Benoist-Méchin (1901-1983) a déployé d’immenses efforts pour collaborer avec les nazis et, après la guerre, influencer les dictateurs du monde arabe. Comment un homme aussi brillant a-t-il pu autant œuvrer à l’autoritarisme et à la force ?
Benoist-Méchin (1901-1983) a déployé d’immenses efforts pour collaborer avec les nazis et, après la guerre, influencer les dictateurs du monde arabe. Comment un homme aussi brillant a-t-il pu autant œuvrer à l’autoritarisme et à la force ?
Naguère méprisées, si ce n’est carrément niées, les vertus de la biographie historique ne sont plus à démontrer, grâce notamment aux praticiens tels que Carlo Ginzburg, Jacques Le Goff et Éric Roussel. Sa biographie de Jacques Benoist-Méchin (1901-1983), Jusqu’au bout de la nuit, illustre avec éclat la richesse du genre.
Le livre retrace les méandres, soubresauts, rebondissements et revers de l’invraisemblable itinéraire qui amène cet homme doué dans les domaines littéraires, artistiques, musicaux, à travailler de près avec un large éventail de personnalités – Proust, Romain Rolland, Hearst, Pétain, Ribbentrop, Abetz, Pierre Laval, Hitler, Antoine Pinay ou encore Pompidou. Roussel nous permet de voir les rouages humains, trop humains, de l’illusoire et criminelle politique de collaboration impulsée par son plus ardent champion, Jacques Benoist-Méchin. En chemin, on découvre les coulisses de la diplomatie officielle, depuis l’élan pacifiste de l’entre-deux-guerres jusqu’à la fin des années 1970.
Tant et si bien qu’on se demande, à la fin, si l’enseignement majeur de cet ouvrage n’est pas tant la prépondérance des structures et dynamiques collectives exposées à partir d’une vie individuelle, que la liberté incontournable de ces protagonistes : tout en relayant des forces qui les déterminent, ils n’en infléchissent pas moins – et souvent de manière aussi décisive qu’inattendue – le cours des événements, par le biais de leurs ambitions, fantasmes, sautes d’humeur et illusions. La carrière de Benoist-Méchin nous montre à quel point l’amour-propre, l’ambition, le ressentiment, la peur, le désir de reconnaissance, les préjugés de classe, de milieu social, d’orientation religieuse, jouent un rôle dans les choix, les alliances et les alignements au sein des événements.
C’est le cas non seulement pour les efforts diplomatiques que Benoist-Méchin a énergiquement déployés au service d’un partenariat avec l’Allemagne nazie, mais aussi, dans les années 1950-1970, en jouant le rôle d’intermédiaire et de conseiller officieux de certains chefs d’États arabes, et non des moindres : Nasser, Hassan II, Boumediene, le roi Fayçal, Kadhafi, entre autres. Ceux-ci l’ont longuement reçu en tête à tête, à de nombreuses reprises, pour évoquer tantôt un rapprochement avec la France, tantôt la construction d’une union entre pays du Maghreb.
Projets grandioses érigés sur des châteaux de cartes qui s’écroulent les uns après les autres, sans que Benoist-Méchin, lui-même biographe de toute une série de grands chefs musulmans (et, de ce fait, reconnu comme un fin connaisseur des pays arabes en France et même dans les nations concernées), se rende à l’évidence.
Au contraire, il ne cesse de courir après ces chimères systématiquement démenties par la réalité des rivalités et rancunes entre le Maroc et l’Algérie, des intrigues imprévisibles en Arabie Saoudite et des lubies loufoques de Kadhafi. Il n’en allait pas autrement sous l’Occupation, qui a vu Benoist-Méchin se démener pour faire de la France de Vichy un partenaire privilégié du Troisième Reich, rêve criminel par définition, également bâti sur des illusions tenaces. Benoist-Méchin lui court après, en dépit de toute une succession d’échecs clairement signalés par les dires, faits et gestes d’Hitler et de ses acolytes.
Ceci nous amène à la question de l’intelligence. Certes, ce travail bien mené cerne avec justesse des événements clés, tout en situant de manière précise leurs protagonistes, donnant à voir de l’intérieur tout un pan de l’évolution du XXe siècle des années 1920 jusqu’aux années 1970. Mais la question « humaine » retiendra peut-être encore plus l’attention. Car l’itinéraire, la psychologie et les choix de cet individu hors du commun nous obligent à réfléchir sur bien des idées reçues sur l’intelligence, la culture, la sensibilité et les dons artistiques.
Roussel articule cette question de manière explicite : « Par quelle aberration cet homme intelligent, raffiné, cultivé au plus haut point, avait-il pu, par deux fois, faire fausse route au risque de se perdre ? » (p. 9). Et « comment un homme tel que lui, suprêmement cultivé, en relation avec l’élite intellectuelle de son époque, tant en France qu’à l’étranger, a-t-il pu être dupe d’une idéologie barbare telle que le national-socialisme ? » (p. 97) Voilà l’interrogation qui sous-tend le projet biographique dans son ensemble, d’un bout à l’autre du texte.
Et Roussel de nous livrer la réponse : l’invraisemblable obstination de Benoist-Méchin dans l’erreur de son engagement pro-allemand durant l’Occupation, tout comme son dévouement aux chefs arabes autoritaires (et souvent davantage) pendant la guerre froide, s’ancrait dans sa fascination pour les hommes à poigne et son obsession de l’ordre. La sensibilité esthétique y jouait aussi un rôle non négligeable. Voyant ce que Benoist-Méchin réussit à faire comme traducteur de lettres de Goethe, Charles Du Bos remarque vers le début des années 1930 : « Il faut donc avoir de l’âme pour avoir du goût. » (p. 102)
Certes. Mais depuis quand postule-t-on une pureté quelconque à l’âme humaine ? Si, après Montaigne et d’autres, Pascal ne nous a pas appris à nous en méfier, Primo Levi ne nous laisse pas la moindre illusion là-dessus. Charles Du Bos n’a pu deviner à quel point Benoist-Méchin se laisserait entièrement séduire par la mise en scène hitlérienne aux Jeux olympiques de 1936. Grâce à leur aspect grandiose et ordonné, ainsi qu’à la “beauté” des athlètes allemands, l’Allemagne nazie, explique Benoist-Méchin en 1978, « m’apparaît extraordinaire de force et de jeunesse ». « Je n’aime pas le désordre », ajoute-t-il (p. 113).
Sans vouloir regarder en face la réalité violente et barbare du paganisme nazi, Benoist-Méchin se laisse emporter par l’esthétique fasciste, nouant des liens étroits avec Leni Riefenstahl, Albert Speer et Arno Breker. Le style néo-antique monumental de Breker y occupe justement une place centrale. C’était « une pensée ordonnatrice où tout avait sa place, depuis l’embellissement du logis jusqu’à l’aménagement de la cité », note Roussel (p. 227).
Mais il y a davantage. Car l’attrait du Troisième Reich et l’admiration pour les figures autoritaires n’étaient en rien des accidents du parcours ni de simples « erreurs » relevant de fautes d’appréciation. Benoist-Méchin y adhérait en toute connaissance de cause, mû non seulement par sa conception des affaires humaines, mais aussi par sa sensibilité, son « âme », justement. Il s’en ouvre dans Le Soleil de minuit, un essai resté inédit, bien qu’élaboré au cours de longues années. On y trouve les ressorts de l’attirance qu’il a toujours ressentie pour l’autoritarisme et la force.
Comme Nietzsche et comme les nazis, Benoist-Méchin ne voyait dans les valeurs judéo-chrétiennes qu’une faiblesse maladive, sinon dégénérative, menant au désordre. Il fallait, à ses yeux, gouverner la société en conformité avec les « lois de la nature », imposant l’autorité, se débarrassant de la faiblesse. Aussi Benoist-Méchin voit-il d’un bon œil l’« écrasement des plus faibles » (p. 371). Foncièrement, voire viscéralement anti-démocratique, il partage le même rêve-fantasme que Drieu la Rochelle, Céline, Rebatet et Brasillach, qui l’ont « accompagné dans ce voyage au bout de la nuit » (p. 372). D’où le titre de l’ouvrage.
Benoist-Méchin ne s’est jamais repenti, pas plus qu’il n’a renié son adhésion au « plan européen » du Troisième Reich. Ce n’était pas un homme animé par des valeurs démocratiques ou humanistes. Il admirait la puissance et les empires, sans rechigner devant leur déploiement brutal. Ambitionnant de prendre part à la gestion des plus hautes affaires de l’État, il faisait l’impasse sur la valeur et la dignité de l’individu.
Doué d’intelligence, de talent musical et de discernement esthétique, Benoist-Méchin ne s’en remettait pas moins, pour la gouvernance de la société humaine, à la force brute commandée par une supposée « loi biologique » aveugle, anonyme, insensible à l’existence. Maintes fois mise en relief, sa sensibilité littéraire ne s’est pas étendue (ni appliquée) au genre humain.
par , le 22 octobre
Nathan Bracher, « Intelligence, mais avec l’ennemi », La Vie des idées , 22 octobre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Roussel-Jusqu-au-bout-de-la-nuit
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