Recension Arts

Regarder pour comprendre

À propos de : Johann Michel, Lire les images. Herméneutique de l’art, Puf


par , le 26 décembre


En s’appuyant sur la pensée de Ricœur, J. Michel propose de transposer l’herméneutique comme méthode d’interprétation des textes au domaine des arts visuels. Mais que risque-t-on à transformer le visible en lisible ?

Dans Lire les images, Johann Michel part du constat que l’herméneutique, qui est à l’origine une interprétation de textes (littéraires, religieux, juridiques), ne s’est pas beaucoup intéressée aux images, à l’exception de Heidegger et surtout de Gadamer. C’est pour combler ce manque qu’il veut élaborer une herméneutique des images dans leur spécificité. À la différence de Gadamer, qui étudie le soubassement ontologique de tous les arts, l’analyse de Johann Michel porte uniquement sur l’art plastique, et plus précisément sur les images graphiques fixes (peintures, gravures, statues, dessins, photographies), vues en tant qu’« extériorisations vitales durablement fixées » au sens de Dilthey, c’est-à-dire en tant qu’objectivations de la vie [1]. Il laisse les images mouvantes (comme le cinéma par exemple) volontairement de côté. Pour délimiter le domaine des images artistiques, il les distingue de ce qu’il appelle « images-signal » (par exemple la signalétique). À la compréhension immédiate des « images-signal », il oppose la compréhension médiate ou interprétative des « images-art ». Les images artistiques appellent donc une interprétation, parce qu’elles sont plurivoques et qu’elles ont un sens plus profond, plus riche, alors que les « images-signal » sont univoques et peuvent être comprises de façon spontanée et immédiate.

Dans son analyse, Johann Michel choisit non pas la voie courte de Heidegger, mais plutôt la voie longue de Ricœur qui, pour arriver à l’ontologie, passe par le détour des sciences humaines [2]. Il se propose de faire pour les sciences de l’image ce que Ricœur a fait pour les sciences du texte, à savoir passer par l’explication pour arriver à la compréhension [3]. L’herméneutique de l’art entre ainsi en débat avec l’histoire de l’art (Winckelmann, Panofsky, Pächt, Warburg, Arasse et G. Didi-Huberman), mais aussi avec la sémiologie des images (Louis Marin), avec l’esthétique pragmatiste (John Dewey), la psychanalyse de l’art (Freud), l’anthropologie culturelle (C. Geertz, Philippe Descola), la philosophie analytique (N. Goodman, G. Ryle). Pour ce faire Michel part d’interprétations concrètes d’œuvres, que ce soit l’interprétation psychologique que Freud donne du Moïse de Michel-Ange, l’interprétation par Daniel Arasse de l’Histoire de saint Nicolas d’Ambrogio Lorenzetti ou de L’Adoration des Mages de P. Bruegel, l’analyse sémiologique par Louis Marin du Paysage par temps calme de Poussin ou de La Tempête de Giorgione et celle d’Emmanuel Souchier d’une photographie de Degas, Auguste Renoir et Stéphane Mallarmé, ou encore l’interprétation iconographique du Printemps de Botticelli par A. Warburg.

Du texte à l’image : la lisibilité des images

Si l’ouvrage s’intitule Lire les images, c’est que l’auteur part de l’idée que les images sont lisibles comme des textes, ou en tout cas, qu’on peut établir des analogies et des homologies entre texte et image, d’autant plus que certaines images racontent des histoires (voir notamment les chapitres Textualiser les images, Raconter les images). L’iconologie de Panofsky, qui consiste à interpréter les images en partant de sources littéraires (textes classiques de l’Antiquité) et qui trouve sa source dans la philologie, ainsi que la sémiologie, mettent en évidence le fait qu’une transposition des méthodes d’interprétation des textes aux images est possible.

J. Michel applique lui aussi des principes venant de l’herméneutique textuelle à l’herméneutique des images (par exemple le principe d’équité herméneutique de Meier, le cercle herméneutique, la méthode des passages parallèles, l’interprétation grammaticale et technique de Schleiermacher, le modèle du texte (p. 205-221) ou la dialectique de l’explication et de la compréhension [4] tels qu’ils ont été décrits par P. Ricœur). Il souligne par exemple que l’interprétation grammaticale (au sens de Schleiermacher) est pour le discours l’équivalent de ce qu’est pour l’image l’interprétation iconographique de Panofsky, ou encore met en relation l’interprétation technique (au sens de Schleiermacher) avec la théorie du Kunstwollen de Riegl.

Sur la question de la relation entre description et interprétation, l’herméneutique de l’art entre en dialogue avec l’anthropologie interprétative de la culture de Clifford Geertz et la philosophie analytique de l’art (Danto) qui toutes les deux rejettent l’existence d’une description neutre comme une pure illusion [5], mais cela ne signifie pas selon J. Michel que toute description serait mise hors circuit en faveur de l’interprétation. Il propose non pas d’opposer description mince et description épaisse comme le fait Geertz, mais de les articuler l’une à l’autre et de distinguer des degrés entre la description la plus mince et donc la moins interprétative et la description la plus épaisse et donc, la plus interprétative, à la façon de Ryle ou de Panofsky.

