Recension Histoire

La banalité du bien

À propos de : Tony Molho, La gentillesse des autres. Un enfant juif dans la Grèce occupée, EHESS


par , le 7 novembre


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Récemment publiés en anglais, les souvenirs d’enfance de l’historien de la Renaissance italienne Tony Molho ont été presque immédiatement traduits en de nombreuses langues. Il y raconte ses souvenirs de famille à Salonique, l’occupation allemande et la fuite, perçues à hauteur d’enfant.

Pendant les mois de confinement, depuis son appartement d’Athènes, Tony Molho, connu aujourd’hui pour être l’un des grands historiens de l’Italie de la Renaissance, met par écrit l’histoire de son enfance et de sa jeunesse. À 80 ans révolus, il raconte la place de sa famille dans la ville de Salonique, où résident avant la guerre plus de 60 000 juifs [1], sa naissance en 1939, puis l’histoire de ses parents qui parviennent à le cacher pendant toute la période de l’occupation. La chance aussi, et ce qu’il appelle la « gentillesse des autres », pour reprendre la traduction du titre de son livre telle qu’elle a été faite vers le grec, puis l’italien et à présent le français.

Écrit, comme il le rappelle, dans une langue qui est celle de sa patrie d’immigration, les États-Unis, où toute sa famille partit dans les années 1950, le livre se situe à hauteur d’individu. Et même à hauteur d’enfant – un très jeune enfant, car il n’a que 2 ans lorsque les avions italiens commencent à survoler le ciel de Salonique, tandis que dans la cave se déroule « la grande bataille du pudding » que sa jeune mère essaie de lui faire manger quotidiennement. Il en a 5 lorsque l’occupation laisse place à la guerre civile en Grèce, et que ses parents repartent d’Athènes, où ils ont réussi à survivre, pour Salonique, où les attend une "cité fantôme".

Plus qu’un livre d’histoire, il s’agit peut-être d’un livre sur la famille et la mémoire. Celle des premiers souvenirs, des récits répétés, des photos sauvées par miracle qu’on scrute par la suite, et que Tony Molho a fait ajouter en grand nombre, et avec beaucoup de générosité, pour que les lecteurs prêts à embrasser à travers son histoire quelques générations de la Salonique juive de la première moitié du XXe siècle, puissent l’incarner dans des visages.

Un enfant de Salonique

La famille de Tony Molho, son père comme sa mère, sont issus de la bourgeoisie sépharade de Salonique, l’une des plus grandes villes de l’Empire ottoman, qui n’est conquise par la Grèce qu’en 1912. Plusieurs membres de sa famille rejoignent alors Istanbul, capitale qui peut alors sembler plus attirante [2]. L’un de ses grands oncles y épouse même plus tard une Russe orthodoxe qui, elle, a fui la révolution pour gagner la future capitale turque à pied.

À Salonique la situation change réellement à partir de 1922, lorsque la guerre gréco-turque précipite les échanges forcés de population. Parmi le million et demi de Grecs expulsés, environ 250 000 s’installent à Salonique, souvent sans logement et marqués par les violences qui ont accompagné leur fuite. Dès lors la politique d’hellénisation de la ville se fait plus sensible, tandis que l’antisémitisme se développe.

Pourtant, en fouillant dans les souvenirs de sa famille, Tony Molho montre que l’entre-deux guerres a aussi été marqué par une proximité croissante entre juifs et chrétiens de Salonique. Parmi les nombreux signes : son nom même, Tony ou plutôt Antonios, un nom latin donné en l’honneur d’un médecin ami de sa famille maternelle. Un nom dont il écrit qu’il n’aurait pas pu lui être donné 30 ou 40 ans plus tôt, lui qui vient d’une famille paternelle où tous les fils aînés s’appellent Lazar ou Saul, et qui même sur son certificat de naissance retrouvera plus tard le double nom d’ « Elazar (Antonios) » – avant que sa mère, sans doute, impose le second. « Durant la génération d’avant la guerre, les lignes qui séparaient la famille de ma mère de ses voisin Grecs étaient certainement plus souples et plus poreuses qu’elle-même ne voulait ensuite l’admettre après la guerre » (p. 42.)

Après l’échec de l’invasion italienne, la Grèce est conquise par l’Allemagne. Salonique est occupée en avril 1941, puis dès le début de l’année 1943 les premiers trains partent pour la Pologne. Dans ce grand centre urbain, seuls 2000 ou 3000 juifs survivent à la Shoah, et ceux qui y retourneront découvriront une « cité fantôme » [3].

Lorsque Tony et sa mère y rejoignent son père en avril 1945, voyageant par bateau pour éviter les dangers de la guerre civile qui déchire le pays, seuls quelques membres de la famille les attendent. L’auteur fait le récit de son premier Yom Kippour à l’automne 1945, dans la dernière synagogue restante de Salonique. Personne, raconte-t-il, parmi ses camarades d’école, ne lui demandera ensuite comment il a survécu. Parmi ses souvenirs d’enfance, il décrit les lettres de l’alphabet hébreu croisées au hasard de la ville, restes des pierres tombales pillées dans ce qui était auparavant l’un des plus grands cimetières juifs d’Europe – et que l’université de la ville a annexé pendant la guerre.

Cimetière israélite de Salonique, Turquie

De Salonique à Athènes

L’histoire de la fuite, ou du « cache-cache » comme il intitule l’un de ses chapitres, navigue entre premiers souvenirs et récits ultérieurs – souvent ceux de sa mère, envers laquelle le livre est un hommage lucide. Depuis Salonique, la fuite est complexe : Istanbul n’accepte pas les réfugiés, le Caire est loin, la Guinée française – où réside un de leurs oncles – est impossible à rejoindre, et la politique britannique restreint alors les migrations vers la Palestine (p. 56).

Le tout jeune Tony est caché chez des couples chrétiens, gardant même un souvenir tendre pour le dernier qui l’héberge. Il leur rendra visite après la guerre, seulement pour trouver chez eux des rideaux faits dans un rouleau de tissu jaune, que ces derniers ont certainement volés au domicile des Molho, dans le grand mouvement de pillages qui accompagna les déportations.

L’enfant une fois caché, les deux parents quittent Salonique avec un petit groupe, traversant les montagnes à pied dans une équipée où sa mère fait une fausse couche, puis obtenant de faux papiers à Larissa pour rejoindre Athènes en train, au-delà des lignes d’occupation italienne. Plus tard ils y font venir leur enfant, grâce à l’amitié d’un ingénieur mécanicien qui le cache dans une chaudière éteinte du train. Avec l’aide de l’archevêque orthodoxe Damaskinos, le père rejoint la résistance autour d’Athènes, tandis que la mère trouve des emplois de cuisinière, d’enseignante et finalement d’employée de la Croix Rouge. Pendant ce temps, le petit Tony est caché dans un couvent catholique d’Athènes, puis chez une veuve en charge de ses cinq enfants. Lors d’une lecture de son livre en Grèce, très récemment, Tony Molho raconte qu’il retrouve l’aîné de ces enfants, un homme de 91 ans, qui se lève dans l’auditoire pour prendre la parole.

En juin 1944, sa mère trouve un logement, et peut enfin reprendre son fils avec elle. Sa force de caractère est l’un des traits d’union qui rattache les épisodes saillants d’un récit souvent non linéaire, qui ne force pas la mémoire et ses limites. L’épisode du train, où sa mère arrêtée affirme au chef de bord que s’il la livre aux Allemands elle maudira ses deux enfants à lui, et le convainc ainsi de la cacher. L’épisode du tramway, lorsqu’à Athènes Tony voit monter des contrôleurs dans le wagon, et que sa mère sans rien dire glisse sa main d’enfant dans celle d’un inconnu avant de descendre de la rame, et d’attendre que cet inconnu lui ramène son fils une fois le danger écarté. Son courage après la guerre aussi, lorsqu’après une période de dépression grave, elle envisage de partir aux États-Unis, y réussit un doctorat et y mène une carrière avant de revenir passer à Salonique ses vieux jours. Dans le titre anglais du livre, Courage and compassion, on entend fortement le courage de Lily Molho.

Interview orale de Lily Molho, née Alkalay, en 1996, United Holocaust Memorial Museulm Collection

Courage et compassion, ou la gentillesse des autres

Quant à la compassion, elle circule à travers tout l’ouvrage, portée par la compassion de l’auteur pour chaque protagoniste du récit, y compris l’enfant qu’il était, cherchant à retracer le parcours émotionnel de chacun sa avec une justesse pleine de questionnements. Un questionnement aussi sur les hasards qui leur ont permis de survivre, entre la volonté ferme de fuir et l’aide reçue, qu’il prend à chaque étape la peine d’examiner pour ce qu’elle était, sans héroïsation particulière. Tandis que le père de Tony Molho lui-même cachera plus tard des opposants pendant les années de la guerre civile, en souvenir d’aides reçues, elles aussi, en silence. Pas de héros donc, dans cette histoire. Mais pas de hasard complet non plus, par exemple quand il remarque que beaucoup des Grecs qui les ont aidés n’étaient pas de Salonique (p. 94) – ville où l’afflux de réfugiés récents rendaient les enjeux de l’hellénisation et la tension sur les biens immobiliers plus forts.

