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Recension Économie

Un économiste tire la sonnette d’alarme

À propos de : Daniel Cohen, « Il faut dire que les temps ont changé… » Chronique (fiévreuse) d’une mutation qui inquiète, Albin Michel


par Christian Baudelot , le 29 octobre 2018


Daniel Cohen aborde avec une inquiétude rarement perceptible chez les économistes les mutations de notre monde globalisé. L’avènement de l’homo digitalis, les réseaux sociaux, la robotisation des économies appellent à chercher les voies d’une maîtrise collective des bouleversements à l’œuvre.

Il est rare qu’un économiste fasse état de ses émotions. C’est pourtant l’exercice auquel se livre Daniel Cohen dès le titre de son livre. « D’étranges glissements se sont produits qui nous ont fait passer d’un monde à un autre, totalement étranger à celui qui l’avait enfanté. » C’est bien le changement qui constitue l’objet central de cet ouvrage. Et un changement d’une ampleur considérable puisqu’il s’agit du passage « d’un monde à un autre. » Rien de moins. S’inspirant de la périodisation élaborée dès 1948 par Fourastié (Le grand espoir du XXe siècle), il considère en effet qu’après l’âge de l’agriculture, puis de l’industrie, nos sociétés sont entrées dans un troisième âge, celui de la numérisation et de l’homo digitalis. Il n’est pas le premier à analyser les transformations profondes que les nouvelles technologies impriment à nos modes de vie, à nos mentalités et à nos usages de l’espace et du temps. Conscient que tout bouge, l’économiste est aussi le lecteur averti d’une masse d’études consacrées à tous ces bouleversements dans les domaines les plus divers, à commencer par celui des bases économiques de nos sociétés. L’objectif de ce livre est de fournir au lecteur les moyens d’accéder à une vision d’ensemble de ce qui nous arrive. C’est pourquoi, multipliant les angles d’approche, il articule les uns aux autres les regards d’économistes, de sociologues, de démographes, de psychologues d’hier et d’aujourd’hui, mais aussi de philosophes, de psychanalystes, de spécialistes de l’intelligence artificielle, de physiciens, de biologistes sans se priver non plus de l’apport très significatif d’écrivains, de cinéastes et de chanteurs, Bob Dylan en particulier. L’assemblage de tous ces éléments disparates est instructif et original. Il compose un tableau qui rend intelligible et inquiétante la dynamique complexe de toutes ces mutations. Elles bouleversent notre monde au point de déboussoler des pans entiers de la population et... l’économiste lui-même. L’heure est grave ! La perte de sens est au cœur du livre.

Le sens perdu

D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Un retour sur l’hier permet de mieux singulariser l’avenir qui s’esquisse, une société sans croissance et sans création d’emplois faute d’économies d’échelle. Hier, une société industrielle où l’essentiel de la richesse était produit par et dans des usines, majoritairement peuplée d’ouvriers. La demande était forte puisqu’il fallait fournir à des populations de plus en plus nombreuses, les biens d’équipement et de consommation propres à la civilisation moderne : logements, voitures, avions, équipements ménagers, etc., d’où la possibilité d’un taux de croissance élevé sur une longue période. La tension permanente, propre au capitalisme, entre la dureté de la sphère de la production, avec sa hiérarchie verticale et l’exploitation des travailleurs soumis à des conditions de travail souvent impitoyables et la sphère de la consommation célébrée comme un lieu de jouissance et d’épanouissement individuel était devenue supportable : une élévation constante du pouvoir d’achat, une vie meilleure pour ses enfants qui bénéficiaient de salaires supérieurs, de meilleures conditions matérielles d’existence et de positions sociales plus élevées compensaient les efforts déployés au travail. En offrant au plus grand nombre un luxe auparavant réservé à l’élite, le capitalisme avait entraîné l’adhésion populaire. La force de la croissance donnait un sens à l’existence : chaque génération vivait mieux que la précédente. Chacun avait le sentiment de vivre dans une société animée par le progrès. Les syndicats étaient forts et le compromis social d’ensemble conclu avec le patronat acceptable. Les accords de Grenelle en 1968 en sont la preuve. Tableau sans doute un peu idyllique, mais largement confirmé par la brutalité du contraste avec le monde qui s’esquisse aujourd’hui.

