Le jeu d’échecs est devenu pour l’élite féodale, plus qu’un simple divertissement nobiliaire, un véritable outil intellectuel, didactique et moral.
Le jeu d’échecs est devenu pour l’élite féodale, plus qu’un simple divertissement nobiliaire, un véritable outil intellectuel, didactique et moral.
Sous la direction d’Émilie Rosenblieh, maîtresse de conférences à l’Université de Franche-Comté, Émilie Tattu Carvalho a mené une investigation très originale sur la diffusion et l’usage des échecs comme allégorie du bon gouvernement, à travers l’interprétation qu’en a faite notamment le conseiller des rois, Philippe de Mézières dans le Songe du vieux pèlerin (1389-1390), à la suite du Jeu des échecs moralisés, un traité consigné par le dominicain génois Jacques de Cessoles, un siècle plus tôt. Issu d’un mémoire de master, ce livre a été lauréat 2023 du prix de l’Association littéraire du Moyen Âge (Alma-Recherche).
S’inscrivant dans le sillage de Michel Pastoureau [1], la jeune autrice poursuit, à l’aune d’un autre support que la fresque, la réflexion sur la représentation et la laïcisation du pouvoir médiéval conduite par Patrick Boucheron [2]. L’ouvrage analyse le processus par lequel le jeu d’échecs est devenu pour l’élite féodale, plus qu’un simple divertissement nobiliaire, un véritable outil intellectuel, didactique et moral.
Après avoir dressé une sociogenèse des échecs (chapitre 1), l’étudiante décrit un univers mental propice aux représentations allégoriques [3] (chapitre 2), puis détaille la diffusion du manuscrit de Cessoles (chapitre 3), avant d’expliciter le contexte de rédaction de l’ouvrage de Mézières et sa postérité (chapitre 4 à 6).
Originaires d’Inde, d’abord diffusés dans le monde arabo-persan, puis apparus en Europe à la faveur des échanges commerciaux comme des entreprises militaires avec l’Orient, les échecs se prêtent, plus que toute autre activité ludique [4], à la métaphore politique, telle que le suggèrent les désignations mêmes des pièces qui renvoient aux figures de la cour. Les contemporains de leur normalisation au cours du XIIIe siècle l’ont bien compris. Par leur truchement, il est loisible de (re)penser une structure socio-politique harmonieuse, littéralement « carrée » – à l’image d’un plateau qui compte 64 cases –, hiérarchisée dans son organisation – dans la mesure où les pièces figurent une société de corps dominée par le couple royal – autant que prévisible dans ses dynamiques ou évolutions – étant entendu que le mouvement des pièces répond à des règles préétablies, et non plus au hasard, depuis que l’usage originel des dés a été progressivement abandonné.
En somme, le jeu d’échecs symbolise une quête de stabilité, à une époque où le pays vit une période d’intenses bouleversements. En sus d’un conflit bientôt séculaire avec l’Angleterre, le tournant du XVe siècle est ainsi marqué par l’aliénation mentale du roi Charles VI (dit « le Fol ») et par la guerre bientôt fratricide entre Armagnacs et Bourguignon, à laquelle s’ajoute l’inique traité de Troyes (1420) qui hypothèque l’avenir même de la Couronne de France. Au regard d’un tel contexte, on comprend que le Songe du vieux pèlerin ait pu constituer « une œuvre majeure dans le paysage littéraire et politique français à la fin du XIVe siècle » (p. 142).
Outre l’intelligence et le discernement dont il faut faire la preuve, le succès des échecs auprès de la noblesse féodale s’explique par la cristallisation des valeurs de prouesse et de mansuétude chevaleresques, alors particulièrement louées. De fait, la finalité est moins de dépouiller le camp ennemi – comme le feraient de vulgaires mercenaires s’adonnant au butin [5] – que de mettre en difficulté le roi adverse, auquel la position d’« échec » offre encore un mouvement d’échappatoire, avant d’être « mat ». En un sens, les échecs répondent à une logique presque ordalique, selon laquelle le résultat de l’affrontement stratégique exprime le jugement de Dieu. De surcroît, le renoncement aux dés témoigne d’une christianisation du jeu, qui permet à l’Église de « développer un discours didactique et moralisateur, en opposant un joueur d’échecs docte, contrôlant ses émotions […], à un joueur [hasardeux], symbolisant le dénuement, la folie, la violence » (p. 48).
