Ici dénoncé comme composante majeure d’une « vague islamique », là présenté comme parti révolutionnaire en voie de normalisation politique, le Hezbollah est au centre d’études controversées dans le monde anglophone. Deux livres tentent, inégalement, de faire le point sur l’histoire et l’évolution du « parti de Dieu ».
Recensés :
– Eitan Azani, Hezbollah : The Story of the Party of God, New York, Palgrave Macmillan, « Middle East in Focus », 2009, 293 p.
– Augustus Richard Norton, Hezbollah, Princeton University Press, 2009 [2007], 199 p. (5e édition avec postface de 2009).
Eitan Azani et Augustus R. Norton ont une longue expérience du terrain et des acteurs libanais, le premier comme officier de l’armée israélienne occupante, le deuxième comme observateur militaire non armé des Nations Unies ayant coopéré avec la FINUL [1] au printemps 1980. Leurs études sont nourries de références en langues anglaise et arabe (ponctuellement française) auxquelles s’ajoute, dans le premier cas, l’hébreu. Azani est un haut responsable de l’International Policy Institute for Counter-Terrorism au sein du Interdisciplinary Center (IDC) situé à Herzlia, au nord de Tel-Aviv ; Norton est professeur de relations internationales et d’anthropologie à Boston University. Leurs travaux n’ont pas la même facture : l’ouvrage d’Azani est une composition de type universitaire fondée sur le dépouillement de nombreuses sources ; celui de Norton se présente comme une synthèse de recherches alimentées par ses contacts et son vécu dans des milieux chiites à l’attachement confessionnel variable.
Azani adopte comme clé de lecture le binôme terrorisme/contre-terrorisme. L’ensemble des événements, depuis l’invasion israélienne du sud Liban en 1978 jusqu’à la tentative échouée de réoccupation lors de la guerre de 2006, en passant par la seconde invasion de 1982 ou les bombardements massifs de 1993 et 1996, sont présentés comme des actes défensifs de « contrôle » face à des « terroristes », qu’ils soient palestiniens ou libanais. La thèse défendue consiste à dire que le monde contemporain est marqué par la montée d’une vague menaçante contre une citadelle. Derrière les remparts campent les représentants de l’« ordre » auxquels sont associées les notions de « démocratie », de « sécularité », de « nationalité », de « modernité ». Dans cet affrontement aux dimensions universelles, Israël est le poste avancé sur le terrain miné du « Moyen-Orient », bénéficiant avec peine de quelques alliés locaux de faible consistance. Quant au Hezbollah, il est inscrit une fois pour toutes dans une nébuleuse « islamique », sans qu’une identité claire n’émerge de traits liés à son inspiration chiite et au contexte social et institutionnel libanais. Il est accusé de mener une « activité terroriste secrète et violente » derrière le rideau d’une façade légale. Les attentats-suicides perpétrés contre la Force multinationale en 1983, les « attaques terroristes » qui ont visé Tsahal dans le Liban occupé, les prises d’otages, les bombardements de civils du nord d’Israël, les attentats qui ont visé la communauté juive en Argentine (en 1992 et 1994) sont englobés dans un même concept et attribués au même acteur.
L’éclairage donné à ces faits par Augustus Norton est différent. Un indice en dit long sur l’engagement diplomatique de cet ancien professeur à West Point : l’emploi du terme « invasion anglo-américaine » pour évoquer la guerre en Irak de 2003. Norton tente de régler la question du concept de « terrorisme » de deux manières. D’une part, il montre la relativité de l’acception suivant le contexte d’énonciation : les mentions relatives à l’OLP dans les discours de nombreux États étaient quasiment toutes accompagnées du terme « terroriste » dans les années 1970 et 1980, qualificatif abandonné après les accords d’Oslo (1993) ; le rôle de groupes de pression comme l’American-Israel Public Affairs Committee est démontré pour la qualification du Hezbollah comme groupe ennemi dans la « guerre contre le terrorisme » après 2001, alors qu’il figure déjà dans la liste du Département d’État labellisée « foreign terrorist organization » (1997). D’autre part, il affirme que « le Hezbollah et d’autres groupes libanais étaient pleinement dans leurs droits pour résister aux forces d’occupation et recourir pour ce faire à une violence mortelle », tout en précisant que nombre d’activités du Hezbollah, en matière de santé ou d’éducation, n’ont rien à voir avec l’usage de la violence contre des civils. Quant aux deux attentats en Argentine, son propos laisse à penser que le Hezbollah n’a pas été directement impliqué, contrairement aux services secrets iraniens. Cependant, beaucoup de questions restent en suspens, en particulier celle de l’implication d’Imad Mughniyeh, aujourd’hui présenté comme un des grands « martyrs » par le Hezbollah et les autorités iraniennes (une rue de Téhéran porte son nom).
