Les Français sont parmi les Européens les plus attachés au travail, près de 70% d’entre eux affirmant que le travail est très important. Cependant, pour beaucoup, la vie au travail en France est difficile : le nombre d’accidents du travail y est largement supérieur aux moyennes européennes (3,32 accidents mortels pour 100 000 personnes en emplois en France en 2021, contre 2,66 en Italie, 1,54 en Pologne, 0,84 en Allemagne, 0,77 en Suède ou 0,33 aux Pays-Bas), les conditions de travail sont souvent moins bonnes qu’ailleurs en Europe ; de nombreuses personnes manquent de reconnaissance pour les tâches accomplies ; problèmes de santé au travail et perte de sens gagnent de nombreuses professions, y compris celles d’encadrement (perte de vocation des managers).
Pour un nombre important de personnes, comme le souligne Dominique Méda, le travail est devenu insoutenable, notamment du fait de son intensification. Cela est particulièrement vrai pour le travail en seconde ligne, comme le souligne Christine Erhel ou dans les métiers de la propreté, comme l’analysent François-Xavier Devetter et Julie Valentin.
Parmi d’autres, l’ouvrage Que sait-on du travail ?, qui s’appuie sur de nombreux travaux de recherche en sciences sociales, documente et explique ces situations difficiles. Il y est montré que les modalités d’organisation du travail sont déterminantes pour expliquer les difficultés rencontrées. Les salariées et salariés sont de plus en plus souvent soumis à un management par les chiffres, hiérarchique, vertical et distant, qui laisse peu de place à l’autonomie et à l’horizontalité, et tient insuffisamment compte de la réalité des conditions de production, ou des retours que les personnes concernées souhaiteraient pouvoir faire sur l’organisation du travail. La digitalisation a transformé le travail, mettant fréquemment les humains au service des machines, plutôt que l’inverse. Ainsi, les travailleurs de la logistique en entrepôt, de l’industrie automobile ou du service à domicile deviennent les simples bras d’un algorithme qui dicte les tâches à accomplir, avec comme principale finalité l’intensification et le contrôle de la productivité. Le télétravail a pu avoir des conséquences délétères du fait de la porosité accrue entre vie professionnelle et familiale, tout particulièrement pour les femmes.
Les situations ne sont pas uniformes. De nombreuses inégalités persistent au travail, le plus souvent en défaveur des moins qualifiés, des femmes, de certains jeunes, des personnes en situation de handicap et des personnes issues de l’immigration, et ce malgré la multiplication des plans d’action. Les femmes ont aujourd’hui des taux d’emplois similaires à celui des hommes, mais elles travaillent beaucoup plus souvent à temps partiel, sont moins rémunérées que les hommes, et leurs carrières restent bloquées par un plafond de verre. Elles sont en outre surreprésentées dans certaines professions, notamment les professions reconnues comme « essentielles » pendant la crise du COVID. Il s’agissait des personnes qui ont dû sortir de chez elles pour aller travailler auprès des autres pendant les confinements de 2020 et 2021. Leur contribution a été soulignée : sans elles, notre économie et notre société ne peuvent tout simplement pas fonctionner. Pourtant, ces professions essentielles (de la santé, du soin, de la sécurité, du nettoyage, du commerce, de la logistique, des transports, de l’agriculture, de l’énergie, de l’eau…) sont le plus souvent des professions mal considérées, mal rémunérées, mal protégées, et elles le sont restées après 2020.
Si les désavantages se cumulent fréquemment, certaines professions autrefois considérées comme protégées subissent elles aussi les conséquences négatives de l’intensification du travail (voir les burn out chez les cadres). Ainsi, l’analyse des situations concrètes au travail, dans l’industrie automobile ou l’aéronautique, dans les entrepôts, pour les métiers du vieillissement, du nettoyage, des assistantes maternelles et des sages-femmes, dresse un constat sans appel : pour beaucoup, le travail se porte mal en France.
Que sait-on du travail ?