Les échecs font également écho à l’amour courtois, dans la mesure où la Reine est dotée des plus forts attributs, sinon des meilleurs atours – puisqu’elle compte souvent parmi les plus belles pièces. Mais, ils participent aussi et surtout d’une idéologie monarchique qui consacre la figure du Roi, pièce maîtresse par excellence. Car, s’il tombe, toutes les autres pièces sont « mises au sac ». Par ailleurs, l’avancée des pions sur le plateau prend l’allure d’une conquête territoriale. Or, l’époque est précisément à l’agrandissement du royaume, comme l’a si bien montré Norbert Elias et sa fameuse « loi du monopole » [6]. À l’inverse, le joueur agressé peut négocier un repli défensif en vue de subir le siège tactique de son adversaire. En clair, les échecs reproduisent, à petite échelle, la logique d’expansion territoriale comme l’art militaire médiéval.
Ces similitudes expliquent que les échecs soient si prisés parmi l’aristocratie. Traditionnellement, on s’y adonne durant la longue trêve hivernale, entre deux parties de chasse printanière, au pied des remparts des châteaux forts assiégés ou sur les bateaux des croisés qui voguent vers le Levant. Au demeurant, certaines seigneuries du Nord telles que l’Artois, la Picardie et les Flandres sont connues pour accueillir de nombreux antres dédiés aux jeux ; ce qui n’est pas sans susciter la réprobation d’un pouvoir monarchique prompt à imposer taxes et régulations. Et pour cause, les jeux sont aussi accusés de troubler l’ordre public, dès lors qu’ils sont susceptibles de détourner les soldats du maniement des armes.
À une époque où se développe une première science de l’État matérialisée dans les miroirs aux princes et autres traités d’éthique [7], les échecs ont aussi leurs manuscrits. Or, ceux-ci visent moins à en fixer les règles qu’à servir de support à une réflexion morale et politique sur ce que devrait être un « bon gouvernement », caractérisé par la tempérance, l’honneur et la bravoure. Traduit en français par Jean de Vignay, le Jeu des échecs moralisés de Cessoles représente un « premier jalon de la politisation de la métaphore échiquéenne » (p. 189). Manuel d’instruction civique avant l’heure, il fait écho à d’autres manuscrits du même type, à l’instar du Libro de los juegos commandé par Alphonse X de Castille. D’après l’étudiante, c’est néanmoins l’œuvre de Mézières qui constitue, à la faveur de sa complexité, l’allégorie politico-didactique la plus aboutie, mais aussi la plus « malléable », proposant une feuille de route au pouvoir monarchique, mais aussi une ressource critique à l’usage de ses détracteurs.
Présenté comme un « self med(ieval) man » (p. 115), Philippe de Mézières est un chevalier issu de la petite noblesse picarde qui, de nature intrépide et obsédé par la préservation des derniers royaumes chrétiens d’Orient, a parcouru l’Europe et la Méditerranée en quête d’aventure et de salut. [8] Devenu conseiller de plusieurs rois – dont Charles V dit « le Sage » [9], il rédige, à l’automne de sa vie, le Songe du vieux pèlerin, un traité allégorique destiné au jeune Charles VI. Assimilé à un nourrisson, le « Blanc Faucon » doit s’abreuver des enseignements du « Vieux Pèlerin », lequel entend le guider vers la voie de la sagesse et de la vertu. Malheureusement, la folie de Charles VI ruine bientôt l’entreprise de son précepteur. Cependant, si le traité de Mézières n’obtient pas l’accueil escompté de son vivant, sa diffusion à titre posthume parmi la haute noblesse, au cours du siècle suivant, soulève une double hypothèse contradictoire : la circulation des neuf copies connues [10] parmi les grands féodaux attesterait d’une sourde rébellion contre l’emprise grandissante de l’État royal, ou, au contraire, constituerait la preuve d’une allégeance croissante à un absolutisme en construction. Cette diffusion accompagne, de fait, les débats intellectuels et politiques sur la nécessité d’une réforme des institutions à une époque d’expansion du pouvoir monarchique [11].
