Pourquoi la connaissance scientifique ne déclenche-t-elle pas l’action politique requise ? Au-delà du déni ou de l’impuissance, la cause en est peut-être plus profondément dans l’occultation structurelle de nos conditions d’existence.
Pourquoi la connaissance scientifique ne déclenche-t-elle pas l’action politique requise ? Au-delà du déni ou de l’impuissance, la cause en est peut-être plus profondément dans l’occultation structurelle de nos conditions d’existence.
En dissimulant les flux matériels et en fragmentant notre perception du monde, la modernité capitaliste a créé un système où la catastrophe est à la fois sue et impensée. Contre ce « système d’invisibilité », il ne suffit pas d’informer, mais de restaurer notre capacité à voir et à sentir les liens rompus.
Jamais une catastrophe n’a été aussi annoncée, documentée et modélisée. Depuis des décennies, les rapports du GIEC s’empilent avec une précision croissante, les courbes de température s’affolent et les sommets internationaux (COP) saturent l’espace médiatique. Le changement climatique est devenu omniprésent : il est partout sur nos écrans, dans les discours politiques et au cœur des angoisses contemporaines. Nous vivons, en apparence, dans un état d’alerte discursive permanent.
Pourtant, cette saturation d’informations peine à se traduire en une action collective à la hauteur de l’enjeu. Plus inquiétant encore, après une phase de mobilisation citoyenne, nous assistons désormais à un reflux, voire à une réaction hostile. Comme le documentent une quarantaine de chercheurs réunis sous la houlette de L. Teulières, S. Hagimont et J.-M. Hupé dans Greenbacklash, les politiques écologiques suscitent aujourd’hui des résistances actives, alimentées par un sentiment d’injustice ou de dépossession [1]. Ce retour de bâton souligne cruellement l’échec de la stratégie dominante : l’accumulation de preuves scientifiques ne suffit pas à créer du consensus politique.
Face à cette inertie, nos sociétés ont développé un réflexe quasi pavlovien : faire de l’éducation la solution. Dès qu’un problème social émerge, l’injonction tombe : « il faut éduquer ». C’est ce que les chercheurs nomment l’« éducationnalisation » : la tendance lourde de la modernité à transformer des problèmes politiques et économiques structurels en défis pédagogiques individuels [2]. Cette logique repose sur un postulat séduisant mais trompeur : si les citoyens n’agissent pas, c’est qu’ils ne savent pas, ou pas assez bien [3]. Si l’on suit cette logique, il suffirait de plus de cours et de pédagogie pour enclencher la transition.
Or, ce pari pédagogique se heurte à un mur. L’échec n’est pas cognitif, il est systémique. Si l’injonction au savoir tourne à vide, c’est qu’elle repose sur un diagnostic erroné : nous ne souffrons pas d’un manque de visibilité, mais au contraire d’une forme d’hypervisibilité déréalisante. Le climat est devenu ce que le philosophe T. Morton appelle un « hyperobjet » : une entité si massivement distribuée dans le temps et l’espace qu’elle défie notre compréhension humaine traditionnelle [4]. Le changement climatique est à la fois partout et nulle part, visqueux et insaisissable. Traité par le système médiatique, il devient un spectacle fragmenté, une abstraction faite de « parties par million » et de scénarios à l’horizon 2050, qui flotte au-dessus de nos existences sans jamais s’y ancrer.
Car si l’on détourne le regard des écrans pour observer la matérialité de nos vies quotidiennes, la crise s’évapore. Certes, les épisodes caniculaires rendent désormais le réchauffement sensible, y compris en Europe. Mais cette expérience sensorielle demeure souvent orpheline de sens immédiat. À la pompe à essence, le carburant coule sans rien révéler de son histoire géologique ou géopolitique ; au supermarché, la marchandise apparaît sur l’étalage, lavée de toute trace écologique. Il existe ainsi une rupture fondamentale entre ce que nous savons (la catastrophe globale) et ce que nous voyons (la normalité apparente du quotidien).