L’historien de l’Italie compare les récits des survivants de Salonique, juste après la guerre, aux fresques du Jugement Dernier peinte après la peste noire, séparant les bons des méchants ; et il y oppose des comportements plus humains et nuancés qu’il doit patiemment reconstruire, à travers les récits de sa mère et d’autres.

« Ce n’était pas la banalité du mal… plutôt la banalité du bien… La décence vous pousse à aider si cette action peut s’insérer dans vos habitudes et vos routines quotidiennes. Mais quand cette aide risque de compromettre votre sécurité et le bien-être de vos proches, alors vous y pensez à deux fois, et bien souvent vous reculez et vous installez une distance entre votre monde et le monde de celui qui a besoin d’aide [4] ».

Mémoire et famille

Dans « la gentillesse des autres », on entend aussi une interrogation non résolue qui traverse le livre : cette définition de l’autre, l’idée d’une frontière en évolution avec « les autres ». Dans un jeune pays où la religion orthodoxe devient rapidement un signe de grécité, Tony Molho tente, avec toujours beaucoup de questionnements, de reconstruire ce qui faisait la judéité de sa famille. Celle de ses parents qui parlaient ladino (judéo-espagnol), français entre eux, mais grec seulement à l’extérieur de la maison, parfois avec un accent reconnaissable. Celle de son père passionné de culture allemande qui évite de parler cette langue après la guerre, mais qui n’accepte qu’à contre-cœur l’émigration aux États-Unis. La sienne enfin, par exemple lorsqu’invité par un camarade d’école à la messe de Pâques après la guerre, il entend un violent sermon à l’encontre des juifs et se retourne pour voir à quels juifs on s’adresse. Très tôt, ses camarades d’écoles l’appellent Tonis « Tony transformé en Tonis – et un enfant ressent de manière différentes sa place, ou son absence de place, dans le monde qui l’entoure [5] ».

Dans cette définition de sa judéité, il pèse la place que prend la Shoah après la guerre [6]. Mais rappelle aussi l’antisémitisme qui ne disparait pas dans la Grèce du second XXe siècle. Sa tristesse, par exemple, lorsque l’un de ses professeurs lui déconseille de viser une carrière diplomatique, alors fermée aux juifs à une époque où les cartes d’identité indiquent encore les appartenances religieuses. À nouveau, on est très loin d’une leçon d’histoire [7], et plus proche des questions non posées aux parents désormais disparus, d’une réflexion sur ce qui fait l’individu au sein d’une histoire plus large, mais aussi d’une famille, maillon essentiel entre la grande et la petite histoire.

Tony Molho, La gentillesse des autres. Un enfant juif dans la Grèce occupée, traduit de l’anglais par Loïc Marcou, Paris, EHESS, 2025, 224 p., 16€.

par , le 7 novembre

Pour citer cet article :

Pauline Guéna, « La banalité du bien », La Vie des idées , 7 novembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Tony-Molho-La-gentillesse-des-autres

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Notes

[1Dans une ville de plus de 200 000 habitants environ. Ce chiffre donné par l’auteur comme un ordre de grandeur est bien sûr l’objet de recherches, les migrations d’abord vers Salonique fin XIXe début XXe siècle, puis de départ après 1922, ayant fait varier la population.

[2Sur les différentes formes d’ottomanisme parmi les communautés juives de l’Empire ottoman au début du XXe siècle, lire aussi l’article de Salma Hargal sur La Vie des Idées, «  Les dernières décennies de la Palestine ottomane  », mai 2025.

[3L’expression a été rendue célèbre par l’historien Mark Mazower, Salonica, city of ghosts : Christians, Muslims and Jews, 1430-1950, HarperCollins, 2004.
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[4«  Not the banality of evil … rather the banality of goodness. … Decency calls you to help if you can accomodate your action into your daily habits and routines. But when your help threatens to compromise your safety and the well-being of those close to you, you stop and think twice, and, more often than not, step back and place a distance between your world and that of the one in need of help.  », p. 119.

[5«  Turn a y into a is – Tony into Tonis – and the boy gets a different sense of how he fits, or doesn’t, into the surrounding world.  » p. 47.

[6Voir sur ce sujet Ivan Jablonka (dir.), L’Enfant-Shoah, Presses Universitaires de France, 2014.

[7La quasi-absence des nazis du texte a d’ailleurs été remarquée à plusieurs reprises.

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