Anarchiste étatsunienne, Voltairine de Cleyre (1866-1912) a eu des engagements multiples comme militante, écrivaine ou amoureuse. Son parcours largement ignoré entre en résonance avec les luttes d’aujourd’hui.
Anarchiste étatsunienne, Voltairine de Cleyre (1866-1912) a eu des engagements multiples comme militante, écrivaine ou amoureuse. Son parcours largement ignoré entre en résonance avec les luttes d’aujourd’hui.
En couverture, une belle jeune femme, photographiée en plan buste, le visage ceint de bouclettes, lance son regard clair, à la fois grave et assuré, vers l’horizon. C’est Voltairine de Cleyre (1866-1912), anarchiste étatsunienne brillante et largement méconnue, à qui Alice Béja consacre cette biographie originale, en constant dialogue avec notre présent.
En cinq chapitres thématiques suivis de lettres écrites par l’autrice à celle qu’elle appelle tour à tour “Voltai”, “Airine”, “camarade” – et parfois aussi adressées à Emma Goldman –, Alice Béja brosse le portrait d’une militante infatigable, bien que malade chronique et précaire, parfois clivante, en explorant plusieurs problématiques militantes, de “comment on devient anarchiste” à “souffrance et émancipation”.
Le livre est un portrait enlevé et stimulant d’une militante aux engagements multiples, active dans les milieux cosmopolites de l’anarchisme étatsunien et international, pendant les décennies agitées durant lesquelles l’anarchisme connaît un premier apogée et traverse la phase de violence politique de la “propagande par le fait”. Béja fait ressurgir le charisme paradoxal de Voltairine de Cleyre, personnalité et corps en souffrance, au “romantisme sacrificiel” (p. 135), mère négligente jusqu’à l’adolescence de son fils, et militante remarquable, amoureuse libre, à l’intelligence et la plume scintillantes, aux engagements multiples, passionnés et réfléchis. Son militantisme s’inscrit dans plusieurs courants (en particulier la libre pensée et les multiples tendances de l’anarchisme d’avant-guerre) et s’incarne dans l’écriture poétique, littéraire, journalistique et théorique, la participation aux réunions, le multilinguisme comme pratique de l’altérité (elle parle notamment yiddish), la traduction et l’enseignement.
Le genre est au cœur des interrogations de Béja, qui prend rapidement ses distances avec certains tropes de l’histoire des femmes, à commencer par une démarche qui consisterait à élargir le panthéon des femmes anarchistes connues en mettant en lumière les militantes. De Cleyre s’y serait pourtant bien prêtée, puisque morte prématurément, active dans un mouvement souvent mal compris et caricaturé, peu commémorée et étudiée, en raison également de la disparition de la majorité de ses archives, non réhabilitée par le mouvement féministe des années 1970, et de fait méconnue, voire activement dénigrée.
La lettre qui clôt le chapitre 3, “Les dangers de la lutte”, prend à rebours toute idée de sororité irénique, en rappelant les commentaires peu amènes d’Emma Goldman, icône de l’anarchisme étatsunien, sur l’absence de “charme physique” de De Cleyre, son manque de célébrité et d’influence (p. 156), tout en examinant ce qui les rapproche, dont leur engagement théorique et leur absence de mobilisation concrète pour les droits des Noirs et des Noires. Béja répudie tout autant l’idée de célébrer une femme « puissante », alors même que le sens du martyre militant de De Cleyre n’avait rien à envier à celui d’une Louise Michel, qui refusa en 1886 d’incriminer l’auteur d’une tentative d’assassinat contre elle. Ainsi, en 1902, au lendemain de l’assassinat du président William McKinley par l’anarchiste Leon Czologsz, alors qu’un sénateur se déclare prêt à payer 1 000 dollars pour tirer sur un anarchiste, De Cleyre s’offre en cible pour faire don de cette somme à la propagande, “pour une société libre où il n’y ait ni assassins ni présidents, ni mendiants ni sénateurs” (p. 131).
Ce récit vivant, riche en références théoriques, fourmille de commentaires et de questionnements sur le militantisme, sous la forme des lettres adressées par l’autrice à De Cleyre après chacun des cinq chapitres, dans une démarche biographique originale. Ces lettres résonnent avec des enjeux contemporains, autour du soin, du corps et du validisme, de la solidarité (notamment dans le rapport à l’argent et aux aspects matériels du militantisme), du lien entre affects et militantisme. Car le récit illustre avant tout la vulnérabilité et la durée dans un milieu comme l’anarchisme : les amitiés qui durent ou vacillent, les compagnons de lutte qui quittent le mouvement ou s’embourgeoisent, la mort, la prison, les souvenirs traumatiques.
