévérité vue comme un gage de protection) et le manque de ressources disponibles pour le banquier pour mettre en œuvre une véritable pédagogie bancaire. Toutefois, il ne s’agit là que d’un succédanée de coproduction dans la mesure où le client reste dépendant des décisions du banquier, décisions qui ne se basent que de manière très limitée sur une véritable connaissance des besoins du client.

Enfin, le troisième type d’attitude voit le banquier s’affranchir d’une partie des contraintes organisationnelles pour exercer son expertise. Ce type de relation qui s’établit bien souvent au détriment de l’évaluation et, éventuellement, de l’évolution de la rémunération des banquiers qui l’initient, donne toute sa place à la coproduction, les banquiers prenant le temps d’écouter et de conseiller leurs clients. En dépit des bonnes intentions qui les animent, ces efforts pour concilier autant que possible les intérêts divergents de leurs clients et de leur employeur ne sont pas nécessairement couronnés de succès. Il faut pour cela que ces banquiers disposent des compétences indispensables à une telle pédagogie et qu’ils puissent prendre le temps nécessaire à l’établissement d’un climat de confiance et à l’appropriation par le client des conseils qui lui sont prodigués. Lorsque ces ingrédients font défaut les clients se trouvent confrontés, faute de temps, à un déluge d’information dont la pertinence peut de plus s’avérer douteuse lorsque ces explications reposent sur un vocabulaire trop technique pour être totalement compris et que ces conseils ignorent la réalité des contraintes budgétaires de leur destinataire.

Ces trois types d’attitude se retrouvent au sein de l’ensemble des réseaux bancaires bien que le premier semble être plus présent au sein d’établissements comme la Société Générale, la BNP-Paribas ou le Crédit Lyonnais alors que le deuxième se retrouve davantage au sein de la Banque Postale ou des banques coopératives. Cependant, bien qu’elles n’aient pas les mêmes conséquences pour les clients, ces deux attitudes sont l’expression de la difficulté pour les salariés de banque d’exercer leur métier lorsqu’ils sont en contact avec une clientèle qui ne correspond pas aux standards du client solvable avec une situation professionnelle et familiale stable. Elles reflètent les tensions inhérentes à la redéfinition profonde de ce qu’est le métier de banquier depuis deux décennies. S’il ne faut pas fantasmer la place du conseil dans la relation bancaire telle qu’elle existait au cours des années 1960 et 1970, le mal-être des salariés aujourd’hui en fin de carrière et dont leur employeur ne sait parfois plus que faire, illustre l’ampleur du basculement qui s’est opéré. Il est en effet particulièrement difficile pour ces salariés de se fondre dans un modèle organisationnel où leur expérience en matière de développement d’une relation interpersonnelle de long terme avec les clients est vue comme un anachronisme à une époque où le court terme, la vente de masse et la relation assistée par ordinateur sont des vertus cardinales.

Ressusciter le conseiller bancaire ?

La rationalisation industrielle de l’activité bancaire destinées à maîtriser les risques et coûts de relations établies avec une clientèle de masse a conduit à redéfinir en profondeur les contours de l’activité des salariés en contact avec la clientèle. En faisant prévaloir de manière excessive la vente sur le conseil et la connaissance statistique des clients sur la connaissance interpersonnelle, cette redéfinition s’est avérée contreproductive pour une partie de la clientèle au point d’obérer leur inclusion bancaire. Mais cette mise en échec des éléments constitutifs d’une prestation de services bancaires de qualité a également fait des victimes collatérales : les salariés en contact avec la clientèle. Tous n’en sont pas nécessairement victimes et ceux qui le sont ne le sont pas nécessairement avec la même intensité. Toutefois, quel que soit le degré, ce sont eux les témoins des conséquences vécues par leurs clients et ce sont eux qui, après avoir proposé les produits et appliqué les décisions à l’origine de ces difficultés, se trouvent sans réponse lorsque ces clients viennent leur demander de l’aide.

Il est de ce point particulièrement instructif de voir les résultats obtenus par les dispositifs spécifiquement destinés à promouvoir l’inclusion bancaire comme certains Points Passerelle du Crédit Agricole ou certains Parcours Confiance des Caisses d’épargne. En recréant une relation bancaire affranchie des objectifs commerciaux et où prime la connaissance personnelle des problématiques des personnes, d’ex-banquiers parviennent à apporter des réponses adaptées à des clients en grandes difficultés bancaires. Ces expérimentations qui sont parfois économiquement viables, montrent que la promotion de l’inclusion, loin de se cantonner à la responsabilité sociale des entreprises, implique inévitablement de questionner le rôle des salariés de banque et le cadre organisationnel de la prestation de services bancaires. Plus précisément, elles posent la question de l’accessibilité d’une expertise bancaire professionnalisée. Si les différentes parties prenantes décident de répondre à cette question, cela aura des conséquences majeures pour les salariés de banque car il s’agira de savoir s’ils sont encore en mesure de prodiguer une telle expertise dans un cadre organisationnel à rénover en profondeur ou bien si une nouvelle profession doit voir le jour actant la séparation des activités de conseil et de vente. Quelle qu’elle soit, cette réponse est indispensable tant pour promouvoir efficacement l’inclusion bancaire de tous que pour mettre en cohérence ce qui est attendu des salariés de banque et la réalité de leur activité quotidienne.

Dossier(s) :
Revaloriser le travail

par Georges Gloukoviezoff, le 28 janvier 2013

Pour citer cet article :

Georges Gloukoviezoff, « Les banques face à leurs clients. Salariés de banque et inclusion bancaire », La Vie des idées , 28 janvier 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Les-banques-face-a-leurs-clients

Nota bene :

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Notes

[1Le terme « banquier » sera utilisé ici comme synonyme de « salarié de banque ». Les accrochages de ces derniers avec les clients ne cessent d’augmenter : +24% en 2008, +14% en 2009 et + 14,7% en 2010. Pour plus d’informations voir le site de l’Association Française des Banques.

[2Jean Gadrey, « Les relations de service dans le secteur marchand » in Jacques de Bandt, Jean Gadrey, Relations de services, marchés de services, Paris, CNRS Editions, 1994, p. 23-41.

[3Frank Knight, Risk, Uncertainty and Profit, Boston – New York, Houghton Mifflin co. and the Riverside Press, 1921. Pour une analyse de l’incertitude liée à la prestation de services bancaires voir Georges Gloukoviezoff, L’Exclusion bancaire. Le Lien social à l’épreuve de la rentabilité, Paris, Presses Universitaires de France, 2010.

[4Georges Gloukoviezoff, L’Exclusion bancaire, op. cit. 2010.

[5David Courpasson, L’Action contrainte. Organisations libérales et domination, Paris, Presses Universitaires de France, 2000.

[6Fédération CFDT des Banques et Asssurances, La Directive MIF : Bonnes et mauvaises pratiques dans les banques commerciales en France, Paris, 2011.

[7On pourra consulter le rapport ici.

[8C’est notamment le cas des salariés de banque peu expérimentés car fraîchement recrutés et dont la formation a largement valorisé l’autonomie et la responsabilité du client. Pour plus de détails voir notamment Jeanne Lazarus, L’épreuve de l’argent. Banques, banquiers, clients, Paris, Calmann-Lévy, 2012.

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