« Chiites ! chiites ! »
Des modèles élaborés par croisement d’« approche structurale » et « psychologique » servent de matrice initiale pour penser l’objet étudié par Eitan Azani. Il illustre, de ce fait, des lieux communs : un système gouvernemental faible, comme c’est le cas au Liban, « facilite la croissance de milices locales sur la base de facteurs communs » ; un mouvement de protestation passe par quatre ou cinq phases – établissement, consolidation, expansion, bureaucratisation (institutionnalisation), déclin lié à la réussite des objectifs (par l’exercice ou non du pouvoir) ou, au contraire, à la contestation interne ou la mise en cause externe. Le rappel des interprétations qui tournent autour de la notion d’« islam radical » n’est pas davantage opératoire. La mise en évidence de l’élément religieux dans l’engagement et le fonctionnement de ce type de mouvement, dont rendent compte les termes de jihâd, dawa (prédication), Umma (communauté des musulmans), istishhâd (martyre), signifie-t-elle que nous sommes en présence d’un phénomène exceptionnel, propre aux sociétés majoritairement musulmanes ? La prise en main d’une communauté par une génération de religieux, mieux formée et plus massive que la précédente, dont les plus éminents ont pour nom Mûsâ al-Sadr, fondateur du Conseil supérieur islamique chiite au Liban et du mouvement Amal, Muhammad Husayn Fadlallah et Muhammad Mahdi Chams al-Dîn (auquel Norton accorde deux pages dignes d’intérêt), est-elle l’expression particulière d’un mouvement universel de « retour aux origines religieuses » ? La mobilisation des chiites de modeste extraction et la nouvelle élite en voie de constitution contre les chefs de file de la communauté agissant comme des seigneurs féodaux, rendue possible par la croissance démographique et l’exode rural vers la banlieue de Beyrouth, est-elle la manifestation d’un combat de classes ? Ce fait est-il de nature plus idéologique que sociale ? Norton évite ces considérations, mais l’emploi de concepts comme secularism, liberation, Islamism et reformism, pour distinguer diverses tendances au sein de la communauté chiite, ne s’appuie pas sur une étude – dans la durée et dans tous ses aspects – de la doctrine du Hezbollah.
L’« islam fondamentaliste » marqué par l’« identité jihadiste », dans sa version « réformiste » ou dans sa version « révolutionnaire », sert de cadre global d’analyse à Azani pour saisir l’itinéraire du Hezbollah. Le nom de l’islam sert effectivement de couverture pour mener combat, verbal ou armé, « au nom de Dieu » en vue de la disparition de l’État d’Israël présentée comme une nécessité : l’alliance, objective et effective, entre Hamas (sunnite) et le Hezbollah (chiite) pour la « libération d’al-Quds » (Jérusalem) vient à l’appui de cette observation. Plus largement, il existe chez certains chefs de file de mouvements ou groupes se réclamant de l’islam une réelle propension à envisager la religion musulmane comme « solution holistique », projet englobant tous les aspects de la vie à l’encontre même des principes de distinction ou de séparation qui ont été historiquement formulés en Europe et en Amérique du Nord avant d’être repris dans la plupart des États de ce monde.
