Recensé : Cormac Ó Gráda, Famine : A Short History, Princeton University Press, 2009, 344 p. $19.95
Une fois que la situation a évolué, il est difficile de se souvenir de ce qui était hier encore considéré comme une évidence. Ainsi, on tenait autrefois pour une évidence que la famine était un châtiment infligé par Dieu aux méchants, ou une vengeance de la nature contre ceux qui avaient trop d’enfants en raison de leurs mœurs relâchées. Le fait que le risque de famine était indissociablement lié à l’histoire humaine était aussi considéré comme une évidence. Nous avons presque oublié ces deux premières idées. Il est possible que la troisième disparaisse à son tour suite à la lecture de l’ouvrage de Cormac Ó Gráda. L’abondance mondiale de nourriture, l’amélioration du réseau de transports et de communications et les efforts coordonnés des gouvernements et des ONG ont presque clos l’histoire de la famine. C’est ce nouveau point final à l’histoire de la famine qu’Ó Gráda veut nous raconter.
Une approche optimiste de l’histoire de la famine
L’étude d’Ó Gráda prend la forme d’un parcours passionnant des différents aspects de la question qui ont été débattus depuis la publication du célèbre Essai sur le principe de population de Malthus en 1798, dans lequel l’auteur proposait une théorie de la famine comme produit d’une croissance excessive de la population par rapport aux ressources disponibles. Cet « obstacle destructif », d’après Malthus, à chaque fois que les obstacles préventifs habituels, comme l’abstinence, ne parvenaient pas à contenir la natalité — abstinence que les classes les plus pauvres, portées à l’immoralité, n’avaient guère de chances de respecter, ce qui mettait en péril le bien-être de tous. Le pessimisme de Malthus quant à la capacité des hommes à produire des ressources alimentaires à un rythme égal à celui auquel ils se reproduisaient a été largement partagé au cours des deux derniers siècles. Des milliers d’années d’angoisse au sujet des mauvaises récoltes nous ont peut-être empêchés de nous libérer de la crainte du manque de nourriture. C’est une habitude intellectuelle qu’il a été difficile de remettre en cause, en particulier pour ceux d’entre nous dont la vie a correspondu à la période de la plus grande augmentation absolue de la population mondiale de l’histoire, et auxquels on n’a cessé de rappeler qu’à côté de nos sociétés d’abondance, il existe encore des endroits où les gens manquent de nourriture.
Ó Gráda aimerait que nous rompions avec ce pessimisme, car nous avons aussi été témoins de la plus importante augmentation absolue de production de nourriture de l’histoire humaine. Plusieurs éléments tendent à prouver que la situation n’est pas aussi mauvaise que nous voulons bien le croire, et qu’en réalité, elle n’était pas non plus si mauvaise dans le passé. En se tournant vers le passé pour faire l’histoire de la famine, Ó Gráda conteste la place que nous avons tendance à attribuer à la faim, souvent envisagée comme un facteur puissant et permanent de l’histoire humaine. Il montre que l’impact démographique de la famine est toujours de courte durée. Même si les famines font beaucoup de morts, elles laissent aussi beaucoup de survivants qui se reproduisent rapidement pour combler le déficit démographique. Cette compensation est une maigre consolation pour ceux qui ont perdu les membres de leur famille et Ó Gráda, dont les recherches antérieures portaient sur la famine en Irlande, n’est pas aveuglé par la dimension scientifique de son travail au point d’ignorer les tragédies individuelles liées à la famine. Il reconnaît que le risque de famine agit très fortement sur la subjectivité humaine. Mais il nous invite à avoir une vision plus large des choses et à nous demander si notre pessimisme inné est justifié. Malgré l’idée profondément enracinée selon laquelle les famines auraient été une réalité récurrente dans l’histoire humaine, celles-ci ne furent ni aussi fréquentes, ni aussi étendues ni aussi destructrices qu’on a pu le supposer. Le sentiment de la fragilité humaine face à la faim demeure, mais nous sommes maintenant loin des sinistres réalités du XVIIIe siècle qui conduisirent Malthus à proposer sa malencontreuse corrélation entre la croissance démographique et l’évolution des ressources alimentaires disponibles.
La responsabilité de l’État
Le livre d’Ó Gráda est publié une trentaine d’années après l’ouvrage qu’a consacré Amartya Sen à la grande famine de 1943 au Bengale, Poverty and Famines. Cet ouvrage fut la contribution la plus importante dans la réflexion sur la famine depuis Malthus, et son influence est encore sensible dans le livre d’Ó Gráda. La contribution déterminante de Sen fut d’expliquer, contre le sens commun, que la famine n’est pas due à l’absence de nourriture, mais à la différence entre ceux qui ont un droit à la nourriture et ceux qui n’en ont pas. Sa théorie expliquant la famine par les droits d’accès (entitlements) suscita un immense intérêt et aboutit à une redéfinition des termes dans lesquels se posait la question de la famine. En s’efforçant d’établir un nouveau sens commun sur la question de la famine, Ó Gráda tente moins de dépasser Sen que de déplacer l’accent que celui-ci avait mis sur le fonctionnement des marchés. Il est important de rappeler que Sen développa son concept d’entitlements dans les années 70, à une époque où les défenseurs de l’ordre néolibéral avaient le vent en poupe et défendaient farouchement l’idée selon laquelle les marchés corrigent tous les défauts de l’économie et, à condition qu’on les laisse fonctionner librement, toutes les faiblesses des États. En reconstruisant la diffusion de fausses informations sur la production de blé qui provoqua la famine au Bengale, Sen put souligner qu’on ne peut pas s’attendre à ce que les marchés des matières premières, même quand ils fonctionnent comme ils sont censés le faire, produisent le plus grand bien pour le plus grand nombre de personnes. Les marchés favorisent les intérêts de classes et le profit.
C’est un point qu’Ó Gráda accepte et qu’il illustre à de nombreuses occasions quand il montre que les pauvres ont beaucoup plus de chances de mourir de faim que les riches pendant une famine. Mais Ó Gráda essaie de souligner la responsabilité de l’État, et en particulier le rôle des tendances favorables à la guerre au sein de l’État. Il y eut une famine au Bengale parce que la Grande-Bretagne était en guerre et décida de faire passer ses besoins de pays en guerre avant tout autre considération. Sur la base de correspondances officielles auxquelles ne pouvait accéder Sen quand il écrivit son livre, Ó Gráda montre que les autorités impériales étaient parfaitement conscientes d’une crise de plus en plus grave de l’approvisionnement au Bengale. Pour prouver que la nourriture était retenue et que le problème n’était pas un problème de pénurie mais de mauvaise distribution, Sen s’appuie sur les rapports adressés à Londres par Leopold Avery, le secrétaire d’État pour l’Inde : Avery y affirmait qu’« il n’y avait pas de pénurie globale de céréales » et que le problème était un problème de « mauvaise distribution ». Mais Avery ne disait pas la vérité. Il modifia plus tard ses messages à Londres, mais il le fit trop tard pour convaincre le centre de l’Empire que les céréales que Londres voulait se faire expédier pour répondre ailleurs à des besoins liés à la guerre auraient dû rester au Bengale. Les marchés peuvent exacerber les crises alimentaires, mais ils tendent à le faire dans des conditions qui sont essentiellement le produit de décisions politiques.
Au cours du demi-siècle qui s’est écoulé depuis la famine au Bengale, les conditions politiques permettant l’approvisionnement en nourriture se sont tellement améliorées qu’il est permis de penser que la famine est en train de disparaître de l’histoire humaine. Les preuves apportées par Ó Gráda à l’appui de cette opinion sont de plus en plus convaincantes à mesure qu’il se rapproche du présent, comme lorsqu’il parle de la famine de 2005 au Niger, où une réaction internationale rapide permit d’éviter une catastrophe. Le mérite de la disparition de la famine revient en partie au réseau d’organisations privées et publiques qui peuvent soulager des souffrances de grande ampleur rapidement, mais, comme le remarque justement Ó Gráda, cette amélioration est due en grande partie à la transformation moderne que nous qualifions de « transition démographique », caractérisée par deux phénomènes qui accompagnent l’urbanisation : le caractère tardif du mariage et la formation de familles moins nombreuses. Le Niger est un des rares endroits où cette évolution ne s’est pas encore produite. Structurellement, c’est la raison pour laquelle la sécheresse et les sauterelles poussèrent le pays dans la famine. Si la conception malthusienne peut encore trouver quelque part une niche susceptible d’entretenir son pessimisme, c’est là. Mais c’est aussi la raison pour laquelle la population du Niger a été capable de récupérer si rapidement.
À l’exception peut-être du Niger, ce qui distingue notre monde de celui de Malthus n’est pas simplement l’abondance de nourriture, mais le fait que celle-ci est produite, consommée et distribuée à l’échelle du monde. La nourriture n’est pas seulement abondante, elle peut être transportée là où elle est nécessaire, à condition que les gouvernements le veuillent. C’est pourquoi le développement d’une société mondialisée favorisant l’existence de gouvernements responsables est tout aussi important pour Ó Gráda que les capacités techniques à livrer des aliments dans les zones frappées par la famine. La Corée du Nord prouve que, dans le monde contemporain, les famines ne se déclenchent que dans les pays dépourvus de gouvernements responsables.
Mais si nous remontons plus loin dans l’histoire, la pénurie à une échelle dépassant ce à quoi pouvait remédier un gouvernement bien administré, comme celui de la Chine impériale avec son système sophistiqué de greniers à grain et de mécanismes de marché incitatifs, peut avoir des effets plus graves que ce que nous invite à penser l’analyse d’Ó Gráda. L’abondance de nourriture que nous connaissons aujourd’hui nous prémunit de tels souvenirs. Non seulement les famines ont à peu près disparu de notre expérience, mais la malnutrition continue elle aussi à diminuer. Il n’est donc pas déraisonnable de penser que l’histoire de la famine a touché à sa fin — tant que les États, Ó Gráda nous le rappelle, n’emploient pas la nourriture comme arme politique ou ne privent pas les gens de nourriture en déclenchant des guerres. La nouvelle menace de l’agriculture industrielle non durableLe fondement sur lequel repose l’abondance doit cependant nous mettre en garde contre la séduction de celle-ci. Autrefois, les sols, l’eau et les conditions météorologiques nécessaires à l’agriculture pouvaient être modifiées par des techniques modestes, faisant appel à des énergies renouvelables, visant à améliorer les rendements agricoles. Les choses ont changé. Aujourd’hui, les apports d’énergie non renouvelable pour la production agricole sont massifs et de plus en plus importants. Avec l’industrialisation de la production alimentaire, l’accumulation d’éléments chimiques nocifs dans notre nourriture s’est accrue, avec des risques d’effets toxiques. L’augmentation des niveaux de CO2, l’appauvrissement des sols et le changement climatique mettent en péril l’équilibre délicat que les paysans du siècle dernier ont difficilement maintenu entre moyens de production et produits. On a tiré la sonnette d’alarme, et l’agriculture biologique apparue dans de nombreuses régions du monde a permis d’expérimenter de nouveaux modes de production agricoles pour répondre au risque de non-durabilité de l’agriculture industrielle. Les économistes affirment que l’agriculture biologique n’est pas en mesure de répondre aux besoins alimentaires de la planète. Si nous devons nous orienter vers ce type d’agriculture pour établir une relation durable avec notre environnement et si les économistes ont raison, notre position, dans la transition vers un monde post-agricole, n’est peut-être pas aussi confortable que nous voudrions le croire. Malgré le sage conseil d’Ó Gráda, il n’est pas si facile de s’affranchir du pessimisme malthusien.
Il serait commode de ne voir dans l’exigence d’une agriculture durable qu’un exemple de la tendance naturelle des humains à s’inquiéter de menaces qui n’existent pas encore. Pourtant, ce risque mérite peut-être d’être pris au sérieux. Si c’est le cas, il faudra agir en conséquence dans un avenir pas trop éloigné, si nous voulons continuer à disposer d’aliments suffisants et bons. Autrement, nous risquons de retomber sans en avoir conscience dans une nouvelle phase de l’histoire de la famine.
Article d’abord publié dans booksandideas.net.