À Irvine, terre démocrate, la campagne semble peu présente : dans un campus pourtant socialement très ouvert, personne n’en parle ou ne semble s’en préoccuper. D’où vient cette apathie ? De quoi est-elle le signe ?
À Irvine, terre démocrate, la campagne semble peu présente : dans un campus pourtant socialement très ouvert, personne n’en parle ou ne semble s’en préoccuper. D’où vient cette apathie ? De quoi est-elle le signe ?
L’atmosphère est étrange à l’université de Californie d’Irvine : qui se promènerait sur le campus, ou circulerait en voiture dans les environs, aurait du mal à croire que nous sommes à quelques heures d’une élection présidentielle historique dans laquelle se joue peut-être l’avenir des institutions politiques américaines et de l’ordre international de l’après-guerre. On ne voit pour ainsi pas d’affiches de la présidentielle—seulement quelques posters pour les élections locales sur les routes autour, et, placardées dans les lieux d’affichages étudiants, des annonces pour des cours particuliers, des séances de « life coaching », ou quelques rares panneaux encourageant tout le monde à aller voter le 5 novembre. Sur les gazons de mes voisins, très rares sont les signes extérieurs de soutien au ticket Harris-Walz—bien plus rares que pour Hillary Clinton il y a huit ans. Les langues aussi semblent liées : j’alpague mes collègues un par un dans les couloirs, voire à la sortie des toilettes, pour leur demander avidement pourquoi on ne parle pas davantage de l’élection, pourquoi on n’en voit pas davantage de signes. « À quoi bon en parler ? » me répondait récemment l’un d’entre eux. À ses yeux, l’absence de conversation était on ne peut plus explicable et justifiée : au sein de notre université, et plus particulièrement du corps enseignant, la majorité écrasante des inscrits irait voter et voterait résolument contre Trump, principalement parce qu’elle reconnaît en lui un fasciste, mais non par enthousiasme pour une candidate démocrate que, au regard de ses propres convictions, il jugeait médiocre, et sur laquelle il estimait qu’il y avait peu à dire. Le choix était simple, mais la conversation inutile : nous vivions ici, dans l’université, dans un microcosme progressiste, au milieu d’une circonscription (Irvine), d’un comté (Orange County) passés dans le camp démocrate depuis 2016, et dans un État, la Californie, devenu si structurellement « bleu » que 6 millions de votes de plus pour Kamala Harris ne changeraient rien au résultat national de l’élection présidentielle. La véritable bataille électorale et politique se jouait et se déciderait ailleurs, dans quelques comtés et micro-districts des sept Battleground States (Michigan, Pennsylvanie, Wisconsin, Caroline du Nord, Géorgie, Arizona et Nevada). À quoi bon chercher à persuader quelqu’un autour de soi de voter pour Harris, ou plutôt contre Trump, si les trumpistes ou indécis étaient rares, la conversation avec eux difficile, voire pénible, et sans incidence sur le résultat ? Tout cela résonne, mais explique-t-il, et justifie-t-il tout à fait cet étrange silence ?
Il faut dire un mot du lieu. Dans le système qui regroupe les dix Universités de Californie (dont les plus connues sont UCLA et UC Berkeley), UC Irvine est la plus jeune. Sa vocation affirmée de tremplin social correspond à une réalité pour ses 40 000 étudiants : elle est une des universités américaines accueillant le plus grand nombre d’étudiants de première génération et le plus grand nombre de « DREAMers », c’est-à-dire d’enfants de familles sans papiers dont les études leur ouvriront l’accès à la citoyenneté. La « diversité » du corps étudiant est à tous égards réelle ici, sur ce campus verdoyant qui offre aux étudiants comme au personnel de l’université l’accès à des conditions de logement très décentes à des prix beaucoup plus bas que la moyenne locale. L’université est publique et les frais de scolarité sont raisonnablement bas par rapport à la moyenne américaine.