Notre inaction n’est donc pas le fruit d’un aveuglement volontaire, mais le produit d’un système d’invisibilité structurel. Organisé par la modernité capitaliste, ce système a méthodiquement séparé la production de la consommation, les causes de leurs conséquences et nos corps de leur environnement. Il repose sur trois piliers interdépendants – matériel, corporel et cognitif – qui, en se renforçant mutuellement, maintiennent le statu quo bien plus efficacement que ne pourrait le faire la simple censure.
Cette organisation de l’oubli ne date pas d’hier ; elle est consubstantielle à l’histoire technique de l’Occident. Dans La servitude électrique, les sociologues G. Dubey et A. Gras identifient ce processus fondateur sous le nom de « modèle Edison » [5]. Au XIXe siècle, l’électrification a consisté à substituer aux nuisances locales et visibles (les lampes à gaz qui noircissaient les murs et les poumons) une technologie apparaissant « propre » et « magique » au point d’usage : l’ampoule incandescente. L’astuce, cependant, ne résidait pas dans la suppression de la pollution, mais dans sa délocalisation. Les tonnes de charbon brûlées et les scories de la centrale n’étaient plus dans les salons bourgeois, mais rejetées, hors de vue, dans le fleuve voisin ou les quartiers ouvriers. Le génie de la modernité a été d’inventer une technologie qui externalise les nuisances tout en programmant l’ignorance de ses utilisateurs.
Ce modèle s’est généralisé pour former ce que nous pourrions appeler la « matière noire » de l’économie contemporaine. Tout comme en astrophysique, cette matière invisible constitue l’essentiel de la masse de notre univers. Elle est faite de flux métaboliques titanesques, ce que le sociologue J. B. Foster, relisant Marx, nomme la « rupture métabolique » (metabolic rift) [6]. C’est une extraction permanente de ressources et une accumulation de déchets qui, bien que nécessaires à chaque seconde de notre confort, sont tenues hors du champ social.
Pour maintenir cette séparation, le capitalisme s’appuie sur des infrastructures conçues comme des « boîtes noires ». Comme l’analysait la sociologue S. L. Star dans ses travaux pionniers sur les infrastructures, les réseaux techniques (électricité, eau, logistique) se caractérisent par leur encastrement (embeddedness) : ils sont « coulés dans et à l’intérieur d’autres structures » (sunk into and inside of other structures) [7]. Tant que le système fonctionne, il est invisible. Nous n’interagissons plus avec la matière, mais avec des interfaces lisses.
Le débat actuel sur la transition automobile offre une réactualisation saisissante du « modèle Edison ». Loin d’être une rupture, le passage du thermique à l’électrique agit comme un puissant dispositif de ré-occultation. L’enjeu ici n’est pas de contester le bilan carbone du véhicule électrique (souvent meilleur que son équivalent thermique sur l’ensemble du cycle de vie), mais d’interroger le récit qui l’accompagne. On nous promet la substitution d’un objet « sale » (le pot d’échappement qui fume) par un objet « propre » (la voiture silencieuse). Ce cadrage techno-optimiste permet de masquer, une fois de plus, la chaîne de valeur matérielle : l’extraction du lithium, le cobalt des mines congolaises, ou la fabrication énergivore des batteries. La pollution ne disparaît pas ; elle est repoussée plus loin, dans les nouvelles zones d’extraction du capitalisme vert.
Plus profondément, la voiture électrique permet de sauver l’invisibilité du « système automobile » lui-même. En focalisant le débat sur le moteur, on naturalise l’infrastructure titanesque nécessaire à la mobilité individuelle : l’étalement urbain, l’artificialisation des sols et la dépendance à la voiture. L’innovation technologique sert ici de verrou (lock-in) : elle permet de tout changer en apparence pour que, structurellement, rien ne change à notre manière d’habiter le monde.
Cette illusion de la substitution ne se limite pas à l’automobile ; elle structure l’ensemble de notre récit historique. Comme l’a magistralement démontré l’historien J.-B. Fressoz, la production du savoir elle-même a contribué à cette occultation [8]. En privilégiant le récit d’une « transition énergétique » – l’idée d’un passage successif et propre d’une énergie à l’autre (du bois au charbon, puis au pétrole) – nous avons masqué la réalité matérielle fondamentale de notre histoire : celle d’une accumulation énergétique. Nous n’avons jamais abandonné aucune source d’énergie ; nous les avons empilées, alourdissant sans cesse l’empreinte matérielle de nos sociétés. En se concentrant sur des analyses abstraites (prix, efficacité), ce récit a rendu invisibles le poids bien concret des infrastructures et la persistance indépassable de notre dépendance fossile.
