Entre épreuves personnelles, contraintes d’atelier et conquête artistique, Artemisia Gentileschi est une figure singulière de peintre femme au XVIIᵉ siècle. À partir de son parcours, Pierre Curie éclaire les spécificités des trajectoires féminines parmi les artistes de l’Europe baroque.
Pierre Curie est conservateur général du patrimoine et historien de l’art. Spécialiste de la peinture italienne et espagnole du XVIIe siècle, il a notamment dirigé la Revue de l’art jusqu’en 2020. Responsable de la filière peinture du département restauration du Centre de recherche et de restauration des Musées de France à partir de 2007, il a coordonné et suivi quelques grandes restaurations de tableaux des musées nationaux (Léonard de Vinci, Titien, Rembrandt, Poussin…). Il est conservateur du musée Jacquemart-André depuis janvier 2016. Il y a notamment contribué à l’organisation des expositions Caravage à Rome, amis et ennemis (2018) et Chefs-d’œuvre de la galerie Borghèse (2024).
Dans quelles conditions peut-on exercer la peinture à titre professionnel lorsqu’on est une femme au XVIIe siècle ? En revenant sur les conditions de sa formation et de sa consécration comme artiste, de son vivant même, Pierre Curie, conservateur du musée Jacquemart-André, revient sur les raisons justifiant une nouvelle exposition Artemisia, treize ans après la dernière à Paris (musée Maillol, 2012). Au-delà de son destin tourmenté et du viol dont elle a été victime, Artemisia Gentileschi compte en effet parmi les principales artistes ayant contribué à la diffusion du caravagisme. Sa longue carrière explique aussi une production importante et d’une grande variété, représentative des types de commandes en vogue en Europe méridionale de la première moitié du XVIIe siècle, avec « un style très changeant en fonction des milieux dans lesquels elle a travaillé, en fonction des besoins et des demandes de sa clientèle, des courants de la mode ».
Ulysse reconnaissant Achille parmi les filles de Lycomède
Cette faculté à intégrer diverses influences et innovations, et à se conformer au goût des commanditaires, se traduit dans plusieurs œuvres plus tardives, comme Ulysse reconnaissant Achille parmi les filles de Lycomède (v. 1640), œuvre redécouverte en 2005 et exposée au musée Jacquemart-André. Pierre Curie évoque en particulier les repentirs décelés à la radiographie.
Auteur pour le catalogue de l’exposition d’un article sur plusieurs femmes artistes contemporaines d’Artemisia [1], Pierre Curie montre aussi que, bien que marginales, celles-ci ne sont cependant pas rares, particulièrement dans l’Italie baroque, à l’exemple de Sofonisba Anguissola (vers 1535-1625). Leurs parcours restent néanmoins exceptionnels et conditionnés par un cadre familial favorable à leur socialisation professionnelle, comme c’est le cas pour Artemisia, elle-même fille d’artiste, et ayant grandi dans l’atelier de son père Orazio Gentileschi.
Judith décapitant Holopherne
Artemisia Gentileschi. Copie du XVIIe siècle, Pinacoteca Nazionale (Bologne)
Marqué par le viol subi en 1611, commis par un collaborateur de son père, Agostino Tassi, et par le procès qui en découle en 1612, le destin d’Artemisia est parfois assimilé de façon romanesque à une forme de rédemption par la peinture, notamment depuis un ouvrage de Mary Garrard en 1989 [2]. De ce point de vue, la construction de sa valeur en tant qu’artiste à la période contemporaine est indissociable de sa condition féminine, et souvent effectuée au sein d’espaces éloignés des mondes de l’art au sens strict. La Judith et Holopherne, toile célèbre peinte vers 1612-1613 et présentée pour cette exposition dans une copie ancienne de la main d’un autre artiste, a ainsi été l’objet de nombreux commentaires faisant le rapprochement entre la violence de la scène, et celle subie quelques mois auparavant par l’artiste. Bien que l’exposition reprenne la qualification d’« héroïne » utilisée par Mary Garrard, Pierre Curie conteste cette interprétation, rappelant combien Judith est un sujet à la mode en son temps et depuis le XVIe siècle – le personnage étant d’ailleurs représenté de plusieurs manières par Artemisia. Selon lui, Artemisia – comme avant elle le Caravage – est plutôt guidée par la commande que par son passé : « les peintres ne choisissent pas les sujets de leurs tableaux, ce sont leurs clients qui les choisissent ». Comme d’autres sujets bibliques, la mort d’Holopherne plaît largement « à la clientèle aristocratique » du XVIIe siècle.
Autoportrait en joueuse de luth
Artemisia Gentileschi. Wadsworth Atheneum Museum of Art (Hartford)
Cette lecture contemporaine ne doit pas éclipser les logiques de sa consécration artistique de son vivant. Pierre Curie souligne combien le talent d’Artemisia est reconnu par ses contemporains, et déjà par son père, dans une visée quasi entrepreneuriale : « sans doute prévoyait-il qu’elle dirige l’atelier, lui étant le maître au contact des mécènes, des commanditaires, et elle travaillant à la réalisation des tableaux et des répliques. » Au gré de ses installations à Florence, à Venise, à Naples, et brièvement en Angleterre, Artemisia finira par bénéficier d’une véritable reconnaissance, parfois même supérieure à celle de son père, notamment dans le domaine du portrait. Les autoportraits, aussi, sont d’ailleurs nombreux dans sa production, dont son Autoportrait en joueuse de luth (v. 1614-1615), produit pendant son séjour à Florence, véritable période d’épanouissement de l’artiste.
Cette reconnaissance a cependant tardé à atteindre les espaces de production scientifique. Longtemps marginalisée par les historiens de l’art, comme d’autres femmes artistes, Artemisia Gentileschi a bénéficié assez tôt d’une exposition littéraire grâce aux romans d’Anna Banti (1947) ou d’Alexandra Lapierre (1998). L’exposition du musée Jacquemart-André participe cependant, pour Pierre Curie, d’un mouvement de reconnaissance (pour ne pas dire de réhabilitation) beaucoup plus général des femmes artistes saisies pour leur art et leur maîtrise technique autant que pour leur condition de femme dans un univers masculin.
– Catalogue de l’exposition : Patrizia Cavazzini, Pierre Curie et Maria Cristina Terzaghi (dir.), Artemisia, héroïne de l’art, Bruxelles, Fonds Mercator, 2025.
–Crime et peinture à l’âge baroque - L’affaire Artemisia Gentileschi, documentaire de Sabine Bier (2024), à voir sur arte.tv jusqu’au 17 juin 2025.
– Alexandra Lapierre, Artemisia, rééd. Paris, Pocket, 2012.
Pour citer cet article :
Annabelle Allouch & Julien Le Mauff, « Artemisia la baroque »,
La Vie des idées
, 9 mai 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Artemisia-la-baroque
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Notes
[1] Pierre Curie, « “Mirabile pitoresse”. Quelques contemporaines d’Artemisia », dans Patrizia Cavazzini, Pierre Curie et Maria Cristina Terzaghi (dir.), Artemisia, héroïne de l’art, Bruxelles, Fonds Mercator, 2025, p. 29-36
[2] Mary Garrard, Artemisia Gentileschi : The Image of the Female Hero in Italian Baroque Art, Princeton, Princeton University Press, 1989.