Au cours des années 1970, la croissance s’essouffle puis tombe en panne. La société industrielle s’effondre et avec elle, les infrastructures sociales qui la soutenaient. Adieu prolétariat, syndicats, idée de progrès, ascension sociale des enfants… Le chômage ne cesse de monter. Afin de lutter contre ce déficit de croissance en grande partie provoqué par le faible rendement d’échelle des marchandises produites, les actionnaires reprennent la main à partir des années 1980. La révolution financière impose aux entreprises de réduire « à tout prix » les coûts de production. L’idéal est une entreprise sans employés. Ceux qui restent sont condamnés à vivre dans un monde sans temps mort. L’intensification du travail est le seul moyen de doper les gains de productivité. Les cadences sont de plus en plus imposées par la demande du client. La baisse des coûts de communication permet d’externaliser à tout va en dehors des frontières des entreprises et des nations. Ce n’est plus l’éthique protestante, chère à Max Weber, qui anime l’esprit des capitalistes, mais une cupidité sans borne. La part du revenu national captée par le 1% le plus riche passe de 10 à 20 %. Thomas Piketty l’a bien montré, la part des salaires dans la richesse diminue fortement au profit des revenus du Capital. Moins la firme emploie de personnels, plus elle engrange de bénéfices. Netflix ou Google peuvent doubler leur chiffre d’affaires sans doubler leur personnel. Il y a quelques gagnants et beaucoup de perdants. Les exécutants de tâches à forts rendements d’échelle tirent leur épingle du jeu. Les autres emplois sont prolétarisés. La recrudescence de ce capitalisme low cost provoque une paupérisation nouvelle des classes populaires. Surtout il anéantit les solidarités implicites que l’ancien monde industriel, hiérarchique mais solidaire, avait construites. Les ouvriers de la grande industrie ont perdu plus d’un tiers de leurs effectifs au profit d’autres catégories, ouvriers de type artisanal, ouvriers affectés à la logistique, chauffeurs, manutentionnaires. Ces derniers, travaillant dans des contextes plus informels, proches du client et de la demande finale, deviennent de simples prestataires de services.

Le lien perdu

L’insécurité économique et sociale ronge et brise le lien social. Les sociologues l’ont bien montré, Robert Castel et Serge Paugam en particulier : sentiment d’isolement et d’abandon ressenti par des fractions croissantes des classes populaires, perte de sens et de repère, individualisme par défaut. D’où la montée du populisme qui trouve un exutoire dans le vote FN. L’analyse fine menée par le Cevipof sur les déterminants du vote à la présidentielle de 2017 éclaire bien cette nouvelle polarisation politique.

Le tableau était connu, mais il était nécessaire de le rappeler pour rendre plus sensible encore le contraste avec l’avenir qui se dessine. L’explosion de la numérisation dans la quasi-totalité des domaines de l’existence, le remplacement progressif de la main d’œuvre humaine par des robots de plus en plus polyvalents et performants, les avancées spectaculaires réalisées dans le domaine de l’intelligence artificielle, la généralisation du recours aux algorithmes pour gérer le fonctionnement d’un grand nombre d’institutions et d’activités, autant de révolutions technologiques qui viennent bouleverser de fond en comble à la fois nos comportements individuels et le fonctionnement de nos sociétés.

Que pouvons-nous savoir exactement aujourd’hui de leurs effets à long terme ? Certainement pas tout ! Daniel Cohen a raison de rappeler que beaucoup d’inventions technologiques ont largement dépassé et débordé les objectifs que s’étaient fixés leurs inventeurs : la machine à vapeur devait servir à pomper l’eau dans les mines de charbon, pas à faire rouler des trains. Edison ne pouvait pas imaginer l’ampleur et la diversité des applications engendrées par l’électricité. Alfred Sauvy a bien montré aussi que les inventions technologiques détruisaient toujours des emplois mais en créaient aussi beaucoup de nouveaux, etc. Il reste que l’ampleur des transformations technologiques, économiques et sociales en cours risque de modifier profondément les rapports traditionnels de l’homme avec la machine. Par une forte polarisation des emplois, d’abord : les « manipulateurs de symboles », les concepteurs, se sont beaucoup enrichis. Mais les emplois de proximité, incapables par nature de générer des économies d’échelle et d’accroître leur productivité, parce qu’il s’agit d’une relation de face à face, sont très mal payés et risquent de le rester. En forte augmentation, leurs effectifs proviennent à la fois des flux d’exclus du monde industriel mais aussi de la sous-traitance d’un grand nombre de tâches au consommateur lui-même, avec l’assistance d’un logiciel (réservations en tous genres, formalités administratives, etc.). On a beau savoir que lorsqu’il faut agir en dehors d’un protocole, l’homme, multitâche par nature, est meilleur que le robot et que l’avenir du travail humain dépendra de la manière dont la société sera capable d’imaginer de nouvelles complémentarités entre l’homme et les machines, on sait que l’avenir se caractérisera par un fort déficit de croissance et d’emplois.