Certes, l’ouvrage de cette jeune autrice n’est pas exempt de quelques répétitions, voire de lacunes. Ainsi, l’exercice emprunte plus à la codicologie, qu’à l’analyse textuelle des œuvres en tant que telle, si bien que la réflexion sur les allégories est in fine assez réduite. Au demeurant, en prenant pour étude un élément singulier (le jeu d’échecs), Émilie Tattu Carvalho s’adonne à une histoire plus large des mentalités médiévales et conceptions intellectuelles et politiques qui la structurent. Son travail rejoint, en outre, celui d’autres médiévistes qui ont choisi de revisiter le règne de Charles VI à l’occasion du 600e anniversaire de sa mort [12].
par , le 17 septembre
Damien Larrouqué, « Échec aux rois », La Vie des idées , 17 septembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Echec-aux-rois-6612
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[1] Michel Pastoureau, Le jeu d’échecs médiéval. Une histoire symbolique, Paris, Le Léopard d’Or, 2012.
[2] Patrick Boucheron, Conjurer la peur. Sienne, 1338. Essai sur la force politique des images, Paris, Seuil, 2013.
[3] Sans pour autant s’y référer, elle rejoint ici les analyses de Jean-Claude Schmitt. Lire la recension par Fabien Lacouture de son dernier livre compilant plusieurs articles consacrés aux Images médiévales (Gallimard, 2023).
[4] Comme l’a montré l’exposition « Art du jeu, jeu dans l’Art de Babylone à l’Occident médiéval (28 novembre 2012 - 4 mars 2013) » au musée de Cluny, les jeux venus d’Orient pouvaient également avoir une portée divinatoire. Par ailleurs, au XVIIIe siècle, les cartes à jouer ont pu faire l’objet de réemplois scientifiques insoupçonnés. Voir la recension de l’ouvrage collectif Les cartes à jouer du savoir. Détournements savants au XVIIIe siècle (Bâle, Schwabe Verlag, 2023), rédigée par Pierre-Nicolas Oberhauser.
[5] Sur les troupes d’Écorcheurs et autres routiers sans foi ni loi qui ravagent les campagnes aux XIVe et XVe siècles, lire Boris Bove, Le temps de la Guerre de Cent Ans (1328-1453), Paris, Belin, 2009, p. 347-364.
[6] Lorsque s’accroit l’accumulation patrimoniale au bénéfice d’une entité donnée, celle-ci tend à devenir bientôt prépondérante par auto-renforcement de sa puissance militaire et fiscale. Pour plus de renseignements, lire : Damien Larrouqué, « Norbert ELIAS, Moyen Âge et procès de civilisation », Revue européenne des sciences sociales, 61-1 | 2023, mis en ligne le 21 février 2023.
[7] Le recueil « De regimine principium » de Gilles de Rome en est l’exemple paroxystique. Pour plus de renseignements, cf. Noëlle-Laetitia Perret, « Lecteurs et possesseurs des traductions françaises du De regimine principum (vers 1279) de Gilles de Rome (XIIIe–XVe siècles) », Moyen âge, vol.116, n°4, 2010, p. 561-576.
[8] À noter qu’une biographie que n’a pu consulter Émilie Tattu Carvalho, lui a récemment été consacrée. Cf. Joël Blanchard, Philippe de Mézières. Un monde rêvé d’Orient en Occident, Paris, Passés/composés, 2024.
[9] Christine Duthoit, Charles V : le Roi Sage, Paris, Ellipse, 2023, Chapitre IX, p. 271-288.
[10] Au regard de la profusion éditoriale actuelle, ce chiffre pourrait paraître dérisoire. Toutefois, un manuscrit de ce calibre (quelque 360 feuillets, contre environ 80 pour le traité de Cessoles – ce qui explique sa diffusion dix fois plus importante) nécessitait pas moins de six mois de travail, sans compter les enluminures. Leur coût étant prohibitif, il s’agissait de biens de luxe, réservés à une élite. Pour plus de renseignements, lire Sabine Maffre, « Le Moyen-Âge : contexte de production des manuscrits et aspects socio-économique », La Revue de la BNU, n°27, 2023, p.42-49.
[11] Voir la recension par Elisabeth Lusset, de l’ouvrage collectif coordonné par Marie Dejoux : Reformatio ? Les mots pour dire la réforme à la fin du Moyen Âge, Éditions de la Sorbonne, 2023.
[12] Cf. Dominique Demartini, « Avant-propos » au dossier Charles VI ou le paradoxe d’un règne, Médiévales, n°88, 2025, p. 5-8.