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Essai Société Philosophie

Dossier : Qui sauvera le climat ?

Les philanthropes aiment-ils la planète ?
Capitalisme, changement climatique et philanthropie


par Edouard Morena , le 11 décembre 2018
traduit par Arianne Dorval
avec le soutien de Public Books



Les fondations philanthropiques s’engagent dans la lutte contre le changement climatique, avec des actions célébrées. Mais pour quels résultats ? Selon Edouard Morena, ces fondations contribuent en fait à maintenir l’ordre économique qui aggrave la crise climatique.

Une collaboration entre Public Books et La Vie des idées/Books&Ideas.

Au-delà des appels à l’action et des promesses d’engager davantage de ressources dans la lutte contre le changement climatique, le One Planet Summit, qui s’est tenu à Paris en décembre 2017, a été marqué par l’importance accordée aux philanthropes et aux fondations philanthropiques. Loin d’occuper un rôle secondaire ou d’appui (Bloomberg Philanthropies a financé et orchestré l’événement), les fondations ont été publiquement reconnues et célébrées comme des acteurs essentiels de la lutte contre le changement climatique, aux côtés des gouvernements, des entreprises, des investisseurs et d’autres organisations de la société civile (en particulier les villes et les gouvernements locaux). Le matin du Sommet (12 décembre), le Président Macron a tenu à l’Élysée une réunion avec un groupe de philanthropes de premier plan – y compris Michael Bloomberg, Bill Gates et Richard Branson – au cours de laquelle il a insisté sur la place particulière de la philanthropie comme catalyseur de l’action climatique. Il a en outre appelé ses invités à « créer un groupe de travail pour cibler et élargir le rôle de la philanthropie dans la réalisation accélérée des objectifs ambitieux de l’Accord de Paris, notamment par le développement de partenariats avec les gouvernements et les bailleurs de fonds publics ».

La quinzaine d’individus présents à l’Élysée était représentative d’une poignée de riches fondations privées [1] qui dominent le paysage de la philanthropie climatique. En 2012, on estime que les dépenses combinées des fondations Oak, Hewlett, Packard, Sea Change, Rockefeller et Energy – qui font toutes partie de ce groupe – représentaient environ 70 % des quelque 350 à 450 millions de dollars philanthropiques alloués annuellement à l’atténuation du changement climatique. Ces « big players  » partagent des caractéristiques communes. Conformément à la tradition libérale, ils se considèrent comme des agents neutres agissant dans l’intérêt général, et ils présentent le changement climatique comme un « problème résoluble » nécessitant des solutions pragmatiques, non idéologiques, bipartisanes et scientifiquement fondées. Or, un examen plus approfondi montre que leurs priorités de financement et leurs approches en matière de philanthropie reflètent une vision du monde et une conviction singulières et imprégnées d’idéologie, à savoir que les logiques de marché et la poursuite de l’intérêt personnel sont à même de sauver le climat. Pour la plupart de ces grands bailleurs de fonds du climat, la défense de l’environnement et l’ordre économique libéral sont non seulement compatibles mais se renforcent mutuellement. Derrière leur vernis altruiste et pragmatique se cache une volonté réelle de résoudre la crise climatique tout en perpétuant l’ordre économique dominant – ordre que de nombreux observateurs tiennent pour responsable de l’aggravation de la crise climatique.

Continuité et changement

La philanthropie est engagée depuis longtemps dans le débat climatique. Dans les années 1980, de grandes fondations libérales – telles que les fondations Rockefeller, Ford et Alton Jones et le Rockefeller Brothers Fund – ont financé la recherche scientifique sur les « changements environnementaux mondiaux » et ont contribué à mettre en place les processus mondiaux et les institutions multilatérales qui sous-tendent le régime climatique international actuel (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC)). Mus par la conviction que les bonnes institutions multilatérales, ainsi que les ressources et l’information adéquates, permettraient de trouver une solution globale et mutuellement avantageuse, ils ont participé à la création d’une « société civile mondiale » climatique par le biais du financement d’ONG et de think tanks (Institut des ressources mondiales, Réseau Action Climat…), du soutien à la recherche et aux communications, et de l’organisation de symposiums internationaux.

