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Recension Histoire

Un éditeur antitotalitaire

À propos de : Gwendal Chaton, Calmann-Lévy, éditeur engagé. Défendre l’antitotalitarisme dans la guerre froide des idées, Calmann-Lévy


par Robin Freymond , le 2 juin


Épaulées par Raymond Aron et Manès Sperber, les éditions Calmann-Lévy ont porté dès la fin de la guerre l’anti-communisme et la lutte contre le totalitarisme.

L’ouvrage Calmann-Lévy, éditeur engagé, paru en 2024 chez l’éditeur éponyme, offre une double ouverture vers l’histoire des idées politiques et vers l’histoire de l’édition française. Son auteur, Gwendal Châton, politiste et spécialiste de l’œuvre de Raymond Aron, livre un récit de cette entreprise éditoriale à travers une découpe temporelle de près d’un demi-siècle, qui commence au sortir de la Seconde Guerre mondiale et s’achève quasiment avec la mort d’Aron en 1983.

Centré sur l’étude de la collection créée et dirigée par l’auteur de L’Opium des intellectuels, l’ouvrage restitue avec une grande clarté l’évolution de cette collection, la construction de son identité, les tensions qui la traversent au gré des bouleversements historiques du siècle. S’appuyant notamment sur les archives de Calmann-Lévy et sur celles d’Aron doublées d’entretiens avec des acteurs intellectuels de l’époque en question, l’auteur s’attache à renforcer son travail par ce matériel empirique. Le choix d’étudier une maison d’édition se justifie ainsi par la volonté d’aller au-delà d’une étude du seul canon des ouvrages théoriques majeurs d’une période.

Reconstruire et s’imposer comme éditeur

Le livre débute par un récit des origines, à savoir le sortir de la Seconde guerre mondiale qui voit la maison ébranlée par son « aryanisation » (p. 19). Maison familiale alors dirigée par les frères Robert et Pierre Calmann-Lévy, il s’agit pour cette entreprise de se reconstruire au lendemain de la tragédie historique qui a conduit la famille à être dépossédée de ses biens. De retour en France après un exil à Londres, les deux frères sont marqués par leur engagement résistant dont l’empreinte sera visible dans la couleur idéologique de leur structure. Dans le paysage éditorial français de la période, Calmann-Lévy, si elle est minée par les crises économiques l’ayant affectée, jouit toutefois d’un prestige ancien lié à la renommée des titres publiés au XIXe siècle. Soucieux de redorer le blason de leur structure, les frères Calmann-Lévy sont épaulés dans leur ambition initiale par deux hommes clés : Raymond Aron, rencontré en Angleterre, et Manès Sperber, intellectuel autrichien contemporain d’Aron qui le présente à la fratrie.

Tous les deux ont en commun, et pour des raisons différentes, outre l’expérience de l’expatriation, celle de la déception éprouvée à l’égard du communisme, qu’ils partageront avec Arthur Koestler, l’auteur de la première publication marquante du groupe, le Zéro et l’Infini. La parution de ce « premier grand roman anticommuniste » (p. 33) contribue à la réussite rapide, et bienvenue au vu des difficultés économiques qui s’annoncent, de Calmann-Lévy. À ce premier succès de librairie suivra un second, cinq ans plus tard, avec la traduction du Journal d’Anne Frank. Ces deux premiers livres majeurs constituent un élément matriciel pour les éditeurs ; se dessinent deux axes convergents qui vont irriguer l’histoire de leur catalogue, où l’horreur soviétique rejoint en miroir l’atrocité nazie. Plus encore, c’est la portée anticipatrice des ouvrages qui offre un prestige symbolique à Calmann-Lévy, en devançant la mise en question générale de l’URSS, et, sur un autre registre, dans l’examen de la conscience historique européenne consécutive à la Shoah. Immédiatement, le livre de Koestler « confère une coloration politique nouvelle à la collection » (p. 33) ; historiquement conservatrice, elle se situe désormais de fait sur un créneau « ouvertement anticommuniste » (p. 33).

Cet anticommunisme initial place ainsi Calmann-Lévy au cœur des débats intellectuels de la guerre froide. Châton montre très bien comment la maison a été dépendante de la conjoncture internationale, du gel des années 1950 à la détente des années 1960. Aussi, Aron semblait tout désigné pour incarner cet anticommunisme combatif, lorsqu’il accepta la proposition des frères Calmann-Lévy de diriger la collection « Liberté de l’Esprit ». En acceptant ce rôle, Aron n’offre pas seulement aux éditions des armes théoriques, il leur fournit aussi son important carnet d’adresses. Reconstituant finement les réseaux transnationaux formés autour d’Aron et symbolisés lors du Congrès pour la liberté de la culture de juin à 1950 à Berlin, Châton illustre comment les idées circulent in situ selon une approche qui fait souvent défaut à l’histoire traditionnelle des idées.

