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Recension Histoire

Terroristes sous les radars

À propos de : Richard Schittly, Les Oubliés d’Action directe. De l’ultra-gauche au terrorisme, La Manufacture des livres


par Christian Chevandier , le 9 juin


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À côté de la branche « parisienne » d’Action directe, il y a la branche « lyonnaise » : des dizaines d’attentats et de braquages, une idéologie peu sophistiquée, des sévices conjugaux au sein du groupe. Retour sur la violence d’ultra-gauche dans les années 68.

Le 1er mai 1979, un commando mitraille la façade du CNPF, la principale organisation patronale, attentat revendiqué par un groupe clandestin inconnu : Action directe. Parmi ses quatre membres, Jean-Marc Rouillan et André Olivier s’étaient rencontrés en 1977 à la prison de la Santé, incarcérés pour des activités de type terroriste, Rouillan pour sa participation présumée à des actions violentes, Olivier pour avoir demandé à l’un de ses anciens élèves les plans d’installations militaires.

Repérés par les Renseignements généraux, Rouillan et sa compagne Nathalie Ménigon sont interpellés en septembre 1980, mais amnistiés quelques mois plus tard. Ils reprennent vite leurs activités, faites de braquages et d’attentats, avec des meurtres (en 1983) et des assassinats effectués de sang-froid, ceux de l’inspecteur général René Audran (1985) et de Georges Besse, le PDG de la Régie Renault (1986). L’intervention du RAID en février 1987, dans une ferme du Loiret où s’étaient réfugiés les quatre principaux membres d’Action directe, met un terme à leur cavale.

Les deux Action directe

La personnalité d’André Olivier, d’origine lyonnaise, et la confrontation de deux ego hypertrophiés contribuent à l’éclatement d’Action directe dès mai 1980, plus tôt que ce qui est généralement avancé. Rouillan reproche alors à Olivier l’« autoritarisme sur les membres de son groupe ». Les deux branches gardent l’appellation, ce que policiers et magistrats mettront du temps à comprendre.

La première, en lien avec d’autres groupes européens et se disant anti-impérialiste, est dite « internationale » ou « internationaliste ». Bien que constituée de beaucoup de militants originaires du Sud-Ouest (Toulouse, Perpignan, Bayonne), elle peut être qualifiée de « parisienne » au vu de son implantation. Quant au groupe Olivier, dit « branche nationale », il est parfois appelé « branche lyonnaise » par l’origine de ses militants et nombre de ses actions (en dépit d’attentats souvent menés à Paris, ce qui contribue à égarer les policiers). Notons l’existence d’une sous-branche souvent confondue avec le groupe lyonnais, « L’Affiche rouge », composée de militants originaires d’outre-mer qui, en 1982, se livrent à deux attentats, deux braquages, deux tentatives ratées et une intrusion dans une agence pour l’emploi.

Tranchent aussi les origines plus ou moins fantasmées des deux groupes. Si la branche parisienne se veut la continuité de groupes opposés au franquisme, la branche lyonnaise est présentée comme issue de la Gauche prolétarienne ; la plupart de ses membres s’en réclament. En fait, à l’exception de l’un d’entre eux, aucun n’y a vraiment milité.

La GP est dissoute par le gouvernement à l’été 1970, avant de s’auto-dissoudre trois ans plus tard. André Olivier ne s’approche de cette mouvance qu’en 1972, suscitant l’appréhension de nombre de militants inquiets de son manque de sérieux. Loin d’aller chercher consignes (et financement) à l’ambassade de Chine populaire, singuliers par leur capacité à percevoir les sujets de société, les militants de la GP relèvent d’un singulier syncrétisme caractéristique des années 68. L’historien Philippe Buton a créé pour eux l’aporie « anarcho-maoïstes » : selon lui, « les dirigeants gauchistes ont amené leurs militants sur le Rubicon, mais pour y pêcher à la ligne » [1].

De fait, au premier trimestre 1981, avant la victoire de François Mitterrand, le dirigeant le plus connu de la GP, Alain Geismar, publie L’Engrenage terroriste. Il y récuse « le cortège macabre, où le terrorisme entraîne les hommes, [qui] a toutes les chances de les rendre sourds et aveugles, incapables de se saisir, si l’occasion s’en présente, d’une véritable possibilité d’avancer » (p. 130).

