Au Moyen Âge, les femmes ne se contentent pas d’écouter la musique : elles la chantent, la composent, la copient et la transmettent. Derrière le silence des sources, entre cloîtres et cours affleure une vie musicale insoupçonnée. Un foisonnement de pratiques aujourd’hui rendu à la lumière.
La joueuse d’orgue en couverture de cet ouvrage est issue d’une représentation allégorique de la musique incluant David et divers musiciens et musiciennes qui s’organisent tout autour d’elle. L’image, réalisée au XIVe siècle en introduction d’un traité ancien, dit bien la situation duelle qu’entretiennent les femmes et la musique dans l’occident médiéval : la musicienne trône et rayonne harmonieusement, certes, mais elle est aussi figure d’humilité, logeant dans l’ombre de ses homologues masculins ou masquée du voile de l’anonymat. Faire émerger les compositrices, les chanteuses, les jongleresses, les femmes touchées de mélomanie, dans leurs réalités sociales comme dans les représentations artistiques, telle est la gageure que s’est ici fixée Anne Ibos-Augé, musicologue et critique fine connaisseuse des répertoires médiévaux et de leurs sources, pour une enquête historique d’ampleur inédite.
Cet ouvrage prend désormais place dans l’abondante littérature francophone consacrée à la présence des femmes (compositrices, musiciennes, musicologues) dans l’histoire de la musique, allant de la critique musicologique féministe issue des gender studies [1] aux ouvrages grand public visant à faire sortir les musiciennes de l’oubli [2]. Dans ce vaste champ d’études et ces publications foisonnantes, la période médiévale était sous-représentée. Les raisons en sont certainement multiples, mais la plus évidente tient à l’état des sources : les femmes sont réputées peu présentes dans la documentation médiévale et cet état de silence est la conséquence des modes de production des sources, eux-mêmes à l’image de la société. En effet, la rédaction et la confection des livres musicaux et, plus généralement, l’élaboration des savoirs médiévaux sont très largement marquées par des patronymes masculins, ou restent anonymes. Doit-on pour autant renoncer à écrire l’histoire des femmes dans ce monde musical en apparence si masculin ? Certainement pas. On sait combien le sujet de la place des femmes dans la société médiévale est l’un des fers de lance de l’approche anthropologique d’une histoire nouvelle qui s’intéresse à scruter les invisibles et les sans-voix pour faire émerger les mentalités et les structures profondes de la société dans toutes ses complexités, complémentaire d’une approche biographique des grandes figures féminines.
Comme chacun sait, le Moyen Âge est une période longue et protéiforme, où les évolutions et situations selon les catégories sociales sont légion. Pour orienter dans cette complexité, l’autrice organise les deux premières parties de son ouvrage sous la forme classique d’une galerie de portraits : les figures religieuses d’abord, avec la moniale, la béguine, la mystique, et la copiste, puis profanes, identifiées successivement comme trobairitz et trouveresse, ménestrelle, mécène. Loin d’essentialiser chacune d’entre elles, chaque partie met l’accent sur une biographie « exemplaire », ce qui permet de personnaliser et d’incarner le propos, et prend ensuite le temps de brosser le contexte ainsi qu’établir une large recension de sources et de témoignages où paraissent, même très fugacement, les traces d’activités féminines. Si à la lecture, cette profusion de personnalités peut paraitre déroutante par sa rapidité et les sauts temporels provoqués par ces énumérations, elle s’avère un moyen efficace de rendre compte de la richesse de la documentation compulsée et synthétisée, dont la plupart est assez peu connue, même des spécialistes.
Autant que faire se peut, l’étude s’évertue à rendre compte de la société à toutes ses échelles. On n’est pas surpris cependant de trouver des données plus abondantes à mesure que les femmes relèvent de naissances plus élevées. Les trobairitz dont les vidas nous sont parvenues sont issues de la noblesse, mais ne représentent qu’une infime partie des femmes impliquées dans la vie musicale. Les jongleresses et ménestrelles d’extraction plus modeste ont constitué une part non négligeable des effectifs des corporations. Celles-ci nous sont au mieux connues par un nom ou un prénom, voire un simple attribut de leur fonction ou instrument : une certaine Parisa, œuvrant avec son époux au service de la cour de Savoie, Elena Pilke dans l’Angleterre du XIVe siècle, Marion la « harpesse » chez Valentine Visconti. De nombreuses autres apparaissent dans les Statuts de la corporation des ménétriers de Paris.
Si par ailleurs les figures citées semblent couvrir de manière inégale les foyers culturels et spirituels de l’occident médiéval (les contrées germaniques, flamandes et britanniques notamment, ainsi que les cours de Bourgogne et de Savoie pour la fin du Moyen Âge sont plus richement documentées), cela est dû à l’état des sources disponibles et des recherches déjà menées. Comme le signale l’autrice en fin de volume, de nombreuses découvertes restent à faire, en fouillant archives, livres de comptes, registres et cartulaires. Mais, de toute évidence, les femmes apparaissent partout où l’on se met en peine de chercher leurs traces.
