Les Lumières étaient-elles déjà en crise à la fin du XVIIIe siècle ? R. Whatmore examine cette hypothèse à partir de penseurs qui s’accordent pour diagnostiquer l’effondrement des idéaux de paix, de liberté et de progrès, dans un contexte de révolutions, d’impérialisme et de marasme économique.
Richard Whatmore propose une lecture contre-intuitive de la fin des Lumières à travers la pensée de huit auteurs majeurs. À la fin du XVIIIe siècle, tous constatent que les idéaux des Lumières – la paix, la tolérance, le progrès, la démocratie — subissent une érosion certaine. Cette régression va de pair avec les révolutions, les crises économiques, les guerres et une rivalité croissante entre des puissances européennes qui cherchent à maintenir et étendre leurs « empires commerciaux ». La poursuite de ces ambitions aboutit cependant à la ruine et à la perte des libertés, dans un temps d’absolutisation des monarchies, et alors que « les républiques entrent dans une période de crise prolongée » (p. xxiv).
Les révolutions américaine et française ont accentué les troubles dans les empires coloniaux britannique et français, tout comme dans l’ensemble du système mercantiliste. Tandis que les États-Unis et Haïti accèdent à l’indépendance, la prétention à l’universalité des valeurs des Lumières est remise en question : la liberté, l’égalité et la fraternité ne s’appliquent guère qu’aux hommes européens. Le propos de Whatmore ne porte donc pas tant sur l’universalité des Lumières, ni même sur l’effondrement partiel des deux grands empires coloniaux, mais plutôt sur le déclin des idéaux des Lumières – élaborés à partir de la fin du XVIIe siècle et tout au long du XVIIIe siècle, après que les guerres de religion eurent touché à leur fin en Europe (p. 135) – et l’essor de nouvelles conceptions du pouvoir politique séculier.
Le déclin des valeurs des Lumières
Whatmore retrace la critique par Adam Smith du système mercantiliste. Celui-ci repose sur un monopole commercial entre une puissance coloniale et ses colonies, freinant les échanges et la croissance économique, et concentrant le pouvoir entre les mains d’une « nouvelle classe monétarisée » dont les capitaux et liquidités n’étaient pas toujours liés aux intérêts publics d’un État donné. Ce système, note Whatmore, forme « un réseau corrompu de marchands et de banquiers, qui déplacent des capitaux pour le commerce ». Qui plus est, « les acteurs politiques qu’ils soudoient […] adoptent des lois à leur profit plutôt qu’au service de la société » (p. xxvi). Smith comme Hume le dénoncent fermement : cette critique forme la perspective critique à partir de laquelle les penseurs qui en participent déplorent la fin des Lumières.
Whatmore distingue deux groupes de penseur·se·s qui se confrontent à ce déclin. Le premier comprend Catherine Macaulay, Jacques-Pierre Brissot, Mary Wollstonecraft et Thomas Paine, tous convaincus que « la liberté, la révolution et le républicanisme pourraient […] restaurer les Lumières ». Le second groupe inclut William Petty (deuxième comte de Shelburne), Edward Gibbon et Edmund Burke, qui estiment tous qu’« une Grande-Bretagne se détournant de l’empire, de la guerre et des excès du commerce pourrait devenir un modèle de modération et de tolérance » (p. xxxii). Richard Whatmore consacre un chapitre de son livre à chacun·e de ces penseur·se·s et examine la manière dont ils ont théorisé et traité la disparition des valeurs des Lumières. Ces figures ne correspondant pas au canon habituel que l’on s’attend à trouver dans un livre sur la pensée du XVIIIe siècle, le fait de les rassembler autour du thème de la fin des Lumières permet de renouveler notre compréhension de cette histoire, par un scepticisme qui se nourrit de la critique des structures politiques et économiques de l’impérialisme. Solidement documenté, l’ouvrage retrace le récit complexe d’événements multiples qui ont pu contribuer à la perception d’un déclin des Lumières.
Les Lumières en contexte colonial
La notion de fin des Lumières soulève une question : qu’entend-on par Lumières ? Richard Whatmore commence son ouvrage par un bref examen des significations du terme, en soulignant combien le concept fut débattu, notamment en ce qui concerne le colonialisme, le sexisme et le racisme. Il cite quelques-uns de ses principaux détracteurs, et note que ceux « qui rejetaient les Lumières étaient socialistes ou marxistes, souvent héritiers de traditions religieuses ou républicaines » (p. 4). Reprochant de façon transversale aux critiques de la modernité des Lumières de « signaler uniquement les fautes du passé tout en ignorant les évolutions plus profondes et complexes alors en jeu », l’auteur montre que la pensée de l’époque n’était pas unifiée et que des débats avaient cours, pour ou contre l’impérialisme et l’esclavage (p. 6).
Cependant, par cette position, il évacue certaines de ces critiques – notamment celles développées dans le champ des études subalternes, postcoloniales ou de la critical race theory – selon lesquelles la modernité et les Lumières ont émergé à travers l’expérience coloniale et la rencontre généralement violente avec les peuples non européens, par la conquête, le génocide, l’oppression et l’esclavage. Il n’en reste pas moins que le colonialisme a produit une immense richesse qui a contribué à l’émergence de nouvelles idées, au progrès des arts, des sciences humaines et physiques, ainsi qu’à la philosophie morale en Europe.
Vue du port de Nantes prise de l’île Gloriette au XVIIIe siècle, attribuée à Nicolas Ozanne
La thèse centrale du livre de Richard Whatmore est que les valeurs et idées des Lumières se trouvent en déclin à la fin du XVIIIe siècle, à mesure que les puissances européennes deviennent plus voraces, corrompues et obsédées jusqu’au fanatisme par la quête de liberté, de luxe, de puissance et de richesse. L’auteur insiste sur le rôle des empires coloniaux européens, fondés sur la conquête, le commerce (y compris la traite des Africains de l’Ouest), l’extraction et l’exploitation des ressources par les activités minières et l’économie de plantation dans les Amériques, en Asie et en Afrique (p. xxv). Aussi situe-t-il et interprète-t-il la pensée des Lumières dans un contexte impérial plus large. Pourtant, l’affirmation que le déclin des Lumières serait dû au fait impérial tend à prendre insuffisamment en compte le fait que la pensée des Lumières elle-même n’a pas seulement été forgée simultanément aux empires coloniaux, mais en est le produit. Et s’il est vrai que la cupidité, la violence et la corruption caractérisant les empires commerciaux contredisent les idéaux de liberté, d’égalité, de paix et de tolérance, ce paradoxe révèle aussi l’ambivalence morale de nations prospères fondées sur l’exploitation, sur l’oppression, sur le travail servile et la prédation des ressources – hier comme aujourd’hui.
Esclaves coupant la canne à sucre dans la colonie britannique d’Antigua, 1823
Les contradictions des discours révolutionnaires
Nombre de ces contradictions sont apparues au grand jour lorsque les esclaves des colonies françaises des Caraïbes se sont révoltés contre le système colonial, dès avant et pendant la Révolution française. En 1794, la Convention nationale abolit l’esclavage dans les colonies, mais la décision ne fut jamais pleinement appliquée [1]. Les questions relatives à la liberté et à l’esclavage sont l’objet de vifs débats au sein de la Convention, et la Révolution compte autant d’éléments conservateurs que radicaux : le club de l’hôtel de Massiac d’une part, la Société des Amis des Noirs de l’autre. Les membres du premier sont favorables au maintien de la traite et de l’esclavage, tandis que la seconde prône l’abolition [2]. Il en résulte une série de guerres, d’escarmouches et de retournements d’alliances entre puissances européennes, en particulier dans les Caraïbes où Saint-Domingue se révolte contre les Français dans les années 1790, processus au terme duquel Haïti acquiert son indépendance en 1804. Les pertes militaires infligées à Napoléon à Saint-Domingue le rendent incapable de maintenir la présence en Louisiane et l’amènent à vendre la colonie nord-américaine aux États-Unis en 1803.