Si le système nous empêche de voir les causes matérielles, il a également remodelé notre capacité à en ressentir les effets. L’invisibilité n’est pas seulement technique, elle est corporelle.
Nous avons tendance à naturaliser notre expérience sensorielle : il fait chaud, donc j’ai chaud. Pourtant, la capacité à percevoir (ou à ne pas percevoir) la dégradation de l’environnement est socialement construite. Pour comprendre l’inertie des sociétés occidentales, il faut analyser ce que nous nommons le « privilège sensoriel ». Ce concept désigne la capacité, produite par des infrastructures coûteuses, à être physiquement isolé des conséquences négatives de son propre mode de vie.
Le corps moderne des classes aisées est un « corps désancré ». Il évolue dans une vaste architecture de l’insulation : bâtiments climatisés, habitacles insonorisés, chaînes d’approvisionnement mondialisées qui masquent les pénuries locales. Cette bulle protectrice coupe les signaux d’alerte que l’environnement envoie. C’est ce que le sociologue H. Rosa identifie comme le drame de la modernité : à force de vouloir « mettre le monde à disposition » par la technique, nous avons fini par rendre notre relation à la nature « muette » [9]. Nous ne sommes plus touchés, nous n’entrons plus en « résonance » avec un monde tenu à distance.
Comme l’ont documenté les pionniers de la justice environnementale (Environmental Justice), tels que le sociologue R. D. Bullard, l’exposition aux aléas n’est jamais aléatoire [10]. Elle suit les lignes de fracture raciales et sociales. Le privilège sensoriel du Nord global se paie de la vulnérabilité imposée au Sud global et aux populations précaires, dont les corps sont les premiers capteurs de la toxicité du monde.
Cette anesthésie des privilégiés a une conséquence politique majeure, théorisée par R. Nixon sous le nom de « violence lente » (Slow Violence) [11]. Contrairement aux catastrophes spectaculaires qui captent l’attention médiatique, la crise climatique est souvent une violence d’attrition, dispersée et différée. Parce qu’elle se déroule hors de la vue et des sens de ceux qui détiennent le pouvoir de décision, cette violence reste politiquement invisible. Nous recevons des données catastrophiques sur des écrans, mais nos corps continuent de nous dire que « tout va bien ». La dissonance entre l’intellect (qui sait) et les sens (qui ne sentent pas) est trop forte pour être surmontée par la seule volonté.
Ce concept de privilège sensoriel permet d’élucider une énigme qui traverse l’éducation au climat : pourquoi l’éducation semble-t-elle efficace au Sud et impuissante au Nord ? Les études internationales montrent en effet que les déterminants de la conscience climatique diffèrent radicalement selon le contexte [12]. Dans les pays du Sud, directement exposés à la violence matérielle du climat, le savoir est un outil de survie qui favorise l’adaptation concrète (changer les dates de semis, protéger l’habitat). L’éducation y est efficace, car elle s’ancre dans une « épreuve du tangible » [13]. À l’inverse, dans les sociétés protégées du Nord, le savoir, déconnecté de l’expérience charnelle par nos infrastructures, ne mène pas à l’action mais à la polarisation. Plus on est éduqué aux États-Unis, par exemple, plus on est capable de justifier son inaction ou de défendre son camp idéologique [14]. Le privilège sensoriel transforme ainsi la science en une opinion comme une autre, coupée de l’urgence vitale.
Il arrive pourtant que cette bulle éclate. L’illusion d’invulnérabilité s’effondre lorsque l’eau ou le feu franchissent les digues du privilège, y compris au cœur de l’Europe. Les inondations meurtrières qui ont frappé la Belgique et l’Allemagne en 2021, ou plus récemment la région de Valence en Espagne ont brutalement rappelé la matérialité du désastre. Tout comme lors du « Black Summer » australien de 2019-2020, où ce n’était pas seulement la fumée, mais la destruction massive de l’habitat et de la vie sauvage qui s’imposait aux sens. Ces événements ont agi comme des effractions du réel.