Cette singularité tient beaucoup à l’histoire locale. Bien que sise dans la commune d’Irvine, le nom de l’université précède en fait l’existence de celle-là, et lui vient de la famille qui a cédé 400 hectares de terrain à l’université de Californie pour un dollar symbolique. La famille Irvine possédait en effet un ranch de 40 km2 à 50 km au sud de Los Angeles, qu’elle souhaitait développer en un immense projet immobilier sur une longue durée. La présence de l’université de Californie devait permettre en premier lieu d’attirer localement commerces et entreprises, et de lever ainsi les capitaux pour investir dans la construction et la gestion de logements, de bureaux et de centre commerciaux, tout en faisant augmenter la valeur du parc immobilier. Le succès de l’entreprise est remarquable. Les maisons continuent de se construire et de se vendre rapidement, à des prix qui n’ont jamais cessé de croître et sont comparables à ceux de la Silicon Valley. L’essor de l’économie locale est impressionnant, même au regard des standards californiens. Irvine est encore une des communes les plus sûres des États-Unis, et l’une de celles dont, malgré la proximité avec Los Angeles, la qualité de l’air est la meilleure. Le climat en général doux et ensoleillé favorise l’énergie solaire et la voiture électrique (les Tesla pullulent). Les écoles publiques et privées ont une excellente réputation et contribuent à l’attractivité du lieu pour les familles des classes moyennes aisées et des classes supérieures.
Pour la plupart, les logements sont des « single-family homes » regroupés en de luxueux îlots résidentiels, souvent clos (des « gated communities »). L’entrée de chaque îlot donne sur d’interminables avenues circulaires à six voies qui desservent aussi de grands espaces verts, d’immenses centres commerciaux et toutes sortes de bâtiments pour des entreprises à proximité des sorties de titanesques autoroutes à douze voies. On se déplace à pied au sein de chaque îlot, mais la voiture est quasi-indispensable pour toute course ou tout déplacement au-delà. Irvine, la commune née de ce projet immobilier ne ressemble pas à une ville puisqu’il n’y a ni rues, ni quartiers, à proprement parler (on ne trouvera que difficilement un café ou un restaurant qui ne soit pas une grande enseigne commerciale dans un mall). Ce n’est pas non plus une banlieue aisée comme on en voit ailleurs aux États-Unis, ni une zone résidentielle péri-urbaine telle qu’on en trouve en Europe, tant l’organisation de l’espace répond au plan méthodique et standardisé d’une même entreprise immobilière, et tant les rapports de voisinages et la sociabilité sont conditionnés par la structure de ces riches îlots résidentiels et d’un mode de vie concentré sur la sécurité et le confort de la cellule familiale. Cela peut faire peur : « Keep Irvine Clean and Safe for all users », lit-on à l’entrée des grands parcs municipaux... La consigne est tellement respectée que tous les espaces extérieurs ressemblent aux illustrations fictives d’un projet immobilier. Cette perfection digitale n’est pas assurée par Photoshop, mais par une omniprésente main d’œuvre latino, principalement mexicaine, à laquelle on ne pose aucune question tant qu’elle fait bien son travail. On parle peu avec ces travailleurs qui n’ont pas les moyens de résider à Irvine, et quand on le fait c’est pour évoquer la famille et le beau temps, plutôt que d’autres sujets comme la situation précaire de beaucoup au regard de l’inflation ou de leur absence de titre de séjour.
