La France est-elle intolérante ? Non, à condition d’interpréter la laïcité comme une ouverture au pluralisme et de comprendre qu’aujourd’hui, le débat sur les signes religieux est beaucoup moins virulent.
À propos de : Charles Mercier et Philippe Portier, Les Jeunes et leur laïcité, Presses de Sciences Po ; Alain Policar, Laïcité : le grand malentendu, Flammarion
La France est-elle intolérante ? Non, à condition d’interpréter la laïcité comme une ouverture au pluralisme et de comprendre qu’aujourd’hui, le débat sur les signes religieux est beaucoup moins virulent.
Publiés simultanément à l’approche des 120 ans de la loi du 9 décembre 1905, l’ouvrage d’Alain Policar et celui écrit par Charles Mercier et par Philippe Portier envisagent la laïcité comme le point où se cristallise une mésentente devenue fondamentale entre une conception libérale et tolérante, fidèle à l’esprit de la loi de Séparation des Églises et de l’État, et une interprétation sécuritaire, oscillant entre méfiance et hostilité à l’égard des manifestations religieuses des minorités. Les deux livres abordent ainsi la fragmentation politique autour de la laïcité comme un révélateur, plus largement, du rapport à l’altérité religieuse et culturelle tel qu’il se déploierait dans la France contemporaine. La différence entre les deux approches est celle du terrain d’étude — ce qui peut les rendre, d’une certaine façon, complémentaires. Alain Policar, s’intéressant historiquement et philosophiquement aux champs politique (discours, actes législatifs et réglementaires) et intellectuel, met en lumière une distorsion progressive du principe de laïcité devenu valeur de la République, c’est-à-dire un élément identitaire, au prix d’incohérences et d’un renoncement à l’esprit de pacification hérité d’Aristide Briand. Cette analyse s’articule avec la promotion d’un modèle actualisé de républicanisme, inspiré par les travaux contemporains de philosophie et de théorie politique. Charles Mercier et Philippe Portier, de leur côté, se concentrent en sociologues sur les opinions exprimées dans la population, comparant les représentations de la laïcité des plus jeunes à celles de leurs aînés. Le résultat principal est de relativiser l’idée d’un fossé générationnel existant au sein de la société. Si des différences notables de positionnement entre la cohorte des 18-30 ans et celles qui la précèdent sont observables, elles ne doivent pas occulter, d’une part, la segmentation qui s’observe au sein de la jeunesse et, d’autre part, les importantes convergences intergénérationnelles formant un consensus moral plus important qu’il n’a pu l’être par le passé, autour d’une conception libérale très « briandiste ».
Dans son livre, A. Policar s’essaie dans un premier temps à réhabiliter la relation forte entre laïcité et tolérance. Cette dernière désigne l’abstention d’usage du pouvoir d’interférence dont on dispose à l’égard de pratiques que l’on a d’importantes raisons de désapprouver, et cela, au motif que l’interférence apparaît une « solution politiquement et/ou moralement fragile » (p. 24). Ainsi définie, la tolérance se distingue à la fois de l’« amour compassionnel pour la différence » et du « scepticisme ou relativisme moral » (p. 24), en assumant que dans des sociétés où existe, de fait, une grande diversité des conceptions de la vie bonne parmi les citoyens, notamment sur le plan religieux, la difficulté principale consiste à vivre non pas avec celui ou celle dont les valeurs, différentes des nôtres, nous plaisent ou nous sont indifférentes, mais bien avec celles et ceux dont on continue de désapprouver fortement la manière de vivre. À ce titre, la tolérance peut prétendre au titre de « vertu politique fondamentale » (p. 18), parce qu’elle permet la coexistence à égalité des différentes options de conscience — l’intolérance consistant précisément dans le fait d’imposer aux autres citoyens une conception particulière du bien ou du mode de vie qui y est associé, ce qui entraîne la relégation politique et sociale des groupes jugés mal assimilés (voire inassimilables). Historiquement, en France, les républicains se sont ainsi partagés dans les années 1900 entre deux formes de laïcité : une première plus intolérante, la laïcité de combat soutenue par Émile Combes (président du conseil de juin 1902 à janvier 1905, qui fait par exemple interdire les écoles congréganistes) et, plus encore, par Maurice Allard (député du Var, qui réclame une politique antireligieuse) ; une seconde plus tolérante, la laïcité de pacification, dont la loi de Séparation représente la consécration en assouplissant le cadre légal prévalant pour les associations aux règles d’organisation spéciales du culte catholique (le fait notamment que l’association dépende en dernière instance de l’autorité de l’évêque, et non de la majorité de ses membres, ce qui heurte l’idéal d’autonomie), dont la hiérarchie romaine fait pourtant figure d’adversaire pour le camp républicain.