Mais une telle approche (qui n’est pas celle de Norton) a des limites. Expliquer le jihâd selon le Hezbollah par des références à Qutb ou al-Zawahiri empêche le lecteur peu informé de saisir l’acception de cette notion dans l’esprit des responsables du parti. Azani minore la différence entre ce qu’il appelle la « branche révolutionnaire sunnite » et celle du chiisme. Il rend invisible la fracture de plus en plus large entre sunnites et chiites au Liban, sans parler de la situation interne à l’Irak, au Pakistan ou des tensions entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Son propos ne permet pas non plus de rendre compte de la variété des positions au sein du chiisme, même s’il évoque les prises de position d’Ibrahim Chams al-Dîn et celles d’Ahmad al-Assad, en pointe dans la contestation intra-communautaire contre le Hezbollah. Il ne permet pas de décoder le cri d’opprobre – « chiites ! chiites ! » – lancé par des partisans de Mahmoud Abbas contre le Hamas, à l’occasion d’une des rares manifestations d’opposition dans la bande de Gaza depuis juin 2007.
Un jeu d’échelles à trois niveaux : libanais, régional et international
De son côté, Norton ne prend pas en compte le fait que les responsables du Hezbollah n’ont jamais écrit (depuis 1985) que l’établissement d’un État islamique n’était plus leur ligne d’horizon, par-delà l’intégration choisie dans le jeu politique libanais. Cette structure nouvelle doit être fondée sur un « gouvernement musulman » dont la pièce centrale a été définie par Khomeini comme étant le wilâyat al-faqîh (« autorité du juriste théologien »). Un tel projet, appuyé sur une structure particulière, distingue le Hezbollah de l’autre grand mouvement chiite libanais, Amal, dirigé par Nabih Berri. L’indéboulonnable président du Parlement libanais, loin de remettre en question le système libanais, en fait profiter un réseau clientéliste inscrit au sein de sa communauté ; plus encore, il a montré qu’il était prêt à reconnaître l’existence d’Israël en participant à un processus de négociation au sein du Front national libanais du salut en juillet 1982. Il y a là quelque chose de l’ordre d’un péché originel pour les membres du Hezbollah qui, à l’image de Hassan Nasrallah (mais pas de son frère Hussein, comme l’indique Norton), ont quitté Amal pour cette raison.
La faute a été renforcée par la guerre fratricide sanglante (1988-1990), qualifiée de fitna en référence à la première grande rupture entre musulmans après la mort du quatrième calife, Ali. Ce conflit valut à Berri le surnom de « massacreur de chiites » et au Hezbollah une fatwa (bien oubliée depuis) de Kabalan interdisant aux chiites de rejoindre les rangs de ce parti. Azani restitue ces données, mais il commet des erreurs. Expliquer qu’Amal est seulement un mouvement de protestation sociale « modéré » et « sécularisé » pour l’opposer au Hezbollah, c’est méconnaître la pensée de Mûsâ al-Sadr mystérieusement disparu en Libye en 1978. Tracer des proximités entre le projet de Mawdûdî pour le Pakistan et celui de Khomeini pour l’Iran, sans mettre en évidence l’incompatibilité fondamentale des deux, c’est refuser de comprendre pourquoi un sunnite libanais, a fortiori un disciple de Mawdûdî, n’acceptera jamais que la clé de l’autorité de l’« État musulman » envisagé réside dans les mains d’un savant chiite doté du pouvoir de trancher dans des matières aussi essentielles que la désignation de l’ennemi et le choix de faire la guerre ou de négocier une paix.