Dans ces moments de bascule, la crise cesse d’être une abstraction statistique pour redevenir une expérience charnelle : l’odeur de la boue, la chaleur insupportable, la ruine des paysages familiers. Ces chocs sensoriels provoquent invariablement une sidération et, souvent, un sursaut de solidarité.
Mais la résilience du système d’invisibilité est redoutable. Très vite, une autre mécanique se met en branle pour « réparer » cette brèche et empêcher que l’émotion ne se transforme en rupture politique durable [15]. Face à ce constat, la tentation est grande de se tourner vers l’éducation pour réparer ces liens rompus. Mais comme nous allons le voir, l’école et les dispositifs de sensibilisation peinent eux aussi à percer le mur de l’invisibilité.
Même lorsque nous tentons de briser ce mur de l’invisibilité par des dispositifs pédagogiques, le système tend à se reconfigurer pour neutraliser la critique. L’observation des pratiques éducatives actuelles, de l’école aux ateliers de sensibilisation, en offre une illustration frappante.
L’institution scolaire, par sa « forme » même, tend à opérer une dépolitisation du climat. Comme le montrent les enquêtes de terrain, l’école aborde la complexité sous son angle scientifique (le cycle du carbone), mais peine à traiter la conflictualité sociale et économique [16]. Elle se replie alors souvent sur une « éducation aux petits gestes » (trier les déchets, éteindre la lumière) qui individualise la responsabilité tout en laissant dans l’ombre les infrastructures productivistes. Ceci tend à transformer l’écologie en une morale civique qui, en plus d’occulter les rapports de production, contribue à creuser les inégalités scolaires en valorisant les pratiques des familles les plus dotées [17]. En valorisant un savoir désincarné, l’école participe paradoxalement à la construction du privilège sensoriel : elle enseigne que l’on peut connaître le monde à distance, sans en subir les contraintes.
D’autres dispositifs tentent pourtant de réancrer le savoir. C’est le cas de la Fresque du Climat, devenue un phénomène de société. Par la manipulation de cartes et la visualisation des liens de cause à effet, cet atelier cherche à « rematérialiser » la connaissance pour provoquer un déclic. Mais là encore, le système d’invisibilité résiste. En confrontant brutalement les participants à l’ampleur systémique du désastre sans toujours offrir de débouchés politiques à la hauteur, le dispositif risque de produire une « lucidité paralysante » [18]. Le choc cognitif se mue en éco-anxiété ou en sidération, faute de leviers d’action collective. On voit le problème, mais on ne voit toujours pas la prise pour agir sur le système, renvoyant le participant à son impuissance individuelle.
Si l’éducation bute sur ces obstacles, c’est parce que l’invisibilité n’est pas seulement un accident pédagogique, mais une production politique. Aux côtés des dimensions matérielle et sensorielle, il faut un troisième pilier pour que l’édifice tienne debout : la dimension cognitive. Car malgré tout, les informations filtrent. Pour maintenir le statu quo, le système ne doit pas seulement masquer la réalité physique, il doit activement organiser notre incompréhension politique.
Ce travail de confusion a été théorisé sous le nom d’agnotologie, ou science de la production d’ignorance [19]. Loin d’être une simple absence de savoir, l’ignorance est ici une construction stratégique. Comme l’ont démontré N. Oreskes et E. Conway dans Les Marchands de doute, l’industrie fossile a financé pendant des décennies de vastes campagnes de désinformation pour transformer un consensus scientifique en une « controverse » publique [20]. L’objectif n’était pas de prouver que le réchauffement n’existait pas, mais d’instiller juste assez de doute pour paralyser la décision politique.
Cependant, l’invisibilité cognitive contemporaine a muté. Elle ne repose plus uniquement sur le déni frontal, devenu difficilement tenable, mais sur une stratégie plus insidieuse de saturation et de fragmentation. C’est ici que se referme le piège de l’hypervisibilité déréalisante évoqué en introduction. Comme l’analyse le sociologue des médias M. T. Boykoff, le traitement médiatique du climat tend à présenter la crise comme une succession d’événements épisodiques et spectaculaires, déconnectés de leurs causes structurelles [21]. Le citoyen se retrouve face à un hyperobjet insaisissable, à la fois omniprésent et abstrait. Nous sommes sur-informés, mais cette information ne mène pas à la compréhension : elle produit de la fatigue et du cynisme.