Quelles sont les réalités du travail en France ? Qui sont les personnes concernées par les mauvaises conditions de travail, la pénibilité, les risques psycho-sociaux ? En quoi les modalités d’organisation et de management du travail sont-elles déterminantes pour expliquer les difficultés rencontrées ? Comment la digitalisation a-t-elle transformé le travail ? Pourquoi les inégalités de genre, intergénérationnelles, liées aux origines ou au handicap persistent-elles au travail ? Quelles sont les situations concrètes au travail dans différents secteurs industriels ou de services ? Quelles sont les conditions de travail et de rémunération des professions dites « essentielles » depuis la crise du Covid ? Telles sont quelques-unes des grandes questions abordées dans l’ouvrage collectif « Que sait-on du travail ? » publié aux presses de sciences Po en octobre 2023.
L’ouvrage rassemble 60 contributrices et contributeurs, parmi les meilleurs spécialistes de ces questions en France, des sciences de gestion ou sciences politiques économistes et sociologues du travail, psychologues ou ergonomes. Ils ont rédigé 37 chapitres concis, accessibles, informatifs, précis et détaillés, qui présentent leurs principaux résultats de recherche, afin de mieux faire connaître les réalités du travail en France aujourd’hui. Le livre est structuré en cinq grandes parties : 1. Conditions de travail, santé au travail, sens du travail ; 2. Management et organisation du travail ; 3. Les effets de la digitalisation ; 4. Les inégalités et les discriminations ; 5 Les métiers essentiels.
L’ensemble dresse un constat plutôt alarmant sur les réalités du travail en France, constat qui appelle des solutions d’amélioration, ce qui est l’objet du recueil de propositions « travailler mieux ».
Les difficultés au travail se donnent à voir de multiples façons. Les Françaises et Français manifestent contre une réforme des retraites qui leur demande de travailler plus longtemps dans des conditions perçues par beaucoup comme insoutenables. En France, en 2019, 37%25 des salariés ne se sentent pas capables de tenir dans leur travail jusqu’à la retraite]. De nombreux secteurs se retrouvent « en tension » (les employeurs n’arrivent plus à recruter) du fait de rémunération trop faibles pour des conditions de travail trop difficiles. La Dares (Direction des direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère en charge des questions du travail et de l’emploi) montre que les secteurs où les entreprises déclarent le plus rencontrer des difficultés de recrutement sont la construction, l’hébergement et la restauration, l’agroalimentaire, la fabrication de biens d’équipement et les transports et entreposage, secteurs dans lesquels les conditions de travail sont particulièrement difficiles et les niveaux de rémunération souvent plus faibles. La qualité de vie au travail devient ainsi une préoccupation majeure des partenaires sociaux comme des directions des ressources humaines. Comme l’a montré Thomas Coutrot parmi d’autres, les difficultés au travail participent aussi de la crise démocratique actuelle.
Alors que les maux du travail sont au cœur des préoccupations publiques, il est nécessaire de réfléchir aux solutions permettant d’améliorer la qualité du travail en France. C’est l’objet du recueil de propositions que nous rassemblons ici.
Que faire pour améliorer la qualité du travail ?
De nombreuses questions concrètes se posent. Comment améliorer la reconnaissance de l’utilité collective de nombreuses professions ? Comment mieux rémunérer les professions dites « essentielles » ? Comment rendre compatible les temps du travail et de la vie personnelle ? Comment faire évoluer le management à la française, vertical et distant ? Comment organiser la prise de parole des salariés au sein des entreprises, des services, des unités ? Qui pour prendre la parole, dans quel contexte, avec quelle finalité ? Comment organiser la participation des salariés aux décisions qui les concernent (définition des tâches, de la production, de la stratégie des organisations) ?
Les travaux de recherche sur le travail peuvent contribuer à y répondre. Les travaux des psychologues, économistes, sociologues du travail, des sciences de gestion, des ergonomes, des juristes, politistes ou historiens travaillant sur ces questions (que nous appelons ici sciences du travail) permettent de documenter et comprendre les multiples mécanismes à l’origine des difficultés au travail, et peuvent donc proposer des moyens d’y remédier. Ces travaux ont permis d’identifier les expériences, les organisations, les modes de management, les situations, les mesures qui ont fait leur preuve en matière d’amélioration des conditions de travail, de santé, de sens, de bien-être au travail et qui, en parallèle, peuvent contribuer à plus de productivité et de performance soutenable pour les entreprises. Il est donc possible de fonder des propositions sur des analyses académiques, des recherches et des études qui ont prouvé que des objectifs d’amélioration ont été atteints (des expériences « qui marchent », des « bonnes pratiques »). C’est le principe de ce recueil de propositions : des mesures concrètes proposées par des chercheuses et chercheurs des sciences humaines et sociales du travail, fondées sur leur savoir et leurs observations, menées aussi bien en France qu’à l’étranger.