L’approche du phénomène selon un jeu d’échelles à trois niveaux, national (libanais), régional et international, est éclairant. Des informations, mal connues parfois, permettent de mieux rendre compte des tensions entre le régime syrien et le Hezbollah, le premier n’ayant, selon la formule concise de Norton, « ni alliés éternels ni ennemis perpétuels au Liban ». La complexité du positionnement des différents responsables chiites à l’égard de la « cause palestinienne » est assez bien restituée dans les deux cas, mais l’affirmation de Norton selon laquelle le Hezbollah aurait soutenu les combattants palestiniens contre Amal lors de la « guerre des camps » (1985-1987) reste discutée. Le même Norton évoque aussi l’assassinat de douzaines (voire bien davantage) de membres du Parti communiste en 1984-1985. La rupture pratique des années 1990-1992, qui fait passer le Hezbollah d’une logique révolutionnaire pan-chiite à une attitude pragmatique, est analysée de manière claire, tout comme la difficulté des relations entre le Hezbollah et le premier ministre Hariri – relations présentées aujourd’hui comme une référence à imiter par le secrétaire général Hassan Nasrallah. L’épisode de la guerre de l’été 2006 n’est qu’effleuré par Azani, pour le restituer dans un ensemble d’événements qui commencent avec l’Intifada al-Aqsa (octobre 2000) et se poursuivent avec les attentats du 11 septembre 2001, la guerre en Irak et le retrait syrien du Liban en avril 2005. La lecture de Norton est très différente, dans la mesure où il démontre la capacité de l’État israélien à agir de son propre chef puis à « entraîner » ses alliés comme garants de son existence et de sa sécurité.
Quant au bilan, Norton refuse d’attribuer la victoire à l’un des deux ennemis qui se sont laissé entraîner dans une guerre non maîtrisée. Il observe avec justesse la popularité du Hezbollah et de son chef, Hassan Nasrallah, dans le monde arabe. Il souligne le fait que l’opinion libanaise n’est pas sur la même longueur d’onde mais sous-estime, dans un premier temps, la profondeur de l’antagonisme entre sunnites et chiites, avant de la reconnaître dans une nouvelle postface rédigée après les affrontements de mai 2008. Les relations entre chiites et maronites sont plus complexes et leur présentation, par l’un ou l’autre des auteurs, n’est pas tout à fait satisfaisante : expulsion par les Phalanges des habitants non chrétiens du quartier de Nabaa (1976), un « événement traumatisant et humiliant dans la conscience collective chiite » (Azani) ; composition de l’Armée du Liban Sud, force supplétive de Tsahal ; accusations de collusion entre le général Aoun et les responsables du Hezbollah opposés – pour des raisons différentes – aux accords de Taëf qui ont fixé les nouvelles règles du jeu constitutionnel libanais (1989-1990) ; « document d’entente » signé entre Aoun et Nasrallah (2006). Quant aux acteurs internationaux, États ou ONU, leur rôle est, chez Azani, mesuré à l’aune de leur capacité à s’opposer aux « terroristes » (les désaccords entre Israël et les États-Unis, en 1982, sont tus). Certains sont accusés à mots couverts d’avoir fait preuve de faiblesse et d’autres, tel Kofi Annan, sont critiqués pour avoir osé rencontrer des membres du Hezbollah. Du fait de ses responsabilités passées, comprenant sa participation à une tentative infructueuse de contrôle international du premier scrutin électoral d’après guerre, Norton ne partage pas ce point de vue.
Inscrit dans une visée belliqueuse, Azani met à la disposition du lecteur une riche documentation moins pour donner à penser que pour pousser à combattre : le tableau d’une société libanaise en « deux groupes ethniques : Chrétiens et Musulmans », en est l’illustration la plus caricaturale. À l’inverse, Norton constate qu’une solution militaire visant à la disparition du Hezbollah est inefficace, voire contre-productive. Il présente un tableau plus nuancé de cette organisation dans son histoire (on retiendra notamment la description de l’enthousiasme national qui accompagne le retrait unilatéral décidé par Israël au sud Liban en 2000, ainsi que la relation des événements qui suivent l’assassinat de Rafic Hariri), mais un tableau marqué par des zones d’ombre lorsqu’il s’agit d’analyser le discours (insuffisamment confronté aux faits ou aux écrits) des responsables du « parti de Dieu ».
Dominique Avon, « Où en est le Hezbollah ? »,
La Vie des idées
, 6 mai 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Ou-en-est-le-Hezbollah
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