Recension Sciences

L’écologie politique de Jean-Paul Deléage

À propos de : Estelle Deléage et Mathias Lefèvre, éd., Jean-Paul Deléage : un combat pour la biosphère, Le Bord de l’eau


par , le 24 novembre


Un volume rend hommage à Jean-Paul Deléage, récemment disparu, qui fut le cerveau d’une écologie authentiquement politique en France à la fin du XXe siècle.

Parfois, dans certaines manifestations, on croise le slogan attribué au Brésilien Chico Mendes : « L’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage. » L’écologie politique version Jean-Paul Deléage (1941-2023) [1] n’est pas d’humeur jardinière… Elle est d’entrée de jeu à la fois écologiste et politique. « […] les problèmes écologiques sont aussi, indissociablement, sociaux et politiques. Il faut […] choisir son écologie ! », affirmait Deléage en 1992 dans « Écologie : les nouvelles exigences théoriques », l’article-manifeste ouvrant le n°1 de la revue Écologie politique.

Les mélanges (de morceaux choisis et d’hommages) qui ont été publiés après sa disparition par Estelle Deléage et Mathias Lefèvre sous le titre Jean-Paul Deléage : un combat pour la biosphère convergent pour montrer que l’écologie politique de Deléage donne à l’adjectif « politique » un sens fort, très fort. Il n’est pas devenu écologiste pour éviter de faire de la politique ; au contraire, « toute sa réflexion théorique et pratique s’est forgée à partir de l’intime conviction que les problèmes environnementaux trouvaient leur cause dans le système social [capitaliste] et qu’il fallait donc en changer », soulignent les coordinateurs dès l’introduction (p. 15). Vouloir protéger la biosphère de la croissance (industrielle), c’est vouloir changer le monde (capitaliste). Ce programme articulant marxisme et écologie en une pensée à la fois « rouge et verte », pour reprendre les mots de Michael Löwy [2], a rassemblé depuis les années 1970 divers penseurs parmi lesquels Jean-Paul Deléage, physicien de formation, l’économiste catalan Joan Martinez Alier (qui signe ici l’hommage d’un frère d’armes) et le philosophe André Gorz. Le discours que Gorz a mis en œuvre en tant que philosophe et journaliste, Deléage l’a inventé, avec d’autres, en tant qu’enseignant-chercheur « indisciplinaire » : physicien, historien de l’écologie et géographe. À nouveau discours, nouveau nom, comme il le déclare à la fin d’une conférence prononcée en 1991 (p. 98) :

« Libérer l’humanité des contraintes de l’exploitation, ajuster les modes de production aux nécessités de la reproduction de la nature, ce sont là deux objectifs actuels qu’il faut accorder avec les idéaux qui ont porté le mouvement historique pour le socialisme. Comment désigner cette espérance ? Peut-être par le terme “écosocialisme”. […] L’écologie peut permettre de reformuler cette espérance ancienne contre les modèles productivistes et autoritaires du socialisme, qui, tous, ont échoué ».

Un chercheur en politique

Né à la politique à Saint-Étienne dans les années de la guerre d’Algérie, persuadé qu’en tant que physicien, il ne serait ni Newton ni Einstein (p. 199), Deléage a commencé par conjuguer ses deux passions — la politique et la physique — et s’est donné comme premier objet de réflexion les effets politiques de l’énergie. Son projet en croise d’autres et tous ces projets réunis prennent conjointement leur envol à Paris 7, dans un environnement intellectuel favorable, aux côtés du biologiste Christian Souchon, de l’agronome Jorge Vieira da Silva et de l’historien Jean Chesneaux (qui sera le président de Greenpeace entre 1998 et 2002). Ce qui se crée là, collectivement — passionné de football, supporter des Verts de Saint-Étienne (ça ne s’invente pas), Deléage a toujours joué collectif —, dans le sillage des travaux de Serge Moscovici et de René Passet, dans une construction interdisciplinaire (physique, histoire des sciences et des techniques, etc.), entre science écologique et politique, est inédit en France. C’est à ce moment que Deléage fait une thèse sous la direction de Jean-Jacques Salomon, historien des sciences, alors enseignant au CNAM.