L’université s’est longtemps trouvée isolée dans une commune et un comté qui ont longtemps été des bastions conservateurs blancs (à Newport, tout près d’ici, certains poussaient si loin le culte de Reagan qu’ils avaient la statue de Nancy Reagan dans leur jardin !). La situation a structurellement changé depuis 2016 : Irvine et Orange County sont majoritairement démocrates, à l’image de la Californie, avec une population d’origine asiatique en forte croissance. Les derniers représentants d’Orange County au Congrès sont des professeurs de la faculté de droit de UCI (Katie Porter, et aujourd’hui David Min). On ne peut pas dire de mes collègues qu’ils sont dépolitisés : la plupart ont une vraie conscience politique, des convictions réfléchies ; ils sont très préoccupés par les élections, prennent tout à fait la mesure de son importance, lisent assidument la presse locale et nationale, et ont comme moi les yeux rivés sur l’actualité politique intérieure et internationale. Si la majorité vote « démocrate », les opinions politiques ne sont pas parfaitement uniformes et certains sont ouvertement conservateurs : un collègue de mon département est d’ailleurs candidat pour le parti républicain dans un autre district et a participé à la très controversée Commission Pompeo sur les droits de l’homme. Les étudiant.e.s manifestent aussi une certaine conscience politique : l’an dernier, certains ont installé leurs tentes sur le campus pour protester contre les bombardements israéliens sur Gaza et demander à l’université de suspendre toute coopération et tout investissement en Israël. Si la plupart des étudiants et des enseignants ne soutenaient pas ces revendications, ils accueillaient pour l’essentiel favorablement les appels à la fin des bombardements et la présence de ce camp sur le campus, dont l’expulsion brutale par les forces de l’ordre a suscité une vive émotion et soulevé de vifs débats au sein de l’université. Pendant le mandat de Trump, beaucoup de gens, et surtout beaucoup d’étudiants, ont été très directement affectés par les décisions de son administration (menaces constantes d’expulsion du territoire pour beaucoup de DREAMers, menaces sur les aides sociales fédérales, gestion désastreuse du Covid, accumulation des retards pour les renouvellements des titres de séjours), et l’université s’est mobilisée pour protéger les étudiants et personnels les plus exposés.
Pourquoi donc ce silence et cette quasi-invisibilité de l’élection sur le campus ? Est-ce pour les raisons qu’évoque mon collègue ? Est-ce une conséquence directe de l’étrange organisation de l’espace que j’ai décrite ? Est-ce une sorte de catatonie liée au choc et à la stupéfaction, pour beaucoup, qu’après un premier mandat chaotique, après le Covid, et surtout après le 6 janvier, Trump soit en passe de réaccéder au pouvoir en menant une campagne presque ouvertement fasciste ? Est-ce encore l’effet d’une certaine mauvaise conscience de classe, dans un corps enseignant qui, sans bénéficier des mêmes gros revenus que la plupart de ses très riches voisins immédiats dans la commune (qui parfois affichent très ouvertement leur soutien à Trump), en retire tous les privilèges dans son quotidien et son mode de vie ? Chacun a sa belle maison, dans un lot résidentiel extérieurement semblable aux « gated communities » si prisées autour, avec les mêmes panneaux solaires, les mêmes Tesla garées devant son domicile ? Cette Tesla d’ailleurs, symbole jusqu’il y a peu d’une préoccupation progressiste pour les questions d’environnement, n’est-elle pas devenue le symbole gênant de tout autre chose depuis qu’Elon Musk, et une partie de la Silicon Valley, soutient activement Trump ? N’est-il pas devenu plus gênant d’y coller son sticker Harris aujourd’hui ? Est-ce que les divisions de la gauche américaine, notamment sur Israël et le Proche-Orient, expliquent aussi que des collègues qui arborent des panneaux Black Lives Matter ou LGBTQ dans leurs jardins, n’y ajoutent pas de panneaux pour Harris ?
Je n’ai pas de réponses définitives à ces interrogations. Je ne sais pas non plus si elle présage du résultat de cette élection. Mais l’impuissance de la conversation à prendre en charge ici et maintenant, un sujet aussi grave et aussi décisif, reste pour moi une énigme qui me laisse dans un étrange désarroi.
par , le 4 novembre
Christophe Litwin, « Lettre d’Irvine, Californie », La Vie des idées , 4 novembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Lettre-d-Irvine-Californie
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