Sous la dépendance des réseaux

Paradoxe de l’histoire, l’avènement d’Internet consacre à sa manière le triomphe de la contre-culture des années 1960 qui, en rupture avec la société hiérarchique imposant à tous les mêmes modes de vie, célébrait le primat de l’individu, de la liberté, de la gratuité et des relations égalitaires et horizontales entre les personnes. Pour beaucoup d’esprits progressistes, Internet allait « niveler les organisations, mondialiser la société, décentraliser l’autorité et favoriser l’harmonie entre les êtres humains » (Nicholas Negroponte). Gilles Deleuze et Felix Guattari appelaient de leurs vœux une société du rhizome. Le rhizome est horizontal et immédiatement multiple sans commencement ni fin, mais avec toujours un milieu. La racine, au contraire crée de la généalogie, de la hiérarchie et renvoie à une conception verticale et religieuse de la société industrielle. Or, Internet, Facebook, les réseaux sociaux avec leurs affinités électives, sans hiérarchie visible constituent à l’évidence une victoire du rhizome sur la racine. L’idée d’un nouvel environnement technique devait favoriser l’épanouissement individuel et l’émancipation collective.

Or, de nombreuses enquêtes réalisées aux États Unis sur le fonctionnement des réseaux sociaux (pas ou peu encore en France !) ont analysé les modifications profondes qu’elles induisent dans les cadres mentaux, les comportements, le moral et le rapport aux autres des jeunes générations. La société numérisée laisse en fait peu de place au libre arbitre des individus. L’identité est celle du réseau, pas celle de l’individu qui peut s’y dissimuler. Le monde numérique favorise l’addiction. Avec les séries, les iPhones et la rapidité des communications, il maintient les individus dans un état permanent d’attente d’un mail, d’un sms, d’une info. Tout devient drogue. À force de consacrer 6 heures par jour à leur machine, les jeunes de la génération iPhone sont moins rebelles, plus tolérants, moins heureux et très mal préparés à devenir des adultes. Des expériences ont montré que Facebook diminue le bien être : plus on s’y adonne, plus on se déclare malheureux. Les réseaux sociaux contribueraient à désocialiser les personnes et à leur faire perdre le sens de l’avenir en les cantonnant dans le marais d’un présent permanent. Le monde technique abolit le futur car il est à lui-même son propre dépassement. Deux décennies d’internet ont davantage changé le rapport à la lecture que des millénaires d’écriture, etc. L’empreinte de toutes ces nouvelles technologies sur les mentalités et les comportements est si forte que le risque est grand, cette fois, que les hommes s’adaptent plus à la machine que l’inverse. À force d’être alimenté à chaque page par les nouveaux exploits d’applications issues de l’intelligence artificielle, de nouveaux territoires conquis par des algorithmes révolutionnaires, l’avenir qui nous attend devient apocalyptique. L’économiste rationnel, Daniel Cohen, cèderait-il aux sirènes d’un scénario catastrophe ?

Pas si sûr ! D’autant que tout est loin d’être rhisomatique et horizontal dans nos sociétés. Les nouvelles sociétés tentaculaires et mondialisées, comme les Gafa (Google, Amazone, Facebook et Apple), dominent largement la vie économique, financière, sociale et idéologique tout en exerçant un contrôle permanent sur nos existences dont elles finissent par tout connaître.