Ce format permet d’approfondir le lien entre l’autrice et De Cleyre, entre son monde, son activisme et notre présent, au fil des thématiques de chaque chapitre. Ainsi le chapitre 4, “L’anarchie au quotidien”, est assorti d’une réflexion sur ce que signifie vivre en militante et la pratique politique radicale. Cette lettre, datée d’août 2024, annonce sans ambages : “Tu vas sans doute bien rire en lisant cette lettre”, puisque le contexte immédiat est celui de la victoire du Rassemblement national aux élections européennes de mai 2024 et les législatives surprises de l’été 2024. Comment, se demande Béja, réconcilier cette angoisse électorale et l’importance accordée à l’État et ses institutions, avec l’anarchisme de De Cleyre ?
Ce procédé épistolaire, qui pourrait finir par apparaître répétitif ou artificiel, reste un plaisir de lecture grâce aux questionnements et angles variés auxquels il se prête. Il doit aussi à la plume d’Alice Beja, ainsi qu’à une certaine prise de risque dans l’auto-dévoilement, qu’il soit politique, intime ou intellectuel. Comme l’explique l’introduction, prétendre à une objectivité épistémologique qui détacherait l’autrice de son objet d’études est illusoire, surtout dans une biographie qui implique une relation un peu fusionnelle avec son sujet. Ce dialogue contribue à contourner toute tentation hagiographique ou scientiste. Le livre se clôt d’ailleurs sur l’idée de “préserver les zones d’ombre” (p. 257).
Si le sous-titre du livre, “Anarchisme, féminisme et amour libre”, met en exergue ses thématiques intimes, ce sont aussi les résonances multiples de l’anarchisme avec les crises politiques et sociales actuelles qui s’imposent à la lecture. Les États-Unis de Voltairine de Cleyre sont une société en repli xénophobe, dans laquelle, “par la construction d’un milieu polyglotte et multiculturel, elle s’attache à faire naître une communauté sans frontières, ancrée dans le quotidien de la lutte, refuge contre la marginalisation sociale et la répression policière” (p. 189). D’aucuns trouveront aussi dans son intransigeance (d’ailleurs contestée par Béja) un écho aux polarisations politiques contemporaines.
Mais c’est surtout la question de la violence anarchiste, “tarte à la crème des livres sur l’anarchisme” (p. 159), qui a encore regagné de son actualité avec la tentative d’assassinat sur Donald Trump lors de la dernière campagne présidentielle, puis avec l’assassinat du PDG Brian Thompson par Luigi Mangione, et du militant trumpien Charlie Kirk par un étudiant de l’Utah. Or William McKinley, président des États-Unis de 1897 à 1901, chantre du protectionnisme économique, idolâtré par Donald Trump, a fini assassiné par un anarchiste. Le livre raconte aussi en filigrane le monde en crise qui sous-tend cet assassinat, inspirant à De Cleyre l’observation que “l’enfer du capitalisme crée des personnes désespérées, et les personnes désespérées agissent par désespoir !” (cité p.119). Morale simpliste, peut-être, mais dont la force d’attraction s’observe encore dans l’engouement suscité par le geste de Mangione.
La contestation radicale du pouvoir de l’État, de sa légitimité et de sa violence “arbitraire et incommensurable” (p. 132) par les anarchistes entre en résonance avec l’épuisement des démocraties représentatives. Le parcours militant et intellectuel de De Cleyre éclaire les questionnements et propositions des anarchistes autour de ces problématiques. Bien loin des bombes et poignards, de sa vie d’anarchiste faite d’idéalisme et de précarité ressort surtout l’effort pour vivre l’anarchisme “non pas comme une idéologie abstraite qui vise à construire un monde utopique, mais comme une libération de la souffrance qui permet à chacun de jouir librement de son corps et de son esprit”, et pour “penser une éthique individuelle qui ne se construise pas aux dépens de la solidarité ni de l’action collective” (p. 7).
Des multiples communautés militantes dans (ou contre) lesquelles elle s’inscrit, on retient l’idéal d’une polis tissée par les engagements quotidiens, la praxis de l’action, mais aussi de l’écriture, l’éducation et du collectif. De ce parcours crucial et ignoré, de ses réussites comme de ses apories, il ressort un peu de cette « mélancolie » analysée par Michelle Perrot à propos d’une ouvrière elle aussi oubliée [1].
par , le 20 novembre
Constance Bantman, « Mélancolie anarchiste », La Vie des idées , 20 novembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Melancolie-anarchiste
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[1] Michelle Perrot, Mélancolie ouvrière. Lucie Baud, 1908, Paris, Grasset, 2012.