Entre Valois et Habsbourg, la lutte pour l’hégémonie européenne place la péninsule italienne du XVIe siècle au centre des affrontements. Marqués par des ententes fragiles et de soudains changements d’alliance, les rapports franco-florentins deviennent alors le laboratoire d’une diplomatie nouvelle.
Issu de la thèse de doctorat de son auteur, Diplomaties plurielles au XVIe siècle s’attache à analyser les dynamiques des relations franco-florentines durant la deuxième partie des guerres d’Italie. À la suite d’un long siège en 1530, les troupes impériales s’emparent de Florence et rétablissent la famille Médicis au pouvoir. Placé sous la tutelle de Charles Quint, Alexandre de Médicis devient le premier duc de la cité et rompt avec sa tradition francophile. Par la suite, son assassinat en 1537 provoque une crise politique majeure, marquée par la menace militaire des fuoriusciti, adversaires acharnés du régime forcés à l’exil. La situation se stabilise partiellement avec l’élection de Côme Ier et, grâce à l’intervention impériale, par la redistribution des forces politiques florentines. Les anti-médicéens trouvent quant à eux refuge en France. S’inaugure alors une période longtemps considérée comme une rupture radicale entre les deux États, l’empereur interdisant l’envoi de missions diplomatiques en France tant que dure la guerre.
Pourtant, malgré la proscription impériale, une pluralité d’acteurs continue de tisser la trame des relations franco-florentines. De ces figures aux statuts divers, Pierre Nevejans fait le récit : secrétaires, juristes, banquiers, consuls, voire espions, tous évoluent en équilibre précaire sur le fil de l’officialité, en suspens entre sphères d’action reconnues et non. Par leur action, Côme parvient à maintenir une présence quasi continue à la cour de France. Florence n’interrompt pas ses échanges, elle adopte simplement des formes plus discrètes et variées de dialogue.
Diplomaties multiples
S’inscrivant dans le prolongement de réflexions historiographiques récentes [1] et prenant pour point de départ la fin des années 1530, le volume met en lumière toute la complexité du modèle social et politique de la diplomatie à la Renaissance, à travers l’étude de cas concrets, et de relations façonnées par les hiérarchies, par le droit et par la solidarité familiale. Le choix du pluriel dans le titre Diplomaties plurielles annonce d’ailleurs d’emblée la fécondité du sujet [2], en renvoyant à la coexistence de pratiques, d’acteurs multiples et de registres entremêlés, allant du plus officiel au plus intime.
La réflexion prend appui sur le caractère officieux des manœuvres diplomatiques médicéennes, inscrites dans un cadre institutionnel néanmoins public, visible, tel que les tribunaux ou les espaces du palais royal. En explorant la place des acteurs secondaires, Pierre Nevejans montre comment ils participent à la régulation du système des relations entre Florence et la France, révélant leur part discrète mais décisive dans l’équilibre diplomatique.
L’étude repose sur un corpus particulièrement abondant de sources florentines (fonds de la chancellerie, correspondance diplomatique, archives familiales) et françaises (BnF), souvent disséminées dans des séries non spécifiquement consacrées aux relations extérieures. Cette dispersion reflète la nature fragmentaire de la documentation, à partir de laquelle l’auteur parvient toutefois à dégager une vision d’ensemble.
Une diplomatie dissimulée
Portrait de Cosme l’Ancien
par Jacopo Pontormo, 1519-1520, huile sur bois, Florence, Galerie des Offices
Le volume, d’une grande richesse documentaire, s’attache d’abord à l’analyse de cas qui mettent en lumière la place singulière d’experts formés aux affaires, capables de se transformer en techniciens puis en véritables agents diplomatiques dans le contexte de l’interdiction impériale des relations franco-florentines. Ces hommes se distinguent par une remarquable maîtrise des fonctions essentielles de la diplomatie, rappelées d’ailleurs dans l’ouvrage : négocier, représenter, transmettre l’information [3]. Qu’ils agissent par choix ou par contrainte, ils opèrent toujours dans un cadre très officiel. Détenteurs de lettres de créance, ils sont pleinement reconnus comme légitimes par les instances françaises.
Leur capacité d’intervention se manifeste de manière exemplaire dans un épisode en apparence anodin, « l’affaire des grains » de 1540 (p. 59-68). Un contrat de vente de blé ayant tourné au litige entre marchands génois et lucquois, et ceux-ci agissant pour le compte de Florence, la plainte parvient à Côme de Médicis d’une part, et est d’autre part portée devant la justice royale française. Prolongée jusqu’en 1553, cette procédure judiciaire devient une occasion diplomatique singulière, puisqu’elle autorise la présence durable de représentants florentins en France, révélant la plasticité des échanges, capables de se réinventer sous des formes inédites. L’analyse de cette affaire montre ainsi que la rupture entre Florence et la France n’est jamais totale, mais constamment réajustée au gré des circonstances.