Face au tragique de l’histoire

Au sein de ces réseaux s’opèrent les premières tendances amenées à être promues par Calmann-Lévy, concentrées sur une position partisane d’opposition ferme au communisme. Au cœur de la tendance dure, décidée à la confrontation militaire, aux côtés de Koestler se trouve l’états-unien James Burnham, auteur prolifique de la collection aronienne. Conservateur, profondément pessimiste et alarmiste quant au sort de la guerre froide, Burnham impulse le début des « prises de position martiales des essais politiques publiés par Calmann-Lévy » (p. 70). Dans ce climat de raidissement international, les nombreuses publications de Burnham achèvent d’inscrire « Calmann-Lévy et la collection d’Aron clairement à droite » (p. 79) et signalent aussi la dimension stratégique de ce dernier, qui choisit comme allié un auteur nettement plus conservateur que lui par anticommunisme. Châton souligne ainsi que l’importation paradoxale d’un tel auteur radical – dont les thèses n’ont que peu de chances de rencontrer un écho dans la France d’après-guerre – permet de « justifier, en contrepoint, des positions modérées » (p. 88).

La fin des années 1950 marquée par le réchauffement du contexte international accompagne le déplacement éditorial de la maison, qui doit composer avec la conjoncture en ajustant une identité politique désormais acquise, celle d’un « antitotalitarisme libéral aux contours larges mais relativement circonscrits » (p. 99). La largesse idéologique permet ainsi d’inclure des auteurs catalogués comme de gauche en rupture avec le marxisme, à l’instar de Michel Collinet, auteur de La Tragédie du marxisme. Cet enrôlement d’anciens communistes devenus adversaires du socialisme réel n’a rien de surprenant si l’on se réfère à l’ADN du groupe et des déçus du communisme qui le pilotent (Sperber en tête) : ce ressort auto-analytique de l’erreur politique intéressa d’ailleurs beaucoup Aron, qui en fait une synthèse dans son fameux Opium des intellectuels.

L’antitotalitarisme libéral dont il est question obéit à une logique nette de coalition idéologique de circonstance. La publication du rapport Khrouchtchev, en achevant de révéler au grand jour l’échec du projet d’émancipation communiste, provoque du même coup « l’obsolescence de la critique anticommuniste » (p. 114). Mais la déréliction du rêve socialiste dans une partie de l’Europe de l’Ouest ne suffit pas à clore le combat aronien, qui s’accentue sur le versant militaire et stratégique, à travers une série de publications de géopolitiques et de réflexions sur la menace atomique. Mais après la mort de Staline, ces préoccupations militaires se font moins pressantes, à l’inverse de la recherche d’une identité positive : c’est le libéralisme politique. Défini par sa défense du pluralisme et de la liberté négative, le libéralisme promu par Aron dans sa collection demeure tardif en termes de publications explicites, puisqu’il faut attendre la publication de Salvador de Madriaga, auteur libéral controversé, en 1954 pour que s’exprime cette préférence politique.

Ce libéralisme trouve à s’exprimer à travers une défense non sans nuance du projet européen (publications de C. Brinton, M. Allais) d’une part, et dans une « sorte d’examen de conscience » à l’égard de l’antisémitisme d’autre part (p. 161). Profondément marquée par l’histoire personnelle de ses dirigeants sur ce point, la maison publie Bréviaire de la haine de Léon Poliakov, « le premier ouvrage qui étudie systématiquement la politique d’extermination des Juifs » (p. 164). Cette volonté de « penser l’antisémitisme après la Shoah » (p. 161) prend forme avec la création de la collection « Diaspora », collection « dédiée au fait juif » (p. 222) et promise à une grande postérité, en publiant par exemple Isaiah Berlin, Michael Walzer et bien sûr Hannah Arendt.

Le libéralisme et ses nuances

L’introduction en français des livres d’Arendt est l’un des coups de maître d’Aron, qui fait traduire The Human Condition. L’œuvre d’Arendt correspond d’ailleurs assez bien par ses préoccupations à celles mises en avant dans la collection dans la décennie 1960. Premièrement, de par sa réflexion sur le totalitarisme, elle est enrôlée – ce qui contribuera, on le sait, à la présenter comme une philosophe conservatrice au lectorat francophone – dans le combat anticommuniste. Ce combat, bien qu’adouci par la détente, se poursuit notamment avec la parution du livre polémique Les origines de la démocratie totalitaire de Jacob Talmon. Deuxièmement, « Liberté de l’esprit » prolonge la volonté arendtienne de réhabiliter la théorie politique, ce qui se manifeste par l’arrivée de Bertrand de Jouvenel dans le catalogue, auteur libéral nettement moins progressiste que l’orientation éditoriale de la période. Troisièmement, Calmann-Lévy offre à ses lecteurs une série d’ouvrages interrogeant « les effets humains et sociaux de l’abondance » (p. 188), symbolisés par des livres comme ceux de Vance Packard. Cette thématique, typique d’une atmosphère pré-Mai 68, se greffe sur le « tropisme atlantique » (p. 188) assumé par les éditeurs durant la décennie, où l’éloge de l’Ouest se double d’une critique du mode de vie en son sein.