À l’inverse, les Révolutionnaires américains rejettent le mercantilisme qui les empêche de choisir leurs partenaires commerciaux, et combattent l’impérialisme britannique, tout en conservant un fonctionnement colonial impliquant le maintien de l’esclavage et l’exclusion des populations autochtones. Bien que Richard Whatmore ne fasse pas toujours ressortir ces contradictions, il rappelle bien que Catherine Macaulay ne se préoccupe guère de l’esclavage de possession (chattel slavery) qu’elle considérait comme un simple « déni de liberté civile » (p. 124), tandis que Thomas Paine ne s’inquiète ni de l’esclavage de possession, ni de l’oppression des peuples autochtones et des femmes (p. 231). La perception des Lumières comme touchant à leur fin s’impose clairement, en raison des guerres pour les possessions coloniales et de la corruption caractéristique d’un système mercantiliste étroitement lié à la traite triangulaire.
D’après Richard Whatmore, les Britanniques ont alors conscience que « les Lumières prennent fin », et que la « vision d’une Europe, et d’un monde, fondés sur le développement naturel de la négociation et du commerce sans cadre impérial s’éteint » (p. 95). L’auteur souligne le caractère obsolète et intrinsèquement corrompu de l’économie politique mercantiliste, et qu’au lieu de poursuivre leurs projets d’empire commercial, les puissances impériales auraient eu intérêt à promouvoir les formes pacifiques de commerce. Dans le même temps, le désir existe d’un retour aux idéaux des Lumières de paix et de tolérance (p. 6), et la plupart des penseur·se·s examinés font valoir la promesse républicaine de liberté, d’égalité et de fraternité. Celle-ci se trouve cependant balayée, elle aussi, par la Terreur et l’ascension de Napoléon.
Fin d’une époque, ou persistance d’une lutte ?
Richard Whatmore présente un argumentaire complexe, examiné dans son livre sous plusieurs angles, selon qu’il considère les guerres, l’expansion impériale en Asie, l’effondrement des systèmes politiques et économiques, les révolutions, l’essor d’une conscience publique et la perte de certaines valeurs alors que la Grande-Bretagne s’enfonce dans la corruption, et que la France est gagnée par la terreur et le césarisme napoléonien. De façon contemporaine pourtant apparaissent des raisons d’être optimiste, alors que les problématiques liées à l’esclavage et aux droits des femmes nourrissent les débats, et même si peu de réformes concrètes en découlent. L’auteur établit un parallèle entre ce passé et les incertitudes du présent, marqué par une remise en cause des valeurs d’égalité et de tolérance à travers le monde. Pourtant, ce qu’il présente comme une fin pourrait tout aussi bien être considéré comme la persistance d’un combat de longue haleine pour ces idéaux, engagé bien avant les Lumières, à des moments et en des lieux différents du globe.
Enfin, sans doute un traitement plus détaillé des guerres opposant puissances impériales et peuples asservis permettrait-il au lecteur de mieux se situer, et de nuancer les thèses de l’ouvrage relatives aux réactions intellectuelles aux événements qui ont changé le cours du monde à la fin du XVIIIe siècle, et à la manière dont ils ont façonné l’appréhension de la fin des Lumières, de l’empire, du commerce et des crises. Tenir ensemble tous ces aspects et en suivre le fil dans un unique livre n’est pas une mince réalisation : Richard Whatmore parvient à y restituer de façon admirable la fin des Lumières en mettant en lumière les écrits de plusieurs auteur·rice·s clés appartenant à ces instants tumultueux et décisifs.
Richard Whatmore, The End of Enlightenment : Empire, Commerce, Crisis. Allen Lane, 496 p. £30,00
Manjeet Ramgotra, « Les promesses trahies de la modernité »,
La Vie des idées
, 27 août 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Les-promesses-trahies-de-la-modernite
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[1] Louis Sala-Molins, Le Code Noir ou le Calvaire de Canaan, Paris, Presses Universitaires de France, 1987, p. 17.
[2] C. L. R. James, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue, n. éd., Paris, Amsterdam, 2017 ; Anna Julia Cooper, L’attitude de la France à l’égard de l’esclavage pendant la Révolution, Paris, Imprimerie de la Cour d’appel, 1925.