Ce qui se joue là n’est bien sûr pas qu’une aventure intellectuelle, c’est une véritable aventure politique puis pédagogique. Cette écologie-politique, il s’agit de la faire monter sur la scène politique — autant que faire se peut — puis de l’enseigner. Deléage est à la fois membre des Amis de la Terre (militant écologiste), de la LCR (militant politique) et du SNESup (enseignant syndiqué).

La crise économique des années 1970 semblait sinon causée par la seule crise énergétique (les « chocs » pétroliers), du moins synchrone avec elle. Écrire sur l’énergie d’un point de vue politique au moment où, à la crise pétrolière, on imagine une issue nucléaire, c’est la pertinence même. Le nucléaire n’est plus un objet politique seulement en tant que militaire, il le devient aussi en tant que civil.

Écologiste engagé

Il travaille à convaincre (et convainc) la gauche de la gauche (la LCR en l’occurrence car, comme le rappelle Martínez Alier dans le volume, « le PC adorait [et adore toujours. Ch. D] le nucléaire » [p. 83]) puis s’implique dans la campagne du rénovateur communiste Pierre Juquin (soutenu par la LCR et le PSU) pendant l’élection présidentielle de 1988, avant d’adhérer aux Verts. On est dans une phase (qui durera jusqu’en 1995) où Deléage croit pouvoir faire entrer « à brève échéance » l’idée écologique dans la sphère politique institutionnelle (Écologie et politique, n°15/1995, p. 8)… Pendant cette campagne présidentielle, Deléage fait preuve d’un « esprit pratique » qui frappe Pierre Juquin : « Quel ministre il eût fait dans un gouvernement progressiste ! » s’exclame-t-il dans le texte de souvenirs qui figure dans le volume (p. 193). De la politique, faute d’en faire au niveau gouvernemental, il en fera au niveau municipal, à Ivry-sur-Seine, pour « alerter, agir, éduquer et transmettre », explique à son tour Édith Deléage-Perstunski (p. 197).

Parallèlement, il écrit une impressionnante quantité d’articles (le volume en donne à lire une quinzaine), parmi lesquels « Énergie nucléaire et transition au socialisme » paru dans la revue Critique communiste en 1978 (numéro spécial « Mai 1968-mai 1978 » — article reproduit dans le volume p. 99 sq.), texte aux accents révolutionnaires qui trouvera huit ans plus tard — huit ans que l’on imagine de travail intense — un prolongement et un soutien dans le grand livre écrit en collaboration avec Jean-Claude Debeir et Daniel Hémery, deux historiens de Paris 7, Les servitudes de la puissance. Une histoire de l’énergie (Paris, Flammarion, 1986). Ce livre devenu un classique et traduit en plusieurs langues met la question de l’énergie en perspective (il remonte à l’Égypte, à Rome, à la Chine ancienne…), explique — au moment même de la catastrophe de Tchernobyl — comment l’humanité en est arrivée là où elle en est et éclaire ainsi depuis le fond de l’histoire le sauvetage par le nucléaire soutenu par l’ensemble du monde politique français pour sortir de la crise pétrolière. Symbole de puissance et d’indépendance aux yeux de l’État, le nucléaire fonctionne, capitalistiquement parlant, comme un oligopole ou un cartel (avec un nombre faible d’offreurs et un nombre important de demandeurs). Les trois auteurs de cette Histoire de l’énergie proposent de sortir du nucléaire et plaident pour un socialisme à échelle humaine, démocratique, tourné vers le temps libre, peu exigeant en énergie, valorisant les sources renouvelables et définitivement libéré des lois de l’accumulation du capital. L’écosocialisme n’est pas seulement une façon de politiser l’écologie, c’est aussi une façon de réinventer le socialisme, d’inventer « une nouvelle citoyenneté écologique et planétaire, une nouvelle culture qui en finisse avec les divisions disciplinaires d’un autre âge, nôtre âge pré-écologique [3] ».

