Recensé : Lorenzi-Cioldi F., Dominants et dominés. Les identités des collections et des agrégats, Grenoble, PUG, 2009, (367 p., 21€).
Face aux inégalités sociales fortes et persistantes qui les marquent, les sociétés ont à produire un travail de justification continu puisque, comme Max Weber le soulignait en son temps, aucune domination ne saurait perdurer du seul fait de la force brute… Cette question de la légitimation est abordée par des voies différentes par les sociologues et les psychologues sociaux. Les premiers vont mettre en avant la construction d’idéologies, alors que la logique disciplinaire des seconds les invite à partir de la façon dont les individus justifient leur propre position et celle de leur groupe d’appartenance dans un contexte global d’inégalités. Mais in fine, cette seconde approche s’avère vite convergente avec la première, et de plus extrêmement heuristique quant à un certain nombre de débats contemporains autour des inégalités et des discriminations. Alors que les approches de la psychologie sociale ont du mal à diffuser auprès d’un large public, le dernier livre de l’universitaire genevois Fabio Lorenzi-Cioldi en apporte une illustration très convaincante.
L’auteur y poursuit une thèse amorcée notamment en 1988 avec la publication de Individus dominants et groupes dominés, puis en 2002 avec Les représentations des groupes dominants et dominés (deux ouvrages publiés aux PUG). En vingt ans, sur ce sillon, un travail considérable a été réalisé, prenant la forme de multiples expérimentations et d’avancées conceptuelles, par l’auteur lui-même mais aussi par une communauté de spécialistes qui apparaît très consistante, tant l’ouvrage fourmille de références (y compris d’ailleurs à des travaux sociologiques) ; le tout est présenté avec cette tonalité mêlant l’empirisme le plus pointilleux et l’humour le plus juvénile qui caractérisent souvent les psychologues sociaux.
Pour le lecteur non familier de ces approches, il faut rappeler que la spécificité de la psychologie sociale, par rapport à la psychologie, est de souligner que l’identité personnelle est profondément affectée par la position sociale : comme l’exprime Lorenzi-Cioldi, « l’identité personnelle est l’une des expressions les plus achevées de l’appartenance à un groupe » (p. 27). Il souligne ainsi la nécessité de prendre en compte la notion de statut social (de position dans une hiérarchie, de rapport de pouvoir) dans les études de psychologie. Si cette thèse est relativement classique en psychologie sociale (depuis les analyses de Tajfel au début des années 1970), l’originalité de l’approche de Lorenzi-Cioldi est de postuler (et de tester) que cette empreinte du groupe d’appartenance sur les psychologies individuelles revêt des modalités profondément différentes selon que l’on est soi-même membre d’un groupe dominant ou d’un groupe dominé. Si le groupe dominant est une « collection » d’individus qui se pensent et sont considérés comme « des personnalités qui n’ont pas besoin du groupe pour se définir » (p. 74), le groupe dominé fonctionne comme un « agrégat », où se fondent au contraire les identités personnelles, qui sont assimilées au groupe même dont elles sont les membres interchangeables.
Ainsi, les membres du groupe dominant vont se montrer fondamentalement individualistes et essentialistes : ils doivent leur position à leurs qualités personnelles, qu’elles soient morales ou intellectuelles, et sont convaincus d’être des personnalités uniques, alors même qu’un observateur extérieur perçoit sans mal leurs ressemblances et tout ce qu’ils doivent à leurs réseaux sociaux (voir par exemple, en sociologie, les analyses de la grande bourgeoisie faites par Pinçon et Pinçon-Charlot). Plus généralement, ce n’est pas seulement leur propre situation mais le monde qui les entoure que les dominants vont interpréter à l’aune de ce que les psychologues sociaux appellent la norme d’internalité [1] : ce qu’on a et ce qu’on devient s’expliquent par des qualités personnelles et/ou des facteurs relevant de son propre contrôle ; à l’inverse, les dominés vont invoquer plus souvent des facteurs échappant à leur contrôle comme des facteurs externes ou la chance. Ce constat très stable résulterait notamment du rôle du système scolaire, qui est de faire intérioriser l’idée que le succès ou l’échec dépend de facteurs personnels, soit ce qu’on a appelé la méritocratie scolaire ; les explications des inégalités sociales seraient alors de plus en plus internes à mesure que l’on est socialisé par l’appareil scolaire. Tout comme les sociologues montrent aisément que la méritocratie fonctionne alors comme une idéologie de dominants [2], les psychologues sociaux (Lorenzi-Cioldi lui-même mais aussi des collègues américains comme Sidanius et Pratto) soulignent que ces manières de lire la réalité sont des « mythes légitimateurs », qui participent à la justification et donc au maintien des inégalités sociales, notamment au racisme ou au sexisme, particulièrement étudiés par cette communauté de chercheurs.
Ces façons de se représenter soi-même et de se représenter autrui sont capitales, et les analyses empiriques multiples et astucieuses présentées par Fabio Lorenzi-Cioldi débouchent sur une théorie de la domination : le groupe dominant est dominant en ce qu’il propage des normes et des valeurs pleinement incarnées par les seuls membres du groupe dominant, mais auxquelles se heurtent quotidiennement les membres du groupe dominé, dès lors qu’ils évoluent dans la même société. Ces derniers sont notamment confrontés aux prétentions des dominants à représenter ce qu’il y a de mieux et à incarner la réalité de la méritocratie et de l’égalité des chances, ou encore l’autonomie et l’autosuffisance. Ils peuvent, non sans mal, non sans réelles souffrances parfois, tenter de se rapprocher de l’idéal culturel imposé par les groupes avantagés, mais ce faisant ils en viennent aussi à souscrire aux idéologies qui légitiment la position privilégiée de ces groupes et les dévalorisent : « l’insistance avec laquelle les dominés sont toisés au moyen de stéréotypes influe sur la perception qu’ils ont d’eux-mêmes » (p. 152). De nombreux travaux montrent ainsi combien les femmes adhèrent au sexisme ambiant. Ceci non sans conséquences : le concept de « menace du stéréotype » et ses multiples tests empiriques montrent que mobiliser les stéréotypes dominants avantage les plus avantagés et désavantage les désavantagées, à l’instar de prophéties auto-réalisatrices. Concrètement, le fait de savoir pertinemment que vu votre groupe d’appartenance vous êtes censé moins bien réussir telle ou telle tâche induit une telle pression que cela obère vos chances d’y réussir effectivement ; ainsi, les élèves filles, devant un exercice présenté comme de la géométrie (discipline connotée comme masculine) réussissent significativement moins bien que lorsque le même exercice est présenté comme du dessin.
Pour en revenir au cœur de la thèse, il apparaît clairement que l’asymétrie entre les groupes produit, du côté des dominants une vision d’eux-mêmes comme uniques, originaux mais plus largement un individualisme qui est aussi un universalisme, alors que les dominés sont renvoyés à leurs particularités et vont être tentés de cultiver le « nous » qui les protège en quelque sorte des autres. Et Lorenzi-Cioldi d’évoquer les travaux sur les minorités qui, sur la base des différences socio-culturelles des groupes « délogent l’asymétrie pour une description plus angélique d’entités irréductibles et affranchies de tout rapport » (p. 272). On perçoit alors les dominés comme insérés dans leur culture, à laquelle leurs individualités sont subordonnées, alors que les dominants en sont évidemment affranchis et incarnent l’universalisme. Mais ces notions de cultures incommensurables (telle que les cultures féminines versus masculines, les occidentaux versus les orientaux…) qui sont fondamentalement structurées par les rapports a-symétriques entre les groupes et l’exaltation des différences qui les accompagnent peuvent déboucher sur un racisme et plus sûrement encore sur une essentialisation a-historique des groupes en question ; ceci entérine, en tout cas, « l’amnésie du rapport de domination qui les assemble et qui pénètre jusque dans les représentations des uns et des autres » (p. 287). En d’autres termes, la psychologie sociale souligne les risques qu’il y a à ancrer dans des « cultures » spécifiques les dominés, au risque d’entretenir ainsi le rapport de domination qui en est largement à la racine. Elle dénonce ainsi les écueils d’ »une sorte de multiculturalisme équilibré » (p. 287), où le respect de « cultures » ainsi définies vient conforter les rapports sociaux établis. Ces questions sont évidemment polémiques. Mais bien des sociologues adhéreraient à l’idée qu’une représentation de plus en plus culturaliste de la société brouille la perception des rapports de domination [3].
Sur un terrain sans doute moins polémique, Fabio Fabio-Lorenzi souligne comme un leitmotiv que la montée de l’individualisme, le discours selon lequel chacun est l’auteur de sa vie traduit la perception des dominants : « loin de signifier la fin des groupes… [il] incarne l’identité sociale de certains groupes » (p. 178). Cette « dérive personnologique » qui veut ignorer l’impact profond qu’ont les circonstances et les contextes sur nos attitudes et nos comportements est éminemment conservatrice, puisqu’elle naturalise les acteurs sociaux dès lors qu’ils sont classés dans un groupe, comme s’ils étaient alors « dotés d’un réservoir de dispositions qu’ils vont actualiser en toutes circonstances » (p. 290). Pourtant, de multiples travaux montrent que plutôt que de manifester toujours et partout les comportements attendus comme masculins et féminins, les personnes agissent de fait différemment selon les contextes, mixtes ou non mixtes, selon les statuts sociaux des personnes en interaction, etc. Fabio Lorenzi-Cioldi relève aussi avec humour que ce qui constitue à ses yeux une forme de psychologisation des rapports inter-groupes s’exprime également, de manière encore plus extrême, par la fascination qu’exerce sur certains de ses collègues les neurosciences cognitives. Celles-ci s’intéressent à présent aux stéréotypes, à la dominance sociale, plus largement à la manière dont nous catégorisons autrui. On est alors en quête de connexion biunivoque entre un état mental et une activation du cerveau, ce qu’on lira comme des causes inscrites dans le corps à tous les phénomènes psychiques y compris ceux qui aux yeux de la psychologie sociale relèvent clairement de la domination intergroupes. Cette version séduisante et moderne de la personnologie permet alors « aux dominants de poser un voile sur les rapports entre les groupes et de fuir l’accusation d’arbitraire de leur supériorité, laquelle semble alors résider exclusivement dans leurs qualités intrinsèques… » (p. 260-261).
On n’en finirait pas d’énumérer la pertinence des travaux cités autour de cette thématique des individus dominants, groupes dominés (pour reprendre le titre d’un livre précédent de Fabio Lorenzi-Cioldi) par rapport à des questions politiques vives. On regrettera que les débats soient si rares entre les psychologues sociaux et des sociologues qui sont parfois, paradoxalement peut-être, moins déterministes quand au poids du contexte social. Car il faudrait évidemment débattre de cette balance entre contraintes objectives et visions subjectives qui co-produisent un équilibre d’inégalités. Il reste que ce livre dense et touffu convainc de l’intérêt incontestable qu’auraient ces débats, et les multiples enjeux politiques dont ils seraient porteurs.
Pour citer cet article :
Marie Duru-Bellat, « Les voies subjectives de la domination »,
La Vie des idées
, 26 avril 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Les-voies-subjectives-de-la
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.