Avec l’affaire dite des « foulards de Creil » à la rentrée scolaire 1989, qui mène à l’adoption de la loi du 15 mars 2004 (prohibant pour les élèves de l’enseignement public le port de signes ou de tenues par lesquels ils manifestent ostensiblement une appartenance religieuse), la laïcité de contrôle se déploie de nouveau à l’égard, au premier chef, de la religion musulmane, soupçonnée de manquer d’allégeance sincère aux valeurs républicaines — « dispositif rhétorique » dont l’« euphémisation du racisme » (p. 83), observe A. Policar, n’est d’ailleurs pas spécifique à la France. À rebours de la logique de la Séparation, par laquelle l’État refusait d’intervenir dans les questions exégétiques internes aux religions tant que l’ordre public matériel n’était pas en cause, il appartient désormais aux autorités publiques d’assigner une signification au voile (ou, d’ailleurs, à une jupe longue, à un bonnet de laine, à un bandana ou à une abaya), jugé donc en lui-même misogyne, prosélyte et séparatiste. Se joue ici un retour à la « laïcité autoritaire et intégraliste […] qui croit possible, à l’opposé de ce qu’autorise le libéralisme, d’établir une liste exhaustive de ce qui est signe religieux, nonobstant le fait que tout peut devenir signe ou, si l’on préfère, que rien n’est en soi signe » (p. 69).
S’il se réfère très régulièrement à la littérature académique en langue anglaise, A. Policar n’idéalise pas pour autant le modèle anglo-saxon de gestion de la liberté religieuse, « laïcité de coopération » (p. 162) à qui il reproche de valoriser la liberté des groupes religieux au détriment de celle des individus. Son approche, si elle veut rester fidèle à l’esprit de la « laïcité d’abstention » (p. 162) de la loi du 9 décembre 1905, s’enrichit d’apports plus récents de la philosophie et de la théorie politique. Ainsi est emprunté à Philip Pettit, à Cécile Laborde et à Jean-Fabien Spitz le modèle du républicanisme critique qui, à la différence de la conception libérale classique de la neutralité de l’État comme non-interférence, permet l’intervention publique dès lors que des relations de domination sont susceptibles de s’instaurer entre citoyens. Est alors justifié un « perfectionnisme modéré », c’est-à-dire la promotion par la puissance publique, tout particulièrement dans le domaine éducatif, de certaines valeurs, « par exemple, l’égalité démocratique, le respect mutuel, la réciprocité », mais « à condition que celles-ci soient généralisables ou, du moins, à condition qu’elles ne puissent être raisonnablement rejetées » (p. 141-142). Ce perfectionnisme est modéré à la fois par son pluralisme (il n’impose aucune hiérarchie entre les différents jugements de valeur) et par le refus d’une imposition coercitive des valeurs (qui exclut les lois d’interdiction comme celle de 2004). La valorisation de la non-domination doit également permettre de prêter davantage attention au caractère souvent ethnocentré des normes majoritairement en usage dans la société, qui tend à attribuer un caractère religieux aux pratiques culturelles des minorités et « fonctionne alors comme un opérateur de déclassement » (p. 120). Historiquement accommodée par le calendrier des jours chômés, par la prise en charge publique de ses lieux de culte comme de son enseignement confessionnel, la majorité catholique jouit d’une position avantageuse qu’une neutralité de pure abstention, « indifférente aux différences » (p. 96), reproduira, et qu’une laïcité identitaire aggravera.