Un imaginaire stéréotypé qui aime à jouer de ses propres codes
Graduel copié par Elisabeth de Lünen cers 1380
Düsseldorf, bibliothèque universitaire, D 11, fol 2
En plus de dresser une histoire sociale des femmes dans la vie musicale médiévale, l’ouvrage complète son approche par le versant culturel de la question, en s’intéressant dans sa troisième partie aux fictions et représentations associant musique et féminité. Au cœur du Moyen Âge, entre le XIIe et le XIIIe siècle, s’imposent deux modèles de figures féminines, celui de la dame courtoise d’une part, héritière des valeurs de la chevalerie, et celui de la vierge Marie d’autre part. Si l’une et l’autre appartiennent à deux sphères littéraires en apparence distinctes, elles ne sont pas sans présenter de nombreux points communs et zones de collusion dans les imaginaires masculins qui les produisent. À travers l’image de ces idéaux féminins se jouent une mystique du sentiment amoureux qui connaît son versant profane, la fin amor, et son expression spirituelle et dévotionnelle dans le culte marial. Ces convergences sont particulièrement flagrantes dans les productions musicales du Nord, lorsque la lyrique d’oïl rencontre la culture latine et liturgique dans les motets polytextuels. Parmi les voix superposées, l’une peut mettre en valeur la dévotion à la Vierge tandis qu’une autre fait entendre une situation amoureuse profane plus ou moins charnelle, tout en reposant sur les fondations d’un fragment mélodique emprunté au répertoire liturgique (cette voix porte le nom de teneur ou tenor). Ces architectures polyphoniques tout autant ludiques que savantes en disent énormément des capacités d’invention poétique et musicale de ceux (et peut-être celles, mais nous n’en avons aucune trace) qui les ont pratiquées et sur leur fascination à l’égard des sujets féminins. Pour autant, ces figures stéréotypées ne sont pas sans contrepoints ni contrepieds : on notera en particulier le personnage type de Marion, caractéristique du genre de la pastourelle. Héroïne à contre-emploi des valeurs courtoises et du culte de la dame, cette bergère est l’image même d’une féminité assumée et simple qui se raille du chevalier en refusant ses avances, déjouant malicieusement les valeurs de l’aristocratie.
Une histoire de la musique au prisme féminin
Comtesse de Die
Recueil des poésies des troubadours, contenant leurs vies.
Date d’édition : 1201-1300
S’adressant à un lectorat de non-spécialistes, l’autrice ne peut faire l’économie de resituer des éléments généraux (donc masculins) de l’histoire de la musique du Moyen Âge – on lui sait gré d’ailleurs d’avoir généreusement enrichi le volume d’un glossaire, de chronologies, de tables liturgiques, listes et index qui sont d’une aide précieuse.
L’histoire de la musique ici dépeinte n’est pas constituée d’une succession de biographies de compositrices. Une telle approche cantonnerait l’ouvrage à une portée très étroite tant le nombre de candidates se révèle limité : quelques noms féminins (évidemment celui d’Hildegarde de Bingen), quelques trobairitz ou trouveresses (signalons au passage la rareté de ce terme dans la littérature secondaire, contrairement à son équivalent occitan), et la boucle se ferme. Et cela n’est pas le fait du genre, car les compositeurs sont à peine plus nombreux. En effet, la notion de compositeur (compositrice) comme créateur (créatrice) de musique correspond si peu aux réalités de la pratique musicale médiévale, avant le XIVe siècle pour le moins, que l’écriture d’une telle histoire de la musique serait vouée à l’échec.
La force de l’ouvrage est de replacer très largement les activités liées à la musique dans un ensemble de pratiques culturelles attenantes : la musique s’invente, se transforme, se dote de textes, mais aussi se copie, s’illustre, se collecte. Les livres de musique se commandent, s’achètent, se conservent pour être utilisés, chantés ou simplement consultés dans diverses circonstances, conservés dans les bibliothèques conventuelles ou dans l’intimité des demeures seigneuriales. Et c’est la même chose du côté de l’interprétation, tant les aspirations des cantrices sont nombreuses, etles réalités sociales qui se logent derrière les noms et les mentions de ménestrelles sont diverses. Ainsi, la présence féminine apparaît à de multiples moments du cycle artistique et économique qui constitue la vie musicale, battant en brèche l’idée d’une histoire de la musique essentiellement masculine, mais aussi affinant considérablement, au-delà de la question du genre, notre perception d’une réalité musicale qui s’avère fragmentée et protéiforme, éloignée des représentations modernes.
Des spécificités musicales féminines ?