Cette déréalisation est d’autant plus efficace qu’elle s’ancre dans des mécanismes de défense identitaires. Pourquoi, face à l’évidence, une partie de la population refuse-t-elle encore de voir ? La politiste C. Daggett offre une clé de lecture précieuse avec son concept de « pétro-masculinité » [22]. Elle montre comment la consommation d’énergies fossiles a été historiquement liée, dans l’imaginaire occidental, aux idéaux d’autonomie, de puissance et de virilité. Dans cette optique, reconnaître la vulnérabilité climatique n’est pas seulement un coût économique, c’est une menace existentielle pour une identité construite sur la domination de la nature. Le refus de voir devient alors une réaction défensive violente, un moyen de protéger un monde et un statut social menacés d’obsolescence.
En définitive, ces trois dimensions – matérielle, corporelle et cognitive – ne sont pas des barrières accidentelles qui s’empileraient au hasard. Elles sont les organes vitaux de la modernité capitaliste. Ce système économique, que l’on pourrait qualifier de « transversal », ne peut perdurer qu’en organisant sa propre invisibilité. Il doit cacher l’extraction pour vendre la marchandise (matière noire), il doit isoler les gagnants de la mondialisation des dégâts qu’ils causent (privilège sensoriel), et il doit transformer la critique politique en angoisse individuelle ou en guerre culturelle (déréalisation). L’inaction n’est donc pas une panne du système ; c’est la preuve qu’il fonctionne exactement comme prévu.
Le diagnostic est sombre, mais il a le mérite de la clarté. Si l’inaction climatique n’est pas une panne accidentelle de l’information, mais le produit d’un système qui organise sa propre dissimulation, alors la réponse ne peut se limiter à de la « sensibilisation ». Il ne s’agit plus seulement de convaincre les esprits par des graphiques, mais de transformer les conditions matérielles et sensibles de notre expérience du monde.
C’est précisément pour cette raison que le vocabulaire dominant de la « transition énergétique » est un piège. Comme le souligne J.-B. Fressoz, ce terme agit comme un mythe apaisant : il suggère un glissement fluide et technocratique d’un état à un autre, sans remettre en cause la structure de nos besoins ni l’opacité de nos approvisionnements. Croire à la transition, c’est croire que l’on peut changer les lampes sans toucher à l’architecture de la maison. Or, sortir de l’inaction exige une rupture bien plus radicale : l’abandon de l’idéal d’un monde « sans couture ». C’est rompre avec ce que Geneviève Pruvost nomme la « fabrique à couvert », ce mode d’existence où le confort du moindre geste (appuyer sur un interrupteur, acheter un produit) se paie de l’occultation systématique du travail de subsistance et de la matérialité du monde [23].
Le défi est donc de faire advenir une politique de la re-visibilisation. Cela implique trois chantiers immenses. D’abord, rendre lisibles nos dépendances matérielles : tracer les flux métaboliques, refuser la magie de la marchandise sans histoire et exposer la matérialité brute de l’accumulation énergétique. Ensuite, remettre en cause les infrastructures du privilège sensoriel qui isolent les classes dirigeantes du réel, afin de partager plus équitablement la vulnérabilité face à un monde qui change. Enfin, construire un savoir qui ne soit pas seulement une abstraction scientifique, mais une connaissance située et sensible.
Cette politique ne sera pas sans heurts. Il existe un paradoxe révélateur qui freine cette démarche : les alternatives énergétiques sont souvent contestées précisément parce qu’elles rendent l’énergie visible. On s’oppose à une éolienne parce qu’elle marque le paysage de sa présence industrielle, alors que l’on accepte sans ciller les pipelines souterrains, les tankers au large ou les centrales nucléaires lointaines, qui ont le bon goût de rester invisibles. Ce rejet esthétique trahit notre attachement au confort de l’occultation. Nous préférons un poison invisible à un remède visible.