C. Mercier et P. Portier s’appuient sur les nombreux sondages réalisés ces cinquante dernières années (Ifop, CSA, Sofres, Opinionway, etc.). Ils ont aussi mené deux enquêtes, l’une quantitative, par questionnaires en ligne sur un échantillon de 1 000 individus en juin 2023, l’autre qualitative, avec 29 entretiens semi-directifs au printemps et à l’été 2024, à quoi s’ajoutent deux observations de terrain. De ces différentes données ressort en premier lieu une spécificité notable des jeunes de 18 à 30 ans à propos du port de signes religieux, qui les dérange moins que les plus âgés. La religion est, en effet, plus souvent considérée par cette cohorte comme un élément structurant de l’identité personnelle, pouvant engager des pratiques (port de signes ou de tenues, prières, rites, règles alimentaires), sans se rapporter essentiellement au for intérieur. Partant, les règles d’interdiction de ces signes, plutôt que permettre une émancipation de la culture familiale et une intégration à la communauté nationale, sont vues comme un facteur d’exclusion, favorisant le séparatisme des groupes minoritaires visés. Aussi les plus jeunes considèrent-ils plus souvent que la laïcité de contrôle qui s’est développée depuis les années 2000 se trouve instrumentalisée contre les musulmans et approuvent-ils les politiques de tolérance et de reconnaissance. La différence n’est pas seulement un effet lié à l’âge ou à la période, et dès lors voué à disparaître : les chiffres montrent que le changement de position est perceptible au niveau de la cohorte, lorsqu’on compare les réponses des cohortes précédentes au même âge.
Cette distance de la plus jeune génération d’avec celles qui la précèdent doit cependant être doublement tempérée.
En premier lieu, les clivages qui parcourent les 18-30 ans ne sont pas moindres que ceux que connaît la société française en général. Les auteurs montrent que le statut social (mesuré à la catégorie socioprofessionnelle de l’individu ou de ses parents) influence la perception de la laïcité, d’une façon parfois inattendue : les plus favorisés, qui estiment en avoir une meilleure connaissance et sont plus nombreux à la valoriser, se montrent plus hostiles au port de signes religieux par les élèves des lycées publics et plus favorables à une réforme du principe vers moins de tolérance — tout en étant plus nombreux à voir son évolution instrumentalisée contre les musulmans. La variable du genre apparaît également déterminante : les femmes valorisent moins la laïcité, tout en étant moins religieuses et plus libérales — soit une « inversion du dimorphisme sexuel » (p. 109) traditionnel. Les individus religieux sont plus nombreux à critiquer la prohibition des signes religieux, mais ce sont les séculiers qui donnent plus volontiers leur assentiment à une évolution plus tolérante. C. Mercier et P. Portier identifient ainsi six familles distinctes parmi les 18-30 ans (p. 172 sqq.), se séparant à la fois quant aux valeurs auxquelles ils rattachent la laïcité (liberté et égalité ou ordre et tradition) et sur les moyens institutionnels assurant son effectivité (politique de reconnaissance ou neutralité d’ignorance).
En second lieu, si les plus jeunes se distinguent particulièrement des plus âgés concernant la réglementation des signes religieux, ils se rapprochent d’eux sur ce qui peut être considéré comme le soubassement moral de la laïcité. Loin d’être incommunicables, les « conceptions du vivre-ensemble » des différentes classes d’âges « s’inscrivent dans un espace sémantique organisé autour de trois éléments partagés » (p. 178). Premièrement, majoritaire est l’adhésion à l’idée que le concept de laïcité ne se réduit pas à un principe juridique, mais comporte une portée axiologique qui le fait participer d’une forme de religion civile contribuant « à unifier la société française en la plaçant sous l’égide d’un corpus englobant de souvenirs, de valeurs et d’idéaux partagés » (p. 198).
Deuxièmement, c’est clairement en faveur d’une acception libérale de la laïcité que cet attachement se manifeste — fidèle en cela à la loi du 9 décembre 1905, qu’une majorité souhaite maintenir en l’état (plutôt que de supprimer ou d’assouplir). La tolérance est considérée comme une valeur prédominante, à transmettre prioritairement aux enfants, par une majorité des répondants des différentes cohortes qui se rejoignent donc dans la « reconnaissance du pluralisme » (p. 208). Négativement, un même rejet est exprimé à l’encontre de l’absolutisme religieux, à cause de la menace qu’il fait peser sur la définition subjective de l’identité en la soumettant à une doctrine englobante.
Troisièmement, l’importance donnée à l’autonomie individuelle est limitée par une réprobation de l’atomisme social et par un souci récurrent de la solidité du lien social. Les différentes cohortes se retrouvent derrière une valorisation de la nation, même si les plus jeunes y ajoutent volontiers un attachement au monde en place de l’adhésion à l’Europe des plus âgés. La fierté d’être Français apparaît, d’ailleurs, bien plus marquée que dans les années 1980, époque à laquelle les clivages religieux et politiques jouaient en la matière plus nettement. Concernant la demande d’ordre et d’autorité, l’écart entre les plus jeunes et les plus âgés reste également bien moindre que celui qui pouvait se manifester dans les années 1970. Simultanément, s’est amplement réduit l’écart intergénérationnel encore observable au début des années 2000 à propos de l’altruisme social et du rejet de la xénophobie. La réticence à l’égard des musulmans ou le souhait d’instaurer la préférence nationale dans l’emploi diminuent notablement, dans la période récente, chez les répondants de 18 à 60 ans. Sur ce dernier plan, comme sur plusieurs qui précèdent, l’écart de positionnement s’observe en réalité bien davantage entre la cohorte des plus de 65 ans, formant « souvent un monde à part » (p. 183), et toutes les autres.
On serait tenté de conclure que la mésentente à propos de la laïcité est bien moins importante au sein de la société qu’il n’y paraît et que la fragmentation politique qui lui correspond tient moins d’une « archipélisation » de la nation, déplorée par Jérôme Fourquet (2019), que d’une crise de la représentation politique — ce qui rejoindrait certaines analyses de Vincent Tiberj (2024). Plusieurs éléments peuvent cependant amener à nuancer cette conclusion. D’abord, on peut se demander si l’affirmation du consensus moral ne sous-estime pas en partie la portée de l’équivocité des termes employés dans les questionnaires en ligne — ce que reconnaissent d’ailleurs C. Mercier et P. Portier — comme « fermeté », « tolérance », « séparation », etc., nourrissant un potentiel dissensus sémantique qui pourrait vider l’accord apparent de sa substance. Ensuite, si même le sens des concepts était stabilisé, ne surestime-t-on pas la cohérence des positions exprimées par les individus, pouvant très bien affirmer valoriser l’égale liberté, la tolérance et l’autonomie et approuver des mesures qui ont pour effet de les entraver ? Si, en d’autres termes, on fait l’hypothèse que, dans les sociétés contemporaines, ce sont surtout les discriminations indirectes [1] qui détériorent la situation des minorités, et dès lors compromettent la solidité du lien social, l’expression consensuelle des intentions est-elle la plus à même de lever le malentendu dont A. Policar, avec inquiétude, se fait l’exégète ?
par , le 4 novembre
Bibliographie
– Jérôme Fourquet, L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Paris, Seuil, 2019.
– Cécile Laborde, Français, encore un effort pour être républicains !, Paris, Seuil, 2010.
– Philip Pettit, Republicanism. A Theory of Freedom and Government, New York, Oxford University Press, 1997.
– Jean-Fabien Spitz, La République ? Quelles valeurs ?, Paris, Gallimard, 2022.
– Vincent Tiberj, La Droitisation française. Mythe et réalités, Paris, Presses universitaires de France, 2024.
Thibaut Héry, « L’art français de la tolérance », La Vie des idées , 4 novembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Policar-Laicite-le-grand-malentendu
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[1] Sophia Moreau en propose la définition suivante : « une pratique discrimine indirectement une personne, P, sur la base d’un trait t, si P possède t, si P est désavantagé par cette pratique et si, bien qu’elle ne cible par explicitement P en raison de t ou d’un trait connexe, u, elle désavantage néanmoins de façon disproportionnée ceux qui possèdent t par rapport à ceux qui ne le possèdent pas » (Faces of Inequality. A Theory of Wrongful Discrimination, New York, Oxford University Press, 2020, 1, p. 17, ma traduction). En apparence neutre, ce type de pratique tend à échapper aux lois anti-discrimination. S. Moreau prend pour exemple les tenues genrées, imposées aux serveurs et aux serveuses de certains restaurants, qui indirectement discriminent les transgenres, les femmes enceintes et les membres des religions où le corps ne doit pas être autant découvert. La réglementation des tenues peut avoir des conséquences plus importantes si elle conditionne l’accès aux emplois publics (et assimilés), à l’éducation ou à la voie publique.