Les articles retenus dans le volume montrent un grand lecteur attentif non seulement aux questions écologiques mais aussi à la recherche. Deléage lit beaucoup (p. 202) et, après avoir fait son miel de ses lectures variées, il le partage : on trouvera ici des commentaires d’essais (Naomi Oreskes et Erik Conway, Barbara Demeneix, etc.) et de fictions (Ursula le Guin, Ernest Callenbach, etc.). Il utilise le concept marxien de métabolisme bien avant que tout le monde ne le redécouvre via le livre de John Bellamy Foster (Marx’s Ecology. Materialism and Nature, New York, Monthly Review Press, 2000), s’engage sans hésiter dans le sillage de Jacques Grinevald (du concept de révolution thermo-industrielle à celui d’anthropocène). Il est très attentif à la liberté de la recherche — du mouvement « Sauvons la recherche » (2004), il écrit sur le moment qu’il faut le comprendre « comme le redéploiement de la lutte des classes sur un nouveau terrain » (p. 226) — et à la nécessité d’une recherche à caractère cosmopolitique (p. 223).

Il s’intéresse aussi aux « marchands de doute », au « déni du changement climatique » (p. 245). S’il a commencé en tirant sur le fil de la question énergétique, il a continué à travailler sur toute la pelote des questions écologiques. S’il fallait retenir un adjectif pour qualifier son écologie politique, ce serait le bel adjectif « humaniste » aujourd’hui remis en question : « L’écologie, humanisme de notre temps », osait-il intituler un article de 1993 (Écologie politique, n°5/1993).

Pour une écologie pédagogique

Mais l’importance de Deléage n’est pas seulement politique et intellectuelle, elle est aussi pédagogique. Tout comme il a travaillé à faire monter l’idée écologiste sur la scène de la politique institutionnelle, il a travaillé à la faire entrer à l’Université. Il a mis en place un « enseignement rebelle » (p. 272). C’est ce que mettent bien en évidence dans leur hommage Denis Chartier et Estienne Rodary, qui ont été ses étudiants dans le cadre du DEA « Environnement : temps, espaces, sociétés » — créé en 1995, à l’université d’Orléans — puis ses doctorants : « Il sera revenu à Jean-Paul Deléage de [bousculer] suffisamment les cadres pour rendre possible une inscription collective et institutionnelle de l’écologie politique en France » (p. 271), d’être le « véritable fondateur d’un mouvement d’écologie politique au sein du monde académique » (p. 272). Françoise Gollain, qui a fait une thèse dont « l’auteur de référence principal » était André Gorz sous la direction de Deléage, confirme quel « passeur […] en pratique [et] en théorie » il a été (p. 283).

Auparavant, en 1993, il avait participé à la création d’un doctorat en environnement et développement à l’université du Paraná, au Brésil, comme le rappellent Alfio Brandenburg et Angela Duarte Ferreira (p. 291). Construite collectivement — comme L’Histoire de l’énergie est écrite collectivement —, l’écologie-politique de Deléage est une pensée-action partagée. Avant encore, il avait fondé avec Frédéric Brun — qui l’avait accompagné dans le soutien à la candidature de Pierre Juquin puis chez les Verts (le parti, pas l’équipe de football…) —, la revue Écologie politique, qui deviendra, en 1995, Écologie & Politique, autre dispositif de réflexion-transmission-partage.

Les morceaux choisis et les hommages qui composent ce volume donnent accès à une grande figure de l’écologie politique, un homme qui n’a jamais cessé de réfléchir à la façon de promouvoir l’idée écologiste et d’agir en écologiste. Il fut le cerveau d’une écologie authentiquement politique en France dans les années 1990-2000. Revenant sur sa vie en 2020, il déclarait : « Je suis un footballeur raté, un physicien à moitié raté et un écologiste convaincu » (p. 197). Convaincu et convaincant.

Estelle Deléage et Mathias Lefèvre, Jean-Paul Deléage : un combat pour la biosphère, Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2025, 310 pages, 24 euros, ISBN 9782385191290

par , le 24 novembre

Pour citer cet article :

Christophe David, « L’écologie politique de Jean-Paul Deléage », La Vie des idées , 24 novembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/L-ecologie-politique-de-Jean-Paul-Deleage

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Notes

[1La «  politique écologique  », écrivent Denis Chartier et Estienne Rodary (p. 271)  ; l’écologie-politique, aimerait-on écrire.

[2Michael Löwy, Étincelles écosocialistes, Paris, Amsterdam, 2024, p. 18.

[3Jean-Paul Deléage, Histoire de l’écologie. Une science de l’homme et de la nature, La Découverte, 1991, p. 305

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