Pourtant, cette friction est nécessaire. Une démocratie écologique ne peut pas être un monde lisse, où tout fonctionne sans que l’on sache comment. C’est au contraire un monde où les contraintes, les limites et les conséquences de nos choix sont remises sous nos yeux, quitte à heurter notre regard ou notre confort. Pour pouvoir délibérer de notre avenir, il nous faut d’abord recouvrer la vue.
par , le 2 décembre
Cet essai est issu d’un ouvrage en cours de finalisation, L’éducation face au climat : Entre limites et possibles, qui analyse les paradoxes de la sensibilisation écologique, de l’école aux réseaux sociaux.
Hugues Draelants, « L’occultation du changement climatique », La Vie des idées , 2 décembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/L-occultation-du-changement-climatique
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[1] Laure Teulières, Steve Hagimont, Jean-Michel Hupé (dir.), Greenbacklash. Qui veut la peau de l’écologie, Paris, Seuil, 2025.
[2] Paul Smeyers, Educational research : The educationalization of social problems. Springer Science & Business Media, 2009.
[3] Patrick Sturgis et Nick Allum, « Science in Society : Re-evaluating the Deficit Model of Public Understanding », Public Understanding of Science, vol. 13, n°1, 2004.
[4] Timothy Morton, Hyperobjets : Philosophie et écologie après la fin du monde, Saint-Étienne, Cité du design, 2018.
[5] Gérard Dubey, Alain Gras, La servitude électrique : du rêve de liberté à la prison numérique, Paris, Seuil, 2021.
[6] John Bellamy Foster, « Marx’s Theory of Metabolic Rift : Classical Foundations for Environmental Sociology », American Journal of Sociology, vol. 105, n° 2, 1999, p. 366-405.
[7] Susan Leigh Star, « The Ethnography of Infrastructure », American Behavioral Scientist, vol. 43, n° 3, 1999, p. 377-391.
[8] Jean-Baptiste Fressoz, Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Paris, Seuil, 2024.
[9] Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, Paris, La Découverte, 2021.
[10] Robert D. Bullard, Dumping in Dixie : Race, Class, and Environmental Quality, Boulder, Westview Press, 1990.
[11] Rob Nixon, Slow Violence and the Environmentalism of the Poor, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2011.
[12] Tien Ming Lee et al., « Predictors of public climate change awareness and risk perception around the world », Nature Climate Change, vol. 5, n° 11, 2015, p. 1014-1020.
[13] Francis Chateauraynaud, « L’épreuve du tangible », Raisons pratiques, n° 15, 2004, p. 167-194.
[14] Lawrence C. Hamilton, « Education, politics and opinions about climate change evidence for interaction effects », Climatic Change, n° 104, 2011, p. 231-242.
[15] Nicholas Bromfield, Ami Page, Kurt Sengul, « Rhetoric, Culture, and Climate Wars : A Discursive Analysis of Australian Political Leaders’ Responses to the Black Summer Bushfire Crisis », in When Politicians Talk, Londres, Palgrave Macmillan, 2021, p. 147-167.
[16] Johanna Kranz et al., « The (Un)political perspective on climate change in education — A systematic review », Sustainability, vol. 14, n° 7, 2022, art. 4194.
[17] Julien Vitores, La nature à hauteur d’enfants. Socialisations écologiques et genèse des inégalités, Paris, La Découverte, 2025.
[18] Kari Marie Norgaard, Living in Denial : Climate Change, Emotions, and Everyday Life, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2011.
[19] Robert N. Proctor, Londa Schiebinger (dir.), Agnotology : The Making and Unmaking of Ignorance, Stanford, Stanford University Press, 2008. Soraya Boudia et Emmanuel Henry, Politiques de l’ignorance, Paris, Vie des idées Puf, 2022.
[20] Naomi Oreskes, Erik M. Conway, Les Marchands de doute, Paris, PUF, 2012.
[21] Maxwell T. Boykoff, Who Speaks for the Climate ? Making Sense of Media Reporting on Climate Change, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.
[22] Cara Daggett, « Petro-masculinity : Fossil Fuels and Authoritarian Desire », Millennium : Journal of International Studies, vol. 47, n° 1, 2018, p. 25-44.
[23] Geneviève Pruvost, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, Paris, La Découverte, 2021.