Le vivier

Né en 1943, André Olivier est nommé à la rentrée 1971 professeur de lettres au lycée technique du boulevard des Tchécoslovaques, à Lyon. Il se fait vite remarquer par un enseignement atypique, par exemple une étude des bandes dessinées dans laquelle il démontre que Gaston Lagaffe « porte […] atteinte aux classes populaires » (p. 53), et des provocations qui lui valent d’être renvoyé de l’Éducation nationale. C’est autour de lui que se forme la branche lyonnaise d’Action directe. Il recrute sa compagne, Joëlle Crépet, d’autres militants mais aussi d’anciens élèves, dont Max Frérot.

Si certains ne sont pas très « chauds » lorsqu’ils comprennent l’activité du groupe, l’enrôlement joue sur la culpabilisation de ces « petits-bourgeois » et sur la progression des services requis : stocker des livres, cacher un sac de matériel, puis un sac d’armes, conduire une automobile lors d’un braquage, puis surveiller à l’extérieur, puis y participer l’arme au poing. La coercition est ensuite un moyen d’empêcher les disciples de quitter le groupe, alliant les coups de poing, de ceinture, la séquestration, les menaces de mutilation, de mort, la privation de nourriture jusqu’à des scènes impensables : « Il m’avait menottée à une petite table avec une autre femme » (p. 397).

Une militante s’est dite plus tard « envoûtée par les paroles » et il est possible de qualifier Olivier de gourou, ce que révèle largement le journal intime et d’autocritique de Max Frérot découvert par les policiers dans une planque stéphanoise et publié en un encart de dix pages par Libération le 24 octobre 1986 : « Moi, Max Frérot, terroriste et "lâche" ». D’autres membres du groupe s’en sont détachés avec une certaine lucidité : « André Olivier n’était pas un anar, c’était un communiste fanatique. Il avait enfin du pouvoir, il était le chef », écrit l’un d’eux dans une lettre à ses parents (p. 357). « Comme j’étais infirmière, [Olivier] disait que j’étais une pute au service du capital », explique Joëlle Crépet de son côté (p. 396).

L’on ne peut que remarquer la forte présence d’infirmières dans le groupe et à sa marge (ce qui n’est pas le cas dans la branche parisienne) sans être surpris : la formidable augmentation des effectifs hospitaliers depuis le début de la Cinquième République et la croissance du nombre des bachelières expliquent leur présence en nombre dans la génération qui s’est engagée durant ces années-là. Remarquons aussi le rôle d’un sociologue, assistant à l’université Lyon II pendant dix ans, avant de retrouver un poste de philosophe dans le secondaire, qui invitait des membres du groupe dans ses TD et dont certains des étudiants puis des lycéens ont été recrutés – et l’ont payé d’années de prison.

La violence

Depuis mars 1980, le bilan de la branche lyonnaise est lourd : 34 braquages, 32 attentats (2 à Lyon, 30 à Paris), dont un qui rend une passante aveugle. À 18 reprises, ils ont recours à la violence. Contrairement à la branche parisienne et aux autres terroristes européens, le meurtre n’est pas un choix délibéré des Lyonnais. Leur premier homicide est celui d’un convoyeur de fonds en octobre 1980, lors du braquage d’une banque dans la banlieue lyonnaise. Puis, entre 1981 et 1986, ils tuent trois personnes sans que cela soit prémédité.

Après l’arrestation d’Olivier et de la plupart des membres en mars 1986, Frérot continue seul et pose une bombe à la Brigade de répression du banditisme à Paris, tuant un policier avant d’être arrêté un peu par hasard. Très vite, ils perçoivent la violence non comme une nécessité, mais pour le plaisir qu’elle leur fait ressentir ; l’un des chapitres du livre est d’ailleurs intitulé « Adrénaline ». Contre les travailleurs des banques, une de leurs préconisations est que « le maquillage est important s’il faut buter un employé » (p. 316). La violence au sein du groupe recoupe les sévices conjugaux : « Il m’a frappée torse nu à coup de fil électrique, c’était horrible » (p. 397), explique à son procès Joëlle Crépet, dont un certificat médical mentionne des traces de brûlure de cigarette « près du pubis » (p. 238).