Azalaïs
Une question récurrente des travaux sur les femmes et la musique porte sur la spécificité des répertoires féminins. Les femmes développent-elles un style identifiable ? Les conditions de création et d’utilisation sont-elles perceptibles dans les productions de femmes ou pour des femmes ? À ces questions, Anne Ibos-Augé n’apporte que des pistes de réponses et des hypothèses, et l’on ne peut que comprendre cette prudence tant les productions sont éparses et parcimonieuses. Dans le domaine profane, rares sont les voix féminines des trobairitz et trouveresses et le peu de textes à mettre au bénéfice de ce corpus ne permet que faiblement de faire émerger un point de vue qui serait authentiquement féminin. Tout au plus y voit-on poindre un point de vue que l’on aimerait à qualifier de féministe avant l’heure (voir p. 106 à propos de l’unique canso d’Azalaïs de Porcairagues, première trobairitz de l’histoire et disciple de Raimbaut d’Orange).
Chez les moniales, la grande majorité des règles liturgiques s’appliquant aux couvents diffère peu ou pas de celles de leurs confrères avec lesquels elles partagent le répertoire. Les témoignages de répertoires propres à une communauté féminine sont rares (on s’étonne à ce sujet que davantage ne soit pas dit à propos du rôle d’Héloïse, la célèbre compagne d’Abélard et abbesse de l’abbaye du Paraclet). Les divergences mentionnées portent sur des adaptations mineures en certaines circonstances, ou témoignent de proportions singulières à certains lieux (le monastère cistercien de Las Huelgas à Burgos par exemple). La plupart de ces ajouts de répertoires dans des manuscrits à usage féminin sont par ailleurs anonymes.
En dehors de ce que l’on peut considérer comme la liturgie ordinaire, certaines religieuses se sont livrées à des exercices de dévotion les menant parfois aux visions extatiques, au raptus animae et à la rencontre avec le divin. Qu’il s’agisse de béguines installées au cœur de la cité ou de moniales claustrées hors du monde, ces femmes, souvent lettrées (en latin ou en vernaculaire), ont été sujettes à des expériences spirituelles intenses, considérées avec méfiance par les autorités ecclésiastiques. La musique, perçue ou reçue dans le cadre de ces phases extatiques, participe d’une appréhension auditive du divin, que la visionnaire tente de décrire ou transcrire par les moyens du langage poétique comme dans le cas d’Hadewijch d’Anvers (béguine ?) ou musical pour Hildegarde de Bingen. Si les hommes peuvent tout autant recevoir de telles expériences mystiques, il semblerait que les femmes s’y soient particulièrement distinguées, produisant des œuvres hors du commun qu’aucune autre condition sociale n’aurait pu rendre acceptable.
Ainsi, ce paysage luxuriant dresse un premier état des lieux de la place des femmes dans l’histoire musicale médiévale et ouvre des horizons nouveaux. Il est l’occasion de rappeler certaines figures incontournables et déjà bien identifiées ; Herrade de Hohenburg ou Hildegarde de Bingen pour la composition, mais aussi Aliénor d’Aquitaine ou Marie de Champagne pour leur mécénat. À ces diamants s’ajoutent de nombreuses pépites, femmes jusque-là plus rarement évoquées dans les ouvrages généralistes, ni même associées à l’histoire de la musique. On retiendra en particulier la copiste Elisabeth de Lünen, du couvent de Paradies bei Soest en Westphalie, à qui l’on doit deux graduels d’une facture assez personnelle. La grande érudition dont témoigne cet ouvrage trouvera donc son public autant parmi les passionnés d’histoire sociale, que chez les littéraires (le nombre de romans cités faisant apparaître la musique y est impressionnant) et les musiciens qui y puiseront le contexte de répertoires et de sources nouvelles à explorer ou réinventer.
Anne Ibos-Augé, Les femmes et la musique au Moyen Âge, éditions du Cerf, Paris, 2025, 285 p., 22€.
Anne-Zoé Rillon-Marne, « Trouveresses, ménestrelles et jongleresses »,
La Vie des idées
, 4 septembre 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Trouveresses-menestrelles-et-jongleresses
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Deutsch Catherine et Ragnard Isabelle (éds.), Femmes en musicologies francophones de Michel Brenet, Lyon, Symétrie, 2024 ; Giron-Panel Caroline et Deutsch Catherine (éds.), Pratiques musicales féminines : discours, normes, représentations, Lyon, Symétrie, 2016 ; Launay Florence, Les compositrices en France au XIX° siècle, Paris, Fayard, 2006 ; Traversier Mélanie et Ramaut Alban (éds.), La musique a-t-elle un genre ?, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2019 ; Ravet Hyacinthe, Musiciennes : Enquête sur les femmes et la musique, Paris, Autrement, 2011.
[2] Kosmicki Guillaume, Compositrices : L’histoire oubliée de la musique, Marseille, Le mot et le reste, 2023 ; Laleu Aliette de, Mozart était une femme : Histoire de la musique classique au féminin, Paris, Stock, 2022, 288 p.