À la suite des événements de 1968, Calmann-Lévy se repositionne sur une ligne davantage conservatrice, inquiète et critique de la révolte sociale, incarnée par le fameux La Révolution introuvable d’Aron et par les ouvrages de Raymond Ruyer ou de Jacques Ellul, autre transfuge de la gauche hostile aux aspirations révolutionnaires. De cette recomposition successive aux événements de Mai, la maison se doit de trouver une « nouvelle identité » (p. 211), et ce d’autant plus qu’il lui faut préparer le passage de témoins à une nouvelle génération. Outre l’amoindrissement d’une ligne critique de la société de consommation (avec les livres de G. Ergozy), la maison bascule d’un point de vue disciplinaire, avec la substitution progressive de la collection « Archives des sciences sociales » à la place de « Liberté de l’Esprit » comme élément central. L’intérêt renouvelé pour les sciences historiques et sociales répond à l’essor du structuralisme que Calmann-Lévy entend bien contrer en publiant des auteurs très à droite comme Pierre Chaunu et Alain Besançon, à côté de l’introduction décisive d’auteurs moins politiquement marqués, mais dont la cote scientifique se révélera énorme : Norbert Elias et Robert Paxton.

La ligne conservatrice adoptée se mesure aussi avec l’apparition de Carl Schmitt dans la collection, confirmant une énième fois l’usage de la tactique visant à publiciser des thèses radicales en contre-feux d’un climat politico-intellectuel défavorable aux idées de droite. Le passage de témoins, achevé avec la mort d’Aron en 1983, se fait par le truchement d’un autre moment antitotalitaire libéral, incarné par François Furet et fruit de la recomposition générale de la gauche française dans les années 1980. Au mitan de la décennie qui a vu Mitterrand accéder au pouvoir, la collection « Liberté de l’Esprit » « passe dans l’orbite de la Fondation Saint-Simon » (p. 249) fondée par Furet et site idéologique crucial de la période.

Ironiquement, l’année de mort d’Aron est aussi l’année du tournant libéral du quinquennat socialiste, comme si le combat d’une vie à faire exister toutes les nuances de droite se concrétisait en partie sans qu’il ait pu en admirer quelques effets, ce qui contribua à renforcer l’image prophétique taillée sur mesure par ses zélateurs. Or, en lisant cette histoire éditoriale au prisme de la figure aronienne, Châton en présente une image plus réaliste, non exempte d’ambiguïtés, celle d’un entrepreneur intellectuel soumis aux contraintes de plusieurs espaces (intellectuels, politiques, commerciaux) en tension, situant du même coup le mouvement des idées portées par Calmann-Lévy dans la pesanteur de la conjoncture politique et de l’impératif économique, bien au-delà du ciel scolastique dans lesquelles on les range si souvent.

Cependant, et si l’auteur précise les incertitudes qui innervent l’entreprise intellectuelle en question, il eût été bon de les rattacher davantage à l’ambiguïté politique et conceptuelle de la catégorie d’antitotalitarisme. Aborder l’histoire des idées au prisme de l’antitotalitarisme présente certes l’avantage d’unifier des idées hétérogènes, qui vont de la tradition libertaire de gauche au conservatisme traditionnaliste. Mais force est de reconnaitre que la critique du totalitarisme s’est développée aussi bien dans un geste de dénonciation que d’instrumentalisation : la nécessité de faire prendre conscience de l’horreur du Goulag se double d’un intérêt tactique à saboter toute espérance socialiste (les idées fascistes étant, après la guerre, profondément entamées dans leur prestige). Forcé d’importer des auteurs dont la radicalité est marquée à droite pour contrer la radicalité conspuée à gauche, Calmann-Lévy rencontre aussi les limites internes de la position antitotalitaire, dans une plasticité qui confine à la contradiction lorsque C. Schmitt et H. Arendt sont publiés dans la même collection. Le lecteur saura gré à l’auteur d’insister à de nombreuses reprises sur ces défis de cohérence qui habitent cette aventure éditoriale, dans un ouvrage qui sera précieux pour quiconque s’intéresse au fait totalitaire et à sa réception.

Gwendal Chaton, Calmann-Lévy, éditeur engagé. Défendre l’antitotalitarisme dans la guerre froide des idées, Paris, Calmann-Lévy, 2024, 250 p., 20, 50 €.

par Robin Freymond, le 2 juin

Pour citer cet article :

Robin Freymond, « Un éditeur antitotalitaire », La Vie des idées , 2 juin 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Un-editeur-antitotalitaire

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