Intimité familiale et diplomatie relationnelle
Le mariage de Catherine et Henri de Valois (fresque)
Vasari dira d’elle : « Ero così colpito dalle sue particolari qualità e per l’affetto che dimostrava non solo a me, ma a tutto il mio paese, che la adoro come si adorano i santi in paradiso »
La personnalité de Catherine de Médicis est également envisagée, non pas dans la période de régence (1560-1563), mais dans les années antérieures, comme dauphine de France après son mariage avec le futur Henri II, puis comme reine consort jusqu’à la mort de celui-ci. Dans la continuité de recherches actuelles, Pierre Nevejans la décrit comme une actrice pleinement engagée et comme interlocutrice privilégiée du duc de Florence, qui acquiert avec le temps une position centrale dans les rapports entre le royaume et le duché. Catherine dépasse la fonction traditionnelle assignée aux princesses mariées à l’étranger, à savoir assurer une représentation diplomatique de leur lignée. L’étude de sa correspondance avec Côme de Médicis, mais aussi avec Éléonore de Tolède ou Maria Salviati, révèle une relation à la fois intime et politique entre les deux cousins. Au fil des années, cette relation se transforme, faisant progressivement prévaloir la dimension politique sur la proximité familiale.
Sans s’attarder sur les codes de la société princière, l’auteur met en lumière le rôle des domestiques florentins naturalisés Français et des dames de compagnie de Catherine ; ils participent activement à la mise en place de dynamiques familiales et diplomatiques, comme les « porteurs de lettres » qui, parfois, ont le droit de parler en son nom (p. 108-116). En intégrant son entourage, sa maison dans ce dispositif, Catherine renforce son image de véritable « tête de pont de la projection florentine à la cour de France » (p. 151-153). Elle mobilise ainsi ses réseaux les plus proches en infléchissant les logiques clientélaires et en réorientant son statut de patronne vers des objectifs diplomatiques, transformant les liens de dépendance en instruments de politique internationale.
Les ambassadeurs officiels et leurs secrétaires
Entre 1544 et 1551, seuls cinq ambassadeurs florentins prennent la route de la France. Issus des grandes familles de la cité, ils ne séjournent que brièvement à la cour, à l’occasion de célébrations et réjouissances dynastiques (comme les mariages ou les naissances). Ces épisodes deviennent autant de prétextes pour Côme de Médicis de rappeler aux souverains français que la rareté de ces missions ne relève pas de son choix, mais d’une interdiction impériale.
Tout en rappelant les traits constitutifs de l’ambassade et les qualités attendues d’un ambassadeur de manière générale, la troisième section du volume s’attache à l’étude des missives de ces agents. Leur statut et le prestige de leurs missions, officiellement reconnus, permettent d’explorer les enjeux juridiques au cœur de « la réalité quotidienne des diplomates ». L’analyse montre comment leurs interventions se complètent ou se chevauchent avec celles d’autres représentants présents à la cour, moins protégés et dépourvus des mêmes privilèges (p. 185 et suivantes), et comment elles se heurtent à la ténacité de leurs opposants ou d’autres Italiens installés en France. Refuge de longue date de fuoriusciti florentins – Lyon, notamment, apparaît comme l’une des principales places de repli pour les exilés florentins depuis le XVe siècle – le royaume peut apparaître comme un terrain potentiellement hostile pour ces agents. Dans ses pages, l’auteur restitue avec précision l’ampleur véritable des tensions suscitées par les exilés.
Dans un univers où chaque geste – précéder ou suivre un autre ambassadeur au moment de franchir une porte du palais, par exemple – constitue un signe de sa propre influence et reflète la puissance de son seigneur, les querelles de préséance deviennent inévitables. En mobilisant des exemples précis, tel celui de la mission de Pandolfo Della Stufa à Compiègne en 1545, et en tenant compte des fondements juridiques sous-jacents, cette section offre au lecteur une plongée dans le fonctionnement concret des relations internationales et en dévoile la logique subtile.
Subalternes, parfois invisibles, ne signant jamais de documents de leur nom, les secrétaires des diplomates apparaissent quant à eux comme de véritables agents de l’ombre.
L’auteur rappelle que ces figures essentielles de l’exercice diplomatique n’ont que récemment retenu l’attention de l’historiographie, et leur consacre le quatrième et dernier chapitre de son ouvrage. Le propos éclaire, encore une fois, le quotidien de ces hommes et définit les contours de leur mission d’accompagnement des ambassadeurs : partage des tâches, relais d’autorité, voire, parfois, contrôle de leur action diplomatique. En effet, bien que hiérarchiquement subordonnées, ces « créatures de Côme » ne servent pas la personne de l’ambassadeur, mais la mission elle-même, l’ambassade et, au-delà, le prince ; ce qui justifie qu’ils puissent « disposer d’instructions parallèles » à celles de l’ambassadeur ou qu’ils soient menés à le surveiller (p. 265).