L’image au-delà du lisible

Mais est-ce que l’image peut se réduire à sa seule lisibilité au risque de perdre sa visibilité ? Après avoir discuté des méthodes d’interprétation des images qui partent du principe de lisibilité des images, Johann Michel s’intéresse aux démarches qui mettent en question une telle herméneutique de l’art, par exemple qui pensent que la nature d’une image n’est pas de signifier, mais d’affecter (voir les chapitres Éprouver les images, Expérimenter les images, Figurer les images). Dans Devant l’image, G. Didi-Huberman a ainsi critiqué la conception textualiste de l’image de Panofsky, soulignant que l’image ne se réduit pas au lisible, ni même au visible, mais qu’elle est de l’ordre du visuel. D’où une critique de l’iconologie qui ne serait adaptée qu’à certains types d’images (celles de type narratif, allégorique, historique).

J. Michel admet lui aussi qu’il y a un sens des images qui échappe au lisible. Mais au lieu d’opposer sensation et interprétation, sensible et intelligible, visuel et lisible, il essaie de les articuler et de montrer que « le détour par l’interprétation permet en retour d’accroître le potentiel affectif d’une image » (p. 234). Il donne comme exemple l’herméneutique iconologique d’Aby Warburg qui « ne vient pas obscurcir, mais au contraire révéler la puissance émotionnelle suscitée par un tableau » ( p. 215). L’interprétation du Printemps de Botticelli par Aby Warburg saisit l’érotisme « dans le pathos de sa figuration, dans ses mouvements, dans son rythme et ses forces, dans sa corporéité » (p. 218). Grâce à l’herméneutique iconologique, on peut donc non seulement « mieux comprendre, mais aussi mieux ressentir les affects qui circulent entre les personnages et leurs actions » (p. 218).

Dans le chapitre Expérimenter les images, Johann Michel s’intéresse à l’art comme expérience « immédiate », comme expérience « accumulative » et comme expérience « créatrice » (p. 236). Il met ainsi en relation le pragmatisme de Dewey qui refuse la dualité entre sens-sensation et sens-signification avec la façon dont Winckelmann envisage l’expérience esthétique, tout en les distinguant de la façon dont Gadamer envisage l’expérience de l’art.

Pour J. Michel l’expérience artistique n’est pas seulement de l’ordre de la contemplation, elle est aussi de l’ordre de l’observation scientifique, de l’expérimentation [6]. S’il admet la perspective de Gadamer, selon laquelle il n’y a pas de distanciation radicale parce qu’on appartient à l’histoire, il souligne néanmoins que l’enquête de l’historien de l’art produit bien une distanciation « relative », comme le montre par exemple la micro-histoire de la peinture de Daniel Arasse, qui se sert de la photographie pour apercevoir des détails qui autrement passeraient inaperçus.

C’est pourquoi J. Michel applique la notion d’enquête expérimentale que Dewey avait appliquée aux sciences de la nature et à l’épistémologie de l’expérience ordinaire à l’expérience esthétique. Il distingue trois types d’actions de l’observateur sur l’image : les actions qui transforment non pas l’image, mais les conditions physiques et mentales de l’observateur ; les actions indirectes sur l’image, sans manipulation de sa matérialité (qui concernent les conditions environnementales de mise en visibilité de l’image, qui changent au fil du temps, ainsi que les conditions technologiques de perception de l’image, comme l’usage de la photographie) et les actions directes sur l’image (par exemple dans le cas d’une restauration).

Enfin, pour montrer que ce qui est à interpréter dans une image n’est pas seulement sa symbolique et sa structure, mais aussi sa « puissance d’agir », l’herméneutique de J. Michel entre en dialogue avec l’anthropologie culturelle des figures que Descola développe dans Les Formes du visible, qui prend en compte des images provenant d’aires culturelles non occidentales.

De l’identité narrative à l’identité figurative

La démarche de J. Michel consiste donc à articuler les unes aux autres des notions qui ont été opposées : compréhension vs interprétation, explication vs compréhension, description vs interprétation, sensation vs interprétation, figuration vs interprétation, le point d’aboutissement de son herméneutique de l’art étant la formation d’une identité non pas narrative, mais figurative, car l’homme peut mieux se comprendre lui-même non seulement grâce aux textes, mais aussi grâce aux images.

Le dialogue que Johann Michel ouvre avec les sciences humaines et sociales s’avère fructueux et permet d’élargir de façon significative le champ de l’herméneutique des images et de mettre en relation des perspectives interprétatives différentes qui s’intéressent aux images sous des angles très variés. Un aspect important du livre est la volonté de concilier la perspective d’une herméneutique méthodologique avec celle de Gadamer. Après voir souligné l’analogie qu’établit Gadamer entre la lecture des textes et la lecture des images, J. Michel ne part pas des suggestions de celui-ci à propos de la « lecture » des images, mais plutôt de l’herméneutique méthodologique [7]. Johann Michel aurait pu peut-être tirer davantage profit des analyses de Gadamer, de même que des travaux entrepris dans sa filiation, car il me semble qu’en partant de ce dernier, on peut articuler directement la question de la lisibilité des images à leur efficacité [8]. En effet, dans la perspective de ce dernier, l’interprétation n’est pas une méthode scientifique, mais l’expérience du spectateur qui réactive l’œuvre. De manière plus générale, on peut se demander s’il ne serait pas intéressant de prolonger l’analyse en prenant en compte plus fortement la perspective de l’herméneutique philosophique, ce qui permettrait de rebondir sur la question ontologique qui constituait l’horizon ultime de l’analyse de Ricœur, dont Johann Michel s’inspire.

Johann Michel, Lire les images. Herméneutique de l’art, Paris, Puf, 2025, 335 p., 23 €., ISBN 9782130869184

par , le 26 décembre

Pour citer cet article :

Ioana Vultur, « Regarder pour comprendre », La Vie des idées , 26 décembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Johann-Michel-Lire-les-images

Nota bene :

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Notes

[1Selon la théorie du monde de l’esprit de Dilthey, l’esprit s’objective dans la langue, les mœurs, les styles et les formes de vie, les artefacts culturels, les institutions, les visions du monde. L’esprit objectif au sens de Dilthey regroupe donc l’ensemble des faits sociaux et culturels. Ces objectivations sont chez lui des expressions de la vie qui renvoient toujours à la subjectivité de ceux qui les ont produites. Cette conception de l’objectivation aboutit à une conception «  textualiste  » de la société qui devient un texte à interpréter.

[2J. Michel, Lire les images. Herméneutique de l’art, Puf, 2025, p. 312 : «  Mais cette voie ontologique, qui va directement à l’être de l’image, nous a semblé trop courte pour mener à bien le projet qui était le nôtre. Nous avons préféré suivre la voie plus longue et plus ardue de l’herméneutique dans les pas de Paul Ricoeur. Une voie plus longue, plus méthodologique, qui a pris le détour par les sciences humaines de l’image, au premier rang desquelles l’histoire de l’art, pour affronter les problèmes méthodologiques posés par la compréhension d’une œuvre d’art.  ».

[3Afin de dépsychologiser la compréhension, Ricoeur a déconstruit l’opposition de Dilthey entre l’explication comme méthode des sciences de la nature et la compréhension comme méthode des sciences humaines et a montré que dans les sciences humaines il y a aussi de l’explication. La compréhension n’est plus vue comme «  la saisie immédiate d’une vie psychique étrangère  » ou «  l’identification émotionnelle avec une intention mentale  » comme c’était le cas chez Dilthey, mais comme «  la signification dynamique dégagée par l’explication  », c’est-à-dire comme «  la référence du texte, à savoir son pouvoir de déployer un monde  » (voir P. Ricoeur, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, Seuil, coll. «  Points Essais  », 1986, p. 236). L’explication devient ainsi la médiation entre une «  compréhension naïve  » et une «  compréhension savante  » (Ibid., p. 185).

[4Voir Ibid., p. 180 : «  Par dialectique, j’entends la considération selon laquelle expliquer et comprendre ne constitueraient pas les pôles d’un rapport d’exclusion, mais les moments relatifs d’un processus complexe qu’on peut appeler interprétation.  »

[5Dans La Transfiguration du banal, A. Danto a soutenu qu’un objet ne peut être une œuvre d’art que dans le cadre d’une interprétation artistique. Dans le cas de deux objets perceptuellement identiques, seulement une interprétation peut distinguer entre un objet quotidien (par exemple une pelle à neige) et une œuvre d’art (le ready-made In Advance of the Broken Arm de Duchamp qui du point de vue perceptif ne peut pas être distingué d’une pelle à neige banale). Dans le champ de l’anthropologie de l’art, Geertz a opposé à la description neutre, distancée de la réalité culturelle (thin), telle qu’elle est pratiquée par une anthropologie positiviste, une description «  épaisse  » (thick) de la réalité sociale, objet d’une anthropologie interprétative qui voit la culture comme un texte à interpréter et l’ethnographie comme la lecture de ce texte. La description n’est donc dans cette vision jamais neutre : elle dépend de la position subjective de l’interprète.

[6Voir Ibid., p. 259 : «  Expérimenter une image en art suppose de sortir du seul registre de la contemplation (esthétique) pour intégrer le registre de l’observation (scientifique), non pas passive, mais à la faveur d’actions ostensibles  ».

[7Ibid., p. 60 : «  Le problème est toutefois de savoir si, cette variante ontologique nous offre des pistes sérieuses pour nous aider à mieux comprendre et connaître le sens des images. Si ce n’est pas le cas, ne faut-il pas revenir aux sources de l’herméneutique méthodologique, par-delà ses propres silences, pour espérer accroître notre compréhension des images  ? C’est à ce stade que le problème de textualisation herméneutique de l’image se posera avec le plus d’acuité  ».

[8Voir I. Vultur, «  Herméneutique et histoire de l’art  », Comprendre. L’herméneutique et les sciences humaines, Gallimard, coll. «  Folio  », p. 393-445.

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