Cet attrait pour la brutalité s’accompagne d’une idéologie peu sophistiquée et d’une indigence de la réflexion. Le psychiatre Michel Dubec, commis pour l’expertise de Jean-Marc Rouillan, confie : « Au début, je ne comprends pas qu’il adhère vraiment aux phrases creuses qu’il prononce. Je me dis qu’il s’agit d’un procédé de défense. » [2] La confusion idéologique apparaît à l’évidence dans les propos d’Olivier, fustigeant notamment, lors de son procès, alors qu’il est défendu par Jacques Vergès, l’avocat de Klaus Barbie jugé dans la même salle quelques années plus tôt, « la justice bourgeoise qui est aux ordres du lobby juif » (p. 385). En dehors de cet antisémitisme, condamné par la plupart des militants, il serait artificiel de tenter de trouver des différences idéologiques entre les deux branches.

La question des sources

Après avoir été reporter à la rubrique police-justice du quotidien lyonnais Le Progrès, Richard Schittly est correspondant du Monde à Lyon, comme le fut en son temps Jean-Marc Théolleyre, un des grands noms du journalisme judiciaire. Rigoureux, l’ouvrage bénéficie d’une connaissance précise de l’agglomération. Son livre, qui commence par l’arrestation d’Olivier, se lit comme un roman (policier).

La question se pose bien sûr de ses sources, d’autant que les nombreuses citations ne sont pas référencées. Les remerciements fournissent les noms de certains témoins qui « ont accordé leur confiance et leur temps » à l’auteur. Il est aussi question des archives de la police judiciaire (PJ). Quelques références à des rapports des Renseignements généraux peuvent laisser envisager des copies versées au juge ou à la PJ, dans la mesure où des éléments importants n’y apparaissent pas. Peut-être est-ce ce qui explique le traitement très rapide de l’implication d’Olivier dans le Secours rouge et le GIP (Groupe d’information sur les prisons), puis le CAP (Comité d’action des prisonniers).

C’est d’autant plus regrettable que la fréquentation de délinquants, avec lesquels au demeurant André Olivier a connu quelques déboires, a pu jouer un rôle dans le passage aux braquages. De même, il semble que les responsables lyonnais de la GP n’ont pas été interviewés. Si l’un d’entre eux, un grand nom de la sociologie, introducteur en France de l’école de Chicago, est décédé depuis une vingtaine d’années, un proche de Benny Lévy, le véritable chef de l’organisation, aurait pu être prolixe. À l’occasion de la rédaction d’un ouvrage sur le syndicaliste postier Georges Valero, qui fut de cette mouvance, l’historienne Denise Zederman et la philosophe Jeannette Colombel avaient rapporté les préventions dont Olivier était alors l’objet.

Moins médiatisée, sans arrestation donnant lieu à des photographies ou à des reportages télévisés, n’ayant pas été (à l’exception de Frérot, une fois ses compagnons sous les verrous) l’objet d’affiches de type « Wanted », la branche lyonnaise est moins connue, souvent approchée de manière superficielle ou fallacieuse. Alors que tous les protagonistes de l’ouvrage – militants, journalistes, policiers et magistrats – sont morts ou retraités, le livre permettra aux « oubliés d’Action directe » de l’être un peu moins. Surtout, en nous plongeant dans cette époque, en brossant un portrait des principaux personnages et de leur mouvance, il montre que cette fin des années 68 a aussi engendré des monstres assez minables, aux conséquences politiques inexistantes, bien loin des tragédies qu’ont connues l’Allemagne et l’Italie.

Richard Schittly, Les Oubliés d’Action directe. De l’ultra-gauche au terrorisme, Paris, La Manufacture des livres, 2025, 439 p., 22,90€

par Christian Chevandier, le 9 juin

Pour citer cet article :

Christian Chevandier, « Terroristes sous les radars », La Vie des idées , 9 juin 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Terroristes-sous-les-radars

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Notes

[1Philippe Buton, Histoire du gauchisme. L’héritage de mai 68, Paris, Perrin, 2021, p. 45-150 et 303.

[2Michel Dubec, Chantal de Ruder, Le Plaisir de tuer, Paris, Seuil, 2007, p. 105.

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