Un continuum de pratiques diplomatiques
Le volume de Pierre Nevejans s’attache aux secrétaires, aux informateurs, aux espions et autres « hommes nouveaux », dont les rôles mouvants traduisent la construction d’une diplomatie inclusive, attentive aux acteurs de second rang. Cette approche, en écho aux travaux historiographiques récents, valorise les « vies minuscules » et les pratiques discrètes. Faisant écho à l’idée formulée par Jean Sénié dans la préface, Pierre Nevejans remet en cause la séparation trop rigide entre canaux officiels et voies dérobées ; il met en évidence l’existence d’un véritable « continuum » des pratiques diplomatiques (p. 12) qui se construit autant dans les chancelleries que dans les maisons, autant par les ambassadeurs que par les domestiques.
Au-delà de l’affirmation du principat médicéen, son ouvrage offre ainsi une perspective élargie sur la diplomatie de l’ensemble de l’époque. Hormis quelques coquilles mineures – tel l’oubli du nom de règne « Charles » devant « Quint » (p. 25) – ainsi que certaines maladresses stylistiques ou répétitions qui alourdissent ponctuellement la lecture, l’ouvrage conserve la solidité de son analyse et la valeur de sa contribution scientifique. Quelques raccourcis n’entament pas non plus la pertinence de l’argumentation [4].
En renouvelant la problématique de la diplomatie florentine du XVIᵉ siècle et en portant une attention particulière à la place politique des femmes, des secrétaires et des agents subalternes, Pierre Nevejans s’inscrit dans une historiographie attentive aux acteurs subalternes et ouvre des perspectives de recherche stimulantes.
Pierre Nevejans, Diplomaties plurielles au XVIᵉ siècle. Florence et la France à la fin des guerres d’Italie, préface de Jean Sénié, Paris, Classiques Garnier, 2024, 336 p., 32 €.
Valeria Caldarella Allaire, « Dans l’ombre du prince »,
La Vie des idées
, 29 décembre 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Pierre-Nevejans-Diplomaties-plurielles-XVI%E1%B5%89-siecle
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[1] Voir, entre autres, Guillaume Alonge et Raffaele Ruggiero (dir.), Relations diplomatiques franco-italiennes dans l’Europe de la première modernité. Communication politique et circulation des savoirs, Lecce, Pensa, 2020 et Jean Boutier et Franco Angiolini Diplomazie formali e diplomazie informali nella penisola italiana (secc. XV-XVII), Ricerche storiche, vol. 48, Pacini, 2019.
[2] Il s’agit d’un procédé rhétorique efficace, pensons par exemple au récent volume de Jean Boutier, Sandro Landi et Jean-Claude Waquet (dir.), Le Temps des Italies, XIIe-XIXe siècle, Paris, Passés composés, 2023 ; par ailleurs, il est utilisé dans une déclinaison d’ouvrages exploités par l’auteur : Radovan Gura et Gilles Rouet (dir.), Diplomatie plurielle : acteurs et enjeux, Paris, L’Harmattan, 2018 et Mourad Attarça et Peter Terem (dir.), Diplomaties plurielles : champs et perspectives, Paris, L’Harmattan, 2019.
[3] Pour un éclairage sur la place et sur les missions des agents diplomatiques en époque moderne, voir Eleonora Plebani, Elena Valeri et Paola Volpini (dir.), Diplomazie. Linguaggi, negoziati e ambasciatori fra XV e XVI secolo, Milan, FrancoAngeli, 2017 et Jean-Louis Fournel et Matteo Residori (dir.), Ambassades et ambassadeurs en Europe (XVe-XVIIe siècles), Genève, Droz, 2020.
[4] Si, sous Côme Ier, les arts et les lettres connaissent un nouvel essor après les conflits, il demeure difficile d’occulter l’« âge » de Laurent le Magnifique et le faste de sa cour. Dès lors, l’affirmation selon laquelle Florence « devient une cour attractive pour les artistes et les lettrés » (p. 24) mériterait d’être davantage précisée. Plus loin (p. 92), à propos de Catherine, il est indiqué que « la princesse reste infertile jusqu’en 1544 ». Or, parler d’« infertilité » est impropre : la maternité tardive ne relève pas d’une incapacité définitive de la reine qui, par définition, dans ce cas n’aurait jamais pu enfanter, mais, comme il est d’ailleurs précisé, d’une conjonction de facteurs anatomiques propres aux deux époux.