À la fin des années 1990 et au début des années 2000, divers facteurs contextuels ont amené certaines de ces fondations à délaisser l’enjeu climatique, et en ont conduit d’autres à réévaluer et adapter leurs stratégies d’engagement. Parmi ces facteurs, il y a notamment les réticences du gouvernement fédéral américain à s’engager sur des objectifs d’atténuation ambitieux, la montée du climato-scepticisme et des doutes quant à la capacité de la CCNUCC de parvenir à un accord ambitieux et légalement contraignant dans le contexte post-Kyoto.

Cette période coïncide également avec l’arrivée d’une nouvelle génération de philanthropes et de fondations qui ont subséquemment remodelé le paysage du financement climatique. Tout en se revendiquant des valeurs et principes libéraux, ces nouveaux venus ont promu une théorie du changement distincte concernant la philanthropie dans le domaine climatique. Plusieurs de ces nouveaux philanthropes sont issus de l’essor technologique et financier de la fin des années 1990 et du début des années 2000. C’est le cas de la Schmidt Family Foundation, lancée en 2006 par le PDG de Google, ou de la Gordon & Betty Moore Foundation, créée en 2000 par le co-fondateur d’Intel. S’agissant de la Sea Change Foundation et du Children’s Investment Fund Foundation (CIFF), leurs fondateurs ont bâti leurs fortunes dans la finance. Pour ces fondations d’un nouveau genre, dont plusieurs sont implantées dans la région de la baie de San Francisco, l’engagement dans le débat climatique représente un moyen de se distinguer et de se légitimer dans l’espace public et dans les cercles libéraux de l’élite américaine. Ces cercles étaient traditionnellement dominés par les élites de la côte Est, dont la fortune remonte au boom industriel du début du XXe siècle et dont les noms sont souvent associés à des fondations libérales plus anciennes et solidement établies telles que Ford et Rockefeller.

Ces « philanthrocapitalistes » ou « venture philanthropists » « [mobilisent] leur sens des affaires, leur ambition et leur mentalité « stratégique » » pour relever le défi climatique. En réponse à l’irrationalité de la politique climatique et au faibles ressources disponibles au regard de l’énormité de l’enjeu, ils ont développé et mis en œuvre des approches dites « stratégiques » ou « ciblées » de la philanthropie climatique. Ces approches incluent un suivi approfondi des bénéficiaires de subventions et la création de plateformes formelles et informelles pour mieux coordonner et aligner les efforts des fondations. C’est le cas, par exemple, de la « Climate Funders Table », une plateforme informelle de fondations très actives sur le climat et dont l’objectif est d’identifier collectivement les priorités, de partager des renseignements et de développer des initiatives communes. Ces « philanthrocapitalistes » ont également créé et financé des fondations de type pass-through (spécialisées dans la redistribution de fonds d’autres fondations) comme ClimateWorks, la Energy Foundation (centrée sur les États-Unis) et la European Climate Foundation (ECF). Ces fondations conseillent et travaillent avec les acteurs - régulateurs, entités publiques, groupements d’entreprises… – dotés de l’autorité et du pouvoir économique nécessaires pour impulser des changements significatifs. Par ailleurs, elles orientent de façon stratégique les fonds philanthropiques vers un nombre limité d’acteurs et de projets soigneusement sélectionnés dans des secteurs - services énergétiques, industrie, transports – et des régions – sous-nationales, nationales et supranationales – à fort potentiel d’atténuation. En 2013, dans le contexte de l’avant-COP21, des fondations ont également mis en place l’International Policies and Politics Initiative (IPPI) pour « souligner les opportunités de collaboration philanthropique, de développement stratégique conjoint, de mise en commun des ressources et d’alignement des subventions en matière de politiques climatiques internationales » et pour créer les conditions d’un accord à Paris.

À travers leurs efforts, les principales fondations climatiques ont cherché à créer un environnement propice à une transition de la société vers une économie bas carbone. Dès le départ, ce sont les investisseurs et les entreprises – et non les États – qui ont été placés au cœur de ce processus. La priorité a été accordée aux politiques, initiatives et projets qui envoyaient des signaux positifs aux marchés et incitaient les investisseurs et entreprises à investir dans l’économie verte. Des efforts ont également été déployés dans le domaine de la recherche et du développement pour soutenir la diffusion à grande échelle de nouvelles technologies et procédés industriels propres. Par exemple, de grands bailleurs de fonds du climat comme les fondations Hewlett et MacArthur ont récemment décidé de financer la recherche sur les technologