La vulnérabilité, comme catégorie d’analyse sociologique et concept philosophique, fait l’objet d’une intense actualité éditoriale [1]. Au sein de la constellation désormais foisonnante de ces travaux, Marie Garrau construit un paradigme dense et original des politiques de la vulnérabilité et se donne pour double horizon de repenser le concept d’autonomie et d’esquisser une théorie de la justice sociale. Le geste théorique de l’auteure consistant à défendre une centralité de la vulnérabilité propose des pistes décisives de renouvellement de la philosophie politique contemporaine.
Faut-il avoir peur de la vulnérabilité ?
S’il faut nous départir de nos peurs de la vulnérabilité, c’est en premier lieu parce que nous vivons dans un monde structuré autour du « mythe de l’autonomie » [2], une autonomie pensée comme l’apanage d’un sujet rationnel, maître de sa vie, de son destin, et détenteur d’une liberté qui ne doit aucunement être entravée. Parce que ce mythe fondateur traverse l’histoire du libéralisme politique, M. Garrau se positionne d’emblée en contrechamp de la théorie rawlsienne, et se tourne vers des philosophes attentifs à une anthropologie de la vulnérabilité (Martha Nussbaum, Joan Tronto, Axel Honneth, principalement [3]).
Pourtant la tâche est loin d’être aisée tant la vulnérabilité souffre d’une forme d’essaimage généralisé, dans le domaine des politiques publiques d’une part, dans le champ académique d’autre part. Cette viralité jette le doute sur sa portée descriptive et analytique en faisant peser sur elle l’objection de flou terminologique. Outre cette critique épistémologique, la notion souffre également d’objections adressées sur un terrain plus proprement politique : on lui reproche de produire des effets stigmatisants sur les groupes sociaux qu’elle est censée désigner, de justifier des politiques paternalistes, voire misérabilistes, de constituer une nouvelle économie du pouvoir [4]. Malgré ces écueils, M. Garrau défend sa centralité théorique, moyennant une entreprise de clarification, afin de promouvoir « pour tous des conditions d’une autonomie conçue comme relationnelle et expressive » (p. 251).
Vulnérabilité fondamentale et vulnérabilité problématique
L’idée centrale de l’ouvrage est que pour « desserrer l’étau du stigmate, qui s’attache à ceux qui ne manifestent pas l’indépendance, l’assurance ou la détermination qu’on associe communément à l’autonomie » (p. 339), il est nécessaire de repenser la politique à partir d’une vulnérabilité communément partagée.
Pour établir cette thèse, il s’agit de clarifier la distinction entre vulnérabilité fondamentale et vulnérabilités problématiques : « Prendre la vulnérabilité au sérieux implique […] de considérer la vulnérabilité sous deux aspects : a) comme une structure d’existence commune – nous disons ici en tant que « vulnérabilité fondamentale » ; b) dont l’intensité peut s’accroître de manière inégalitaire dans certains contextes sous l’effet de processus sociaux spécifiques, nous parlerons ici de vulnérabilité problématique. » (p. 19-20) Le premier sens renvoie ainsi à notre commune condition incarnée, qui impose l’ouverture à la possibilité de la blessure, du deuil, de la maladie ; mais aussi à la dépendance essentielle aux relations qui soutiennent nos existences (relations de reconnaissance, de care). Le second sens met au jour l’intensification socialement produite de la vulnérabilité fondamentale sous l’effet des logiques de désaffiliation, de stigmatisation, de disqualification sociale, ou encore de dominations croisées.
Un des apports majeurs de cet ouvrage consiste alors à repenser le concept d’autonomie. La vulnérabilité fondamentale n’est pas la négation ou l’envers d’une autonomie supposément première, elle est au contraire ce à partir de quoi elle doit collectivement se constituer, et même se performer : dépendante de la relation à l’autre, au monde, à la communauté, aux institutions, à la « nature », cette autonomie est mise en jeu de manière permanente. M. Garrau considère qu’il faut la concevoir comme expressive et relationnelle. Expressive d’abord, en ce qu’elle renvoie au pouvoir d’exprimer ce à quoi nous tenons. Elle fait fond sur des dispositions subjectives à la confiance en soi, sur l’exercice et le déploiement de la raison, mais aussi de l’imagination comme capacité à projeter et réinventer de nouveaux possibles d’existence. Autonomie relationnelle ensuite : elle ne peut se déployer qu’à la condition de l’inscription pérenne du sujet dans des relations de care, de respect et de reconnaissance mutuelle – ce que montrent les travaux de Martha Nussbaum, Joan Tronto et Axel Honneth [5].
M. Garrau met donc au jour les implications éthiques de la vulnérabilité. Si l’autonomie dépend d’un ensemble de relations interpersonnelles, elle nous impose une série d’obligations mutuelles. Cependant, s’en tenir à une simple posture éthique impliquerait une forme de renoncement : les dénis de reconnaissance, les expériences de l’injustice, ne seraient alors considérés que comme des fautes morales individuelles, alors qu’ils ont des conditions sociales et institutionnelles. Le diagnostic des mécanismes sociaux qui intensifient la vulnérabilité fondamentale apparaît alors comme une condition nécessaire de l’analyse : précarité matérielle, isolement affectif, chômage, stigmatisation, violences symboliques et sociales, sont autant d’obstacles, pour certains individus et groupes sociaux, à la construction de l’autonomie. Leur description, dont l’auteure puise les sources dans la sociologie de Robert Castel et de Serge Paugam notamment [6], ne peut s’en tenir à une échelle interpersonnelle ou interactionnelle, mais doit s’articuler à une analyse des institutions, normes et structures sociales qui conditionnent les contextes sociaux de production des dénis de care et de reconnaissance : en témoigne par exemple la tendance générale à l’émiettement et à l’individualisation des protections sociales, qui empêche l’accès d’un grand nombre d’individus à l’emploi stable et à la citoyenneté sociale, et produit des effets conjugués de disqualification sociale et de dégradation statutaire (p. 188, p. 200).
Enfin, une éthique de la vulnérabilité si elle veut se donner un horizon politique, doit aussi s’attaquer à l’ensemble des représentations socialement admises qui soutiennent, justifient et contribuent à reproduire les partages inégalitaires des vulnérabilités problématiques. La théorie de la domination, inspirée notamment du féminisme matérialiste [7], doit contribuer à subvertir les logiques d’indifférence à la vulnérabilité d’autrui, tout autant que les effets de structure qui peuvent freiner la résistance et la transformation sociale. Les stéréotypes qui disciplinent les corps et les pratiques, sont en effet largement partie prenante d’une économie du pouvoir susceptible de rendre caduques les perspectives de refondation de la justice sociale.
Quelles politiques de la vulnérabilité ?
S’il s’agit de repenser la justice sociale à partir de la centralité de la vulnérabilité, elle ne saurait se limiter à une redistribution des « des droits de base égaux et de biens premiers » (p. 317), sans rejouer des effets de stigmates sur les groupes vulnérabilisés. Éviter cet écueil consiste à prendre en compte les contenus d’émancipation qui s’expriment dans les expériences de mépris, mais aussi de contestation et de révoltes. C’est pourquoi, sur le terrain d’une théorie institutionnelle, la politique de la vulnérabilité doit penser conjointement les conditions d’une démocratie inclusive et d’une démocratie de contestation. La tradition du républicanisme [8], qui tire sa force « de l’idéal politique qu’elle défend [permettant] de justifier la lutte contre les processus sociaux de vulnérabilisation et la promotion de conditions relationnelles et sociales de l’autonomie » (p. 231), offre justement un cadre théorique conséquent pour formaliser les politiques de la vulnérabilité, sur un triple volet : celui de la conception de la démocratie, celui des politiques sociales, et enfin celui des vertus républicaines, autrement dit des conditions interpersonnelles permettant d’asseoir une éthique de la reconnaissance.
L’idée de démocratie de contestation empruntée à Philip Pettit, défend en effet l’idée que le peuple peut apporter des correctifs aux lois, et donc que les revendications de care, de respect et d’estime, portés par les conflits sociaux, doivent pouvoir peser sur leur définition et la détermination des politiques publiques. Il faut pour cela articuler contestation et participation, comme le défend Iseult Honohan [9], afin que chaque minorité ait une voix audible dans l’espace public démocratique, et puisse prendre part aux délibérations collectives.
Cette définition de la démocratie inclusive ne constitue pourtant que la condition nécessaire, mais non suffisante d’une véritable politique de la vulnérabilité. En un second sens, elle doit s’attaquer aux inégalités matérielles et symboliques. M. Garrau s’inspire alors des travaux de Stuart White [10], afin de penser une forme d’État social apte à « neutraliser, corriger ou compenser toutes les inégalités arbitraires d’un point de vue moral » (p. 319). Elle discute à ce titre des propositions concrètes, celles de l’instauration d’un minimum civique, d’un capital de départ, ou de la taxation des héritages et des dons interpersonnels. Enfin, c’est parce que les lois et les politiques publiques doivent être relayées par des comportements individuels, autrement dit qu’il existe une intime complémentarité entre éthique et politique de la vulnérabilité, que M. Garrau plaide in fine en faveur de la théorie des vertus républicaines [11] : « Les fins communes ne peuvent être atteintes et les institutions perdurer si les citoyens ne mettent pas en œuvre des dispositions et des vertus spécifiques » (p. 329). C’est selon l’auteure à cette condition que l’on peut rendre les citoyens sensibles à l’interdépendance, et à la vulnérabilité commune.
Se rendre collectivement sensible à la vulnérabilité fondamentale et aux vulnérabilités problématiques. Ce mode d’ordre tacite de l’ouvrage bute cependant contre le poids des résistances sociales, politiques, imaginaires, qui font obstacle à la déconstruction du mythe de l’autonomie, et qui se logent au cœur même de nos jeux de langage, déconstruction sans laquelle la politique de la vulnérabilité risque de se cantonner à un ensemble de dispositifs institutionnels inefficaces et stigmatisants. Comme le note Wendy Brown alors qu’elle interroge « la fabrique du désir politique contemporain » [12], toute la difficulté d’un tel programme tiendrait aux dynamiques affectives de « ressentiment, de vengeance, de volonté de puissance contrariée » (ibid.), qui renforcent l’impuissance politique, en en diffractant faussement les causes sur les plus vulnérables. Comment éviter que les politiques de la vulnérabilité soient récupérées par un « libéralisme autoritaire » [13] et intégrées à son répertoire pratique pour contenir les conflits sociaux, la « société des ingouvernables » (ibid.) ? Même si cela excède le projet de l’ouvrage, savoir comment armer les politiques de la vulnérabilité contre les crises qui fissurent aujourd’hui les horizons d’émancipation, crise du capitalisme, crise écologique, permettrait de prolonger l’analyse en direction d’une critique des violences contemporaines, mais aussi de la prise en compte des relations de care et de reconnaissance qui se trament aussi avec les êtres, humains et non-humains, environnements et contextes vis-à-vis desquels nous sommes interdépendants.
Malgré ces zones d’ombre, la proposition défendue dans cet ouvrage, loin de verser dans « les formulations malheureuses d’une identité enracinée dans la lésion » (ibid.), implique de redonner un sens fort et dense à la politique comme construction de commun et comme émancipation.
Marie Garrau, Politique de la vulnérabilité, CNRS Éditions, 2018, 369 p, 25 €.