Anaïs Bohuon est professeure en sciences du sport à l’Université Paris-Saclay.
Spécialiste de l’histoire du sport et des questions de genre, elle est notamment l’autrice de Le test de féminité dans les compétitions sportives. Une histoire classée X ? (Éditions iXe, 2012).
Ses travaux portent sur les normes corporelles, sexuelles et raciales dans le sport de haut niveau.
La Vie des idées : Pourriez-vous nous donner un aperçu des circonstances et des raisons qui ont mené à l’instauration des tests de féminité dans le milieu sportif ? Comment ont-ils évolué au fil du temps ?
Anaïs Bohuon : Dès les années 1910, grâce à l’action notamment de la grande dirigeante sportive française Alice Milliat, qui a bravé les nombreux freins et interdits qui ne cessent de jalonner l’histoire de l’accès des femmes aux sports de tradition masculine, les sportives s’organisent, pratiquent en compétition, progressent et réalisent des records et des exploits. Cependant, certaines vont très rapidement, tant dans leur apparence que dans leurs performances, être jugées trop masculines, trop puissantes, trop musclées, trop rapides, trop poilues… et parfois voir remise en cause leur appartenance au sexe féminin, et même être accusées d’être des hommes déguisés.
L’exemple de l’athlète française polyvalente, hors norme, Violette Morris, illustre parfaitement cette problématique. Issue d’une famille bourgeoise, elle pratique, dès les années 1920, des sports de tradition masculine et qui l’opposent parfois à des combattants masculins : boxe, football, course automobile, course mixte, etc. Elle adopte une apparence résolument masculine, avec une coupe de cheveux et un style vestimentaire défiant les normes de l’époque et procède à une double mastectomie pour mieux exceller sportivement. Bouleversant ainsi non seulement la hiérarchie des performances masculines (elle bat les hommes), mais aussi la conception biologique des corps, Violette Morris apparaît alors comme figure repoussoir, celle de la sportive trop transgressive, qui défie les normes de sexe et de genre. À l’époque, elle fut exclue de la Fédération des Sociétés Féminines Sportives de France (FSFSF), par la justice en 1930.
Morris, parmi d’autres sportives de l’époque, peut être ainsi considérée comme une des premières figures sportives à être visée par un dispositif officiel de « contrôle médical rigoureux » afin de déterminer le sexe des athlètes. Des « contrôles de sexe » nommés ainsi dans les archives de la commission médicale du CIO dès 1967 que j’ai retrouvées désignés également par la suite comme « tests de féminité » ou dans les années 1990, « contrôles de genre », des examens médicaux – ont été instaurés, par tirage au sort, pour la première fois en 1966, lors des championnats d’Europe d’athlétisme à Budapest par la Fédération internationale d’athlétisme (IAAF), puis généralisés dès 1968, par le Comité International Olympique (CIO).
Leur objectif affiché est alors de débusquer d’éventuels hommes se faisant passer pour des femmes afin de remporter des médailles et mettre un terme aux soupçons émis au sujet du sexe de certaines sportives, c’est-à-dire s’opposer à la « fraude » sur le sexe. Ces protocoles et méthodes ont subi des modifications à travers le temps. Les instances dirigeantes sportives ont d’abord mis en place des tests gynécologiques (1966-1968) et des tests morphologiques. Dans les années 1960, ces tests visaient à s’assurer qu’il s’agissait de « vraies femmes », en se focalisant sur leurs organes génitaux (contrôles gynécologiques et sexe apparent). Mais, et c’est important d’insister encore sur ce point car cela est au centre des débats aujourd’hui, ces protocoles s’appuyaient également sur des tests morphologiques, des tests de force, en observant si les athlètes avaient des capacités respiratoires et une puissance musculaire en deçà de celles estimées des hommes. On perçoit ainsi empiriquement et très concrètement à quel point tout est fait depuis l’origine de l’accès des femmes au sport pour réifier leur présumée infériorité biologique, physiologique. Cela s’opère également historiquement par les divers règlements et le matériel différenciés, les deux sets en grand chelem de tennis par exemple au lieu de 3 pour les hommes, les poids allégés, les distances réduites (pas le droit de courir plus de 200 m. aux JO après 1928), la barrette (la suppression de toute occasion de brutalité, le plaquage n’étant pas toléré) et non le rugby, les disciplines tout simplement interdites aux femmes pendant un siècle.