Un recueil de propositions
C’est pour rassembler ces savoirs que nous lançons ici ce recueil de propositions. Les sciences sociales ont montré les difficultés au travail, mais la situation n’est pas désespérée, des améliorations sont possibles, des solutions existent. Nous souhaitons fournir au débat public un vivier de propositions dont les différents acteurs politiques, économiques et sociaux pourront se saisir. Il ne s’agit pas de construire un programme d’action, mais de présenter les voies de réponse aux difficultés et aux grands défis du travail sur la base des études, savoirs, enquêtes, comparaisons déjà faites et validées scientifiquement.
Pour formuler ces propositions, nous adopterons un format très court, afin d’être compris et repris largement. Il s’agit dans un premier temps de montrer qu’il y a de nombreuses voies de progrès, qu’elles sont faisables et adoptables. Chaque proposition de mesure suivra le même format. Elle identifiera d’abord le problème à résoudre et l’objectif recherché par la mesure. Elle formulera ensuite la proposition dans une formule ramassée susceptible d’être identifiée facilement. Les auteurs de la proposition exposeront ensuite « comment ça marche », en présentant les modalités de fonctionnement de la mesure. Seront ensuite précisés sur quels travaux de recherche la proposition est fondée afin de renvoyer aux approches, aux expériences ou aux exemples concrets qui démontrent le bon fonctionnement de la mesure proposée. Enfin, les auteurs suggèreront comment mettre en œuvre la mesure proposée, afin d’indiquer les conditions de faisabilité de la mesure proposée (négociation, loi, qui pour le faire, quelles instances, quel niveau de mise en œuvre, etc.).
Nous publions aujourd’hui quatre premières propositions. Le dossier sera régulièrement alimenté afin de nourrir la réflexion collective sur les conditions d’amélioration de la qualité du travail en France, à mesure que de nouvelles mesures seront proposées. Nous organiserons régulièrement une présentation thématique de celles-ci, et tâcherons d’organiser différents débats publics où ces propositions seront mises en discussion auprès des acteurs concernés (DRH, partenaires sociaux, dirigeants d’entreprises, acteurs politiques nationaux, régionaux et locaux, etc.)
Dans cette première série de propositions,Thomas Coutrot et Coralie Perez visent à redonner la parole aux travailleuses et travailleurs, tandis que François-Xavier Devetter et Julie Valentin proposent des solutions face à la faible rémunération et la fragmentation du travail, notamment des professions de soin aux autres. Ces propositions permettent de répondre à des difficulté récurrentes et structurelles du travail en France.
Thomas Coutrot et Coralie Perez ont montré que ce sont notamment les formes d’organisation du travail et du management, vertical et distant, par les chiffres, qui expliquent les situations de travail dégradées. C’est pour instaurer une meilleure prise en compte du point de vue de celles et ceux qui sont au travail réel, à la production des biens et des services que Thomas Coutrot et Coralie Perez proposent l’élection d’un « délégué au travail réel » et d’un droit des salariés d’avoir leur « mot à dire » sur leur travail, à savoir d’ ½ journée par mois sur le temps de travail pour se réunir et discuter des conditions et de l’organisation de leur travail, discussions dont les conclusions seront transmises au management qui devra répondre aux points soulevés.
F.-X. Devetter et Julie Valentin cherchent à apporter des solutions face à la fragmentation du travail, notamment des professions dites « essentielles » depuis la crise du COVID. Ces professions sont plus souvent que les autres confrontées à une fragmentation importante de leur travail (temps partiel, horaires atypiques ou décalés, journées alternants quelques heures de travail et temps non rémunérés, temps de déplacement et de « mise en route » non pris en compte) qui rogne les rémunérations et épuise les corps. Les propositions de FX Devetter et de Julie Valentin visent à encadrer cette fragmentation, pour la limiter en fixant une durée minimale (au moins trois heures) pour toute plage de travail et en prévoyant du temps rémunéré (une demi-heure) préalable à toute prise de poste, et en instaurant une majoration des horaires de travail décalés dans la journée ou le samedi.