Sans doute, le contraste entre l’hier et l’aujourd’hui est-il poussé à l’extrême pour les besoins de la démonstration. Tout n’était pas rose dans la société industrielle, tout n’est pas noir, non plus, dans la société numérisée. Et Daniel Cohen fait bien état de toutes les avancées positives de la numérisation, dans le domaine de la santé et de l’éducation en particulier. Le mérite principal de ce livre est d’attirer l’attention sur la perte de sens induite par tous ces grands bouleversements encore très mal contrôlés. Maximal parmi les fractions sociales les plus éloignées du centre de ce grand tourbillon, la perte de sens est aussi partagée par des masses croissantes de citoyens qui ont du mal à se représenter l’avenir qui les attend, eux et surtout leurs enfants et petits-enfants.

Que faire ?

Dans les dernières pages de son livre, Daniel Cohen indique un certain nombre d’actions et de mesures qui devraient être entreprises pour contrecarrer les effets les plus néfastes de la nouvelle donne. Elles relèvent pour l’essentiel de la mise en place de nouvelles régulations sociales par les États : mieux surveiller et réguler les activités des Gafa, créer des banques de données publiques sur des sujets majeurs, redonner la main aux institutions publiques, hôpitaux, écoles, veiller à contrecarrer la disparition de l’intimité sur les réseaux sociaux, s’opposer aux ventes de données, exiger une meilleure transparence des algorithmes. Organiser des « journées sans  » (ordi, iPhone, internet…) pour « reciviliser » les relations interpersonnelles. Mieux former les jeunes pour les faire retrouver les chemins de la lecture… Afin d’assurer des protections nouvelles contre les aléas de l’existence et la diminution probable de millions d’emplois, un revenu universel devrait être instauré, etc.

Toutes ces mesures sont certes nécessaires mais, outre qu’elles seront difficiles à mettre en œuvre, elles risquent aussi d’être insuffisantes. La croissance n’est pas la seule à être en panne. Face à la nouvelle donne, l’imagination créatrice de solutions nouvelles et de projets économiques, politiques et démocratiques à la hauteur des grands bouleversements que nous traversons est elle aussi largement en panne. La disparition de la gauche du paysage politique n’en est qu’un symptôme. D’où l’incitation pressante en conclusion du livre à un réveil citoyen qui consisterait à débattre collectivement avec les autres des « meilleurs moyens de satisfaire les besoins véritables », selon la formule d’André Gorz dont Daniel Cohen a raison de rappeler qu’il fut en France l’un des premiers à discerner les nouveaux défis qui attendaient nos sociétés.

Jusqu’à présent, la meilleure solution apportée par le capitalisme pour résoudre des crises économiques d’une telle ampleur a été le recours à la guerre. On détruit tout et on recommence. Cette éventualité est loin d’être exclue aujourd’hui. Les arsenaux de nombreux pays regorgent d’armes sophistiquées prêtes à l’emploi. Mais une nouvelle dimension pourrait cette fois changer la donne, la vitesse imprévue du réchauffement climatique. La vitesse imprévue de la dégradation climatique va obliger à réduire la voilure et les productions polluantes (voiture, avions…). Les coûts croissants du transport risquent alors de pousser chaque pays à rapatrier au sein de ses frontières une partie au moins des productions industrielles et agricoles nécessaires à sa subsistance. La lutte contre le réchauffement climatique va donc obliger à inventer de nouveaux moyens de « satisfaire les besoins véritables. » Beaucoup d’initiatives et de groupements locaux existent déjà, sur le plan local, dans le domaine agricole et artisanal. Sont-elles fédérables ? Constituent-elles les amorces d’une nouvelle société ? Comment utiliser toutes les ressources du digital, des algorithmes et de l’Intelligence Artificielle dans des cadres sociaux qui soient hors de portée des GAFA et des États policiers ? C’est bien à ces questions fondamentales aujourd’hui que nous incite à répondre le livre de Daniel Cohen.

Daniel Cohen, « Il faut dire que les temps ont changé… » Chronique (fiévreuse) d’une mutation qui inquiète, Albin Michel, 2018. 224 p., 19 €.

par Christian Baudelot, le 29 octobre 2018

Pour citer cet article :

Christian Baudelot, « Un économiste tire la sonnette d’alarme », La Vie des idées , 29 octobre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Un-economiste-tire-la-sonnette-d-alarme

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