Les instances dirigeantes médico-sportives, à travers ces premiers tests, ont alors réalisé que des femmes pouvaient être très puissantes, plus grandes et musculeuses, même parfois plus que les hommes, surtout dans le sport de haut niveau, et que ces tests étaient très humiliants et d’une violence inouïe (regarder les organes génitaux de femmes (parfois très jeunes) pour les autoriser à concourir). Les instances ont alors décidé de mettre en place des tests qu’ils estimaient moins violents et moins invasifs : des tests cytologiques du corpuscule de Barr visant à identifier un deuxième chromosome X (1968-1992), puis la méthode génétique PCR-SRY pour identifier le chromosome Y (1992-2000). Celles qui le passaient avec succès recevaient alors un certificat de féminité. Ce qui suppose qu’il puisse alors exister un « sexe sportif », uniquement contextuel, en dehors et indépendamment à la fois du « sexe civil », du « sexe social » et du « sexe vécu ».
Ces tests chromosomiques mènent à la prise en compte tardive dans le monde du sport de l’intersexuation et des multiples dimensions du sexe biologique. Par exemple, certaines athlètes se sont révélées par les tests être XXY, ou XY totalement résistantes aux androgènes donc ce Y ne leur confèrerait pas d’avantage physique… Les controverses soulevées par le test de féminité ont ainsi contraint le milieu médico-sportif à prendre en compte les niveaux pluridimensionnels de l’identité sexuée et à s’interroger sur la définition de la « vraie femme » : définition impossible, qui renvoie à des problématiques à résonance sociale, politique, éthique, philosophique et biologique. Le monde sportif s’y trouve plus que jamais confronté aujourd’hui.
La Vie des idées : Malgré la suppression officielle de ces tests en 2000, la féminité de certaines athlètes continue d’être remise en question. Comment ce contrôle se manifeste-t-il aujourd’hui, et par quels mécanismes ?
Anaïs Bohuon : Depuis les années 2000, ces tests sont exécutés sous la forme de dosages hormonaux, notamment celui des taux d’androgènes. L’organisation des contrôles a également varié : auparavant pratiqués obligatoirement avant les compétitions internationales sur toutes les candidates inscrites en catégorie « dames » sous peine de suspension, ils sont devenus, depuis 2000, aléatoires. Leur mise en œuvre repose alors sur des soupçons ou des rumeurs au sujet d’une athlète dont les performances et/ou l’apparence seraient jugées trop « masculines ». Ainsi, c’est bien cet établissement initial de la non-mixité des compétitions et les logiques des catégorisations sexuées qui permettent de saisir la progressive mise en place de dispositifs de contrôle du « vrai » sexe [1] des compétitrices. L’ensemble des dispositifs qui ont permis de maintenir, depuis l’apparition de la majorité des disciplines sportives, une ségrégation sexuelle systématique ont clairement assuré la pérennité du présupposé de l’inégalité biologique des sexes.
À partir des années 2000, les institutions sportives internationales érigent la testostérone en hormone « miracle » de la performance et en font de ce fait le critère déterminant au centre de l’idée d’équité dans la catégorie femmes, mais sans fondement scientifique. Un taux considéré comme excessif de testostérone, pourtant produit naturellement chez certaines, 10,5donne lieu, à partir de 2011, à de nouveaux règlements concernant l’hyperandrogénisme (L’hyperandrogénie désigne une production excessive d’hormones androgènes (en particulier la testostérone)). Les femmes désignées comme « hyperandrogènes » doivent désormais se soumettre à des traitements médicaux pour abaisser leur taux de testostérone sous les seuils réglementaires, oscillant au cours du temps et selon les fédérations entre 10 et 2,5 nmol/litre de sang.
Par exemple, en 2014, la sprinteuse indienne Dutee Chand, alors âgée de 18 ans, se voit interdire la participation aux Jeux du Commonwealth en raison d’une hyperandrogénie. Elle dépose alors une plainte auprès du Tribunal Arbitral du Sport (TAS), expliquant ne pas comprendre pourquoi elle devrait subir une hormonothérapie ou, davantage encore, des opérations, alors qu’elle n’avait pas triché et que ses avantages « estimés » sont liés à une production naturelle de son corps. En juillet 2015, le TAS lui donne raison et demande à l’IAAF de suspendre son règlement, pointant un manque de « preuves scientifiques » attestant de l’impact du taux de testostérone sur la performance sportive. Un délai de deux ans lui est cependant accordé pour fournir de telles preuves. En juillet 2017, l’IAAF publie une étude basée sur plus de 2 000 individus qui conclut à une corrélation entre taux de testostérone et performances dans certaines disciplines. Cette étude est fortement critiquée parce qu’elle présente plusieurs biais qui font douter de la robustesse des résultats. Les auteurs ont d’ailleurs publié en 2021 un rectificatif reconnaissant le caractère exploratoire de leur travail et leur manque d’informations pour conclure à un réel avantage chez les personnes présentant un taux de testostérone élevé. L’IAAF maintient néanmoins l’existence d’un seuil maximal de testostérone autorisé chez les « dames » dans son nouveau règlement de 2018, et en abaisse même la valeur de moitié du 400 mètres au miles.
Un cas célèbre est celui de la coureuse sud-africaine Caster Semenya. À la suite de sa victoire en 2009 aux championnats du monde d’athlétisme, les nombreux tests auxquels celle-ci a dû se soumettre révèlent un hyperandrogénisme. Exclue de toute compétition, elle conteste à son tour ce règlement auprès du TAS, qui le juge discriminatoire, mais nécessaire pour préserver l’intégrité des compétitions des femmes. Semenya perd à nouveau en appel devant le Tribunal fédéral suisse, et ne peut de ce fait participer aux championnats du monde de 2019 et aux Jeux olympiques de 2021, tout comme la coureuse kenyane Margaret Wambui et l’athlète burundaise Francine Niyonsaba, à moins qu’elles se soumettent, pour abaisser leur taux de testostérone, à des traitements médicamenteux présentant de nombreux effets secondaires (troubles diurétiques, intolérance au glucose, résistance à l’insuline, fatigue, maux de tête, bouffées de chaleur, etc.).
En novembre 2020, Semenya conteste le règlement de World Athletics sur l’hyperandrogénisme devant la Cour européenne des droits de l’homme, non sans critiquer publiquement l’arbitraire absurde de ces règlements : « Selon Word Athletics et ses membres, je suis un homme quand il s’agit de 400 m, 800 m et 1 500 m, 1 600 m, puis une femme lorsqu’il s’agit du 100 m, du 200 m et des plus longues distances ! »
Ainsi, devant cette inanité consistant à chercher à définir ce que serait « une vraie femme » autorisée à concourir, le CIO a mené, suite aux Jeux de Tokyo de 2021, une consultation auprès de plus de 250 athlètes, des membres de la communauté des athlètes, des fédérations internationales ainsi que des experts dans les domaines médicaux, juridiques et des droits humains, qui a débouché sur la publication d’un nouveau « Cadre sur l’équité, l’inclusion et la non-discrimination sur la base de l’identité sexuelle et de l’intersexuation ». Dix principes sont proposés aux instances sportives pour élaborer les critères de participation applicables à leur sport : en cas de légifération par une fédération, le CIO invite à adopter une approche globale fondée sur le respect des droits humains internationalement reconnus, un degré élevé de données scientifiques probantes et la consultation des athlètes. Pourtant, cette nouvelle approche promue par le CIO n’a pas été suivie d’effets jusqu’à présent. Au contraire, les fédérations étant invitées à traiter elles-mêmes ce sujet, on assiste depuis à un durcissement des critères d’admission et la justice interne au sport ne semble pas non plus être d’un grand secours pour les athlètes exclues, le TAS ayant débouté Semenya au motif que les intérêts du sport seraient au-dessus des principes internationaux de non-discrimination.
La Vie des idées : Ces tests sont supposés mesurer des « avantages physiques ». Pourriez-vous nous expliquer ce que cela signifie concrètement et comment ces avantages sont définis et mesurés ?
Anaïs Bohuon : Ici, c’est l’idée que le sexe constitue une propriété corporelle qui procure un avantage physique en soi des hommes sur les femmes, et qui justifie qu’il soit érigé comme la catégorie classificatoire préalable à toute compétition sportive. Le sexe, dont la nature nous aurait doté·e·s, constituerait alors à la fois un marqueur de classification et une capacité ou une qualité innée, inaltérable. La taille par exemple a priori inchangeable à partir d’un certain âge), ne figure pas comme catégorie classificatoire, et pourtant, elle est une catégorie ni plus ni moins pertinente que le sexe. À la différence des autres capacités mesurées lors des compétitions telles que la force, l’endurance, la vitesse, le « mental » ou l’adresse, on ne peut, a priori, « améliorer » les performances de son sexe. On ne peut pas modifier son sexe sans enfreindre le règlement, alors que l’on peut réguler son poids ou accroître sa musculature. Par définition, les compétitions sportives sont l’évaluation de la mise au travail intensive des corps, en vue de produire des records à la fois spectaculaires et exceptionnels.
Dans la quête d’un perfectionnement de leurs capacités et de leurs exploits, les sportifs et sportives de haut niveau suivent des régimes alimentaires particuliers, des entraînements physiques, techniques et psychologiques soutenus, ont une « hygiène de vie » appropriée aux exigences du sport de haut niveau. En outre, les compétitions institutionnalisées comportent un ensemble de principes fondamentaux de l’équité revendiquée dans le sport, dont le premier est « l’égalité des chances sur la ligne de départ ». C’est cette règle qui est censée permettre le bon et juste déroulement de la compétition pour « que le/la meilleur-e gagne » ; c’est elle qui autorise la régulation en amont des « avantages physiques », corrigés par la création de catégories d’athlètes autorisés à concourir entre eux à l’intérieur des disciplines sportives.
Si l’on suit la logique de régulation des « avantages » naturels et sous prétexte d’équité : pourquoi ne pas exiger que tous les concurrent·e·s prennent tous le même repas, à la même heure, qu’ils soient « génétiquement identiques », qu’ils aient la même couleur, qu’ils aient le même entraîneur, qu’ils et elles aient la même vision, bénéficient des mêmes infrastructures, du même climat, des mêmes moyens financiers, qu’ils et elles aient la même fréquence cardiaque, la même masse musculaire, la même envergure, etc. ? En réalité, la parfaite égalité des chances que le monde du sport prétend offrir est illusoire. La parfaite équité dans les starting-blocks est une utopie, un argument qui a surtout été utilisé pour exclure uniquement des femmes désignées comme intersexes comme Semenya. Or, et c’est là tout le problème, cet objectif de départ, obstinément réaffirmé par les instances sportives, sous-tend une politique d’exclusion : pour éviter une injustice de performance, on commet celle de la ségrégation. Et on nie l’intersexuation.
Si l’on décide qu’un avantage génétique doive empêcher de participer aux épreuves : que penser, alors, des pieds immenses du nageur exceptionnel Michael Phelps et de sa faible production d’acide lactique, de son immense envergure (2m04), qui lui conféraient une suprématie indéniable sur ses concurrents ? Que penser des performances exceptionnelles de l’athlète hors norme Sifan Hassan capable de briller et de s’aligner sur de très nombreuses disciplines de longues distances, en laissant ainsi si peu de chances à 99% des autres concurrentes ? De même, faudrait-il instaurer des catégories de taille au saut en hauteur pour les hommes comme pour les femmes, pour protéger les femmes plus petites qui rêveraient d’être championnes olympiques de saut en hauteur, de volley ou de basket ? La réponse est évidemment non si l’on prend l’exemple du Suédois Stefan Holm, qui, du haut de son mètre quatre-vingt-un, stature relativement modeste dans sa discipline, a franchi une barre à 2,40 mètres en compensant le « handicap » de sa taille par sa vitesse et son explosivité.
Les athlètes comme Semenya et d’autres peuvent parfois produire plus de testostérone que la moyenne, et bénéficier en conséquence d’une supériorité physique (encore faudrait-il que les scientifiques s’accordent et parviennent à prouver que seule leur production de testostérone leur confère un avantage physique et sur quelles disciplines), mais cette « inégalité » ne serait-elle pas alors aussi « naturelle », par exemple, que le rythme cardiaque plus lent de bien des athlètes d’exception ?
Il existe en effet des avantages/désavantages innés que le classement par sexe, par taille, par âge, etc. ne suffit pas à niveler. La production de testostérone des athlètes intersexes et leurs caractéristiques sexuées sont endogènes, et, à cet égard, c’est un atout comparable à celui qu’offre un cœur qui bat lentement. Au nom de quoi est-il légitime de pénaliser une différence « naturelle » et pas l’autre ? Toutes ces interrogations sont dérangeantes, car elles perturbent la manière dont on conçoit aujourd’hui la compétition sportive, en fonction de groupes strictement différenciés. Elles remettent également en cause la notion d’équité entre athlètes : l’égalité génétique n’existe pas, y compris entre personnes du même sexe. Cet idéal devient encore plus indéfinissable lorsqu’on se place au niveau du sport en général, avec ses différentes disciplines, qui chacune réclame des dispositions physiques particulières.
L’enjeu de ces problématiques, qui dépasse la seule assignation de sexe, se pose en réalité en ces termes : comment légiférer sur un critère aussi indéterminable que l’avantage physique ? Pour comprendre l’accès à la très haute performance sportive, il est urgent de comprendre que les composantes sociales, culturelles, économiques, environnementales, politiques, psychologiques et génétiques et biologiques forment un ensemble complexe, indissociable et ce, pour TOUS les êtres humains.
La Vie des idées : Existe-t-il des biais ou préjugés spécifiques qui influencent les soupçons envers les athlètes ?
Anaïs Bohuon : Avec la chute du Mur de Berlin, les équilibres géopolitiques du monde sportif ont été bouleversés avec l’apparition d’un monde multipolaire. L’éclatement du bloc de l’Est modifie fortement les hiérarchies sportives, avec l’émergence et la progression des anciens satellites soviétiques et celles des pays africains. L’arrivée de ces participantes semble coïncider avec une réactualisation des dispositifs de contrôle de genre et une réécriture des représentations des corps sportifs. À Atlanta en 1996, la décision du CIO de supprimer le test, jugé inutile en raison de son coût élevé proportionnellement au nombre de femmes présentant des différenciations chromosomiques, intervient au moment où les performances des athlètes de l’Est s’alignent sur celles des autres sportives. Pour autant, ce n’est pas véritablement d’abrogation qu’il est question. Le CIO, tout comme l’IAAF, se rabat sur une disposition antérieure et prévient qu’un personnel médical défini interviendra s’il y a doute sur l’identité sexuée de certaines athlètes. Dans ce cadre, l’orientation géopolitique des soupçons renvoie aux critères normatifs d’une féminité hégémonique « occidentale » qui a toujours régi l’intégration des femmes au monde du sport.
À l’heure d’une nouvelle hypermédiatisation, ce dispositif repose donc sur des doutes visuels qui s’appuient largement sur des stéréotypes du sens commun dominant. Il engendre une réactualisation de la différenciation marquée entre « féminité ethnicisée » et « féminité blanche ». De fait, les organisations sportives internationales sont plus enclines à mettre en doute le sexe des athlètes qui défendent les couleurs de pays non occidentaux. Elles développent également une culture du soupçon à l’égard de certaines fédérations sportives nationales, accusées de taire délibérément la vérité dans le but d’obtenir des médailles et de se positionner sur la scène internationale sportive et politique.
L’Occident se méfie de certains pays non occidentaux et institutionnalise cette méfiance, au détriment des femmes dont la visibilité dans les médias demeure pourtant largement inférieure à celle des hommes. Critiquée au moment de son développement dans les années 1930, la pratique sportive féminine se trouve ainsi questionnée par l’application du test de féminité dans les années 1960, en écho à une opposition politico-sportive entre les blocs de l’Est et de l’Ouest, avant de devenir, depuis les années 1990, l’un des lieux privilégiés de l’antagonisme Occident/non-Occident. Le test de féminité est engagé dans un véritable cercle vicieux et revient, dans ses modalités et dans sa finalité, à son origine. En effet, s’il a été mis en place afin de contrôler tout d’abord de visu le sexe et donc la féminité « non hégémonique » des athlètes du bloc de l’Est, les contrôles « visuels » ont très vite été supprimés et remplacés par des mesures estimées moins invasives et plus scientifiques. En revanche, aujourd’hui, c’est à nouveau s’il y a un doute visuel que l’on impose ces contrôles… et ces doutes sont émis exclusivement envers des sportives non occidentales. L’interférence des marqueurs du sexe, de la race et de la classe dans les arguments aujourd’hui avancés en faveur du test de féminité est ainsi à interroger.
La perte de privilèges des pays occidentaux sur la scène internationale sportive et politique provoque alors des résistances qui s’opèrent au détriment des femmes racialisées. Dans la majeure partie des pays occidentaux où l’intersexuation passe pour une « erreur de la nature » et où les naissances sont hypermédicalisées, la médecine s’attache depuis la fin du XIXe siècle à opérer très tôt les enfants né·es intersexes pour en faire des garçons ou des filles sexuellement différencié·es. Or, ni les coureuses indiennes Dutee Chand et Santhi Soundarajan, ni la judoka brésilienne Edinanci Silva, ni la sprinteuse philippine Nancy Navalta, ni la Sud-Africaine Caster Semenya, ni la Nigérienne Aminatou Seyni, la kenyane Margaret Wambui, la burundaise Francine Niyonsaba, et maintes autres jeunes sportives, très souvent issues de milieux très pauvres, n’ont eu accès à ces traitements médico-chirurgicaux. Les soupçons qui prennent majoritairement pour cibles les sportives de pays non occidentaux sont aussi nourris par l’idée tenace que l’intersexuation serait un phénomène plus répandu dans les régions d’où elles viennent. Leurs pays sont parfois même accusés d’instrumentaliser l’intersexuation dans la constitution de leurs équipes sportives.
Pour la plupart, ces athlètes ne semblent pas avoir été informées de leur intersexuation ; elles n’ont pas été opérées à la naissance et n’ont pas subi d’opération correctrice de leurs organes génitaux, pas plus qu’elles n’ont suivi d’hormonothérapie pour être assignées à une des deux catégories de sexe. Elles ont souvent grandi dans l’identité de genre choisie par leurs parents avec ou sans l’avis de médecins. Si on reprend l’exemple de Caster Semenya, elle affirme que si elle n’avait pas fait de sport, elle n’aurait jamais eu de problèmes avec son identité sexuée, elle aurait grandi avec le sexe qu’on lui a assigné à la naissance et avec le corps avec lequel elle est née. Les athlètes non occidentales expliquent clairement qu’elles n’ont pas forcément les moyens économiques, ou alors tout simplement pas l’envie de performer leur genre pour désamorcer tout soupçon quant à leur identité sexuée. C’est le test de féminité, outil de contrôle du sport de haut niveau, qui leur a appris qu’elles ne pouvaient pas continuer à vivre normalement dans leur corps. L’intersexuation non « prise en charge » dès la naissance pose problème à partir du moment où ces sportives se distinguent par leurs performances. Complètement dépassées, les fédérations doivent alors trancher entre exclusion et autorisation à participer aux grandes épreuves féminines internationales.
L’ONG internationale Human Rights Watch a publié le 4 décembre 2020 un rapport intitulé « Ils nous chassent hors du sport », qui dénonce les violations des droits humains lors des contrôles de sexe effectués sur des athlètes femmes de haut niveau avec un taux de testostérone élevé. L’ONG internationale, qui défend les droits de l’homme dans le monde, dénonce ces pratiques instaurées par la Fédération internationale d’athlétisme, en totale contradiction avec les droits de l’homme. Dans ce rapport, treize athlètes, interrogées entre juillet et novembre 2019, toutes en Afrique et en Asie, ont confié leur histoire et les conséquences de cette « discrimination » sur leur carrière ainsi que sur leur vie. Dans ce rapport, l’organisation démontre comment ces femmes sont forcées à subir des « interventions médicales intrusives et non nécessaires en tant que condition préalable pour participer à certaines compétitions ». Ces procédures médicales, qui visent à réduire leur taux de testostérone, sont fortement dénoncées par Human Rights Watch, qui souligne que ces femmes sont « forcées à choisir entre leur carrière et leurs droits fondamentaux ».
La Vie des idées : Cet été, une polémique a émergé autour du genre d’Iman Khelif, compétitrice algérienne qui a obtenu le titre de championne olympique de boxe. Que nous apprend ce cas sur les limites de la définition du genre dans la compétition sportive ?
Anaïs Bohuon : Nous n’avons, et c’est très heureux, aucune information au sujet du dossier médical de Imane Khelif, dossier qui est resté confidentiel. Le CIO l’a protégée cet été, malgré les entreprises de déstabilisation, d’humiliation et de menace de dévoilement de son dossier médical par l’IBA (association internationale de boxe, proche du Kremlin) en soulignant que Khelif remplissait tous les critères d’éligibilité pour participer à ces Jeux en boxe.
Cesser de porter atteinte à l’intimité de ces athlètes devient une nécessité, tout comme éviter de recentrer les débats, à l’instar de nombreux acteurs politiques, scientifiques et médiatiques, sur des polémiques peu constructives. Replacer une approche respectueuse et humaine au cœur de ces discussions apparaît comme une priorité, car des vies humaines sont directement concernées. Il importe également de remettre en question l’attention disproportionnée accordée à ces sujets, notamment lorsque le sport des femmes est associé à des sportives dont l’appartenance au sexe féminin est contestée. Une telle focalisation soulève des interrogations sur les motivations et implications, en particulier lorsqu’elle provient de personnes qui méconnaissent l’histoire et les enjeux des sports des femmes, et qui ne s’y intéressent que lorsqu’il est question de performances ou de corps perçus comme atypiques selon les normes dominantes. L’affaire d’Imane Khelif cet été illustre parfaitement les dynamiques abordées dans cet entretien.
Il est tout aussi essentiel de se pencher sur le traitement médiatique et politique ainsi que sur le harcèlement global dont cette jeune boxeuse algérienne exceptionnelle a été victime. Issue d’un milieu socio-économique très modeste, elle a trouvé dans la boxe une passion et un but de vie qui méritent toute notre attention. Ce qui devrait être mis en avant, ce sont sa trajectoire exceptionnelle, sa force mentale remarquable et les déterminants psychologiques qui lui ont permis de surmonter une vague mondiale d’hostilité.
Son exploit mérite d’être reconnu dans toute sa grandeur, en parallèle des épreuves qu’elle a subies : une attention intrusive portée à ses caractéristiques physiques et sexuées, allant jusqu’à scruter son intimité, ses chromosomes et ses attributs sexués. Cette polémique, malheureusement récurrente dans l’histoire du sport, soulève des questions profondes sur les dynamiques de violences faites aux femmes, d’exclusion et de marginalisation. Ces discussions ne peuvent que nuire à toutes les sportives, qui risquent d’en subir les répercussions. Il semble nécessaire de réfléchir à ce qui motive cette crainte face à des athlètes hors normes ou exceptionnelles. Ces dernières pourraient pourtant rendre les compétitions féminines plus spectaculaires et contribuer à réinterroger les représentations souvent figées des performances féminines dans le sport.
Même dans l’hypothèse où cette athlète présenterait des caractéristiques chromosomiques ou sexuées atypiques, son parcours, ses performances, et les valeurs qu’elle incarne illustrent la force et l’exigence requises pour devenir championne olympique. Plutôt que de focaliser sur des débats autour de prétendus avantages, il convient de reconnaître que le sport de haut niveau recherche toujours l’exceptionnalité, et cela, dans toutes les catégories.
Il me semble également urgent de mettre fin à l’idée selon laquelle réguler de prétendus avantages naturels servirait à protéger la catégorie femmes. Ces pratiques risquent de créer des divisions et d’entretenir des inégalités au sein des sportives elles-mêmes. Il est important d’admettre que, dans toutes les catégories, il existe des athlètes aux caractéristiques physiologiques et biologiques hors normes. Reconnaître cela permettrait de dépasser les oppositions et de valoriser pleinement la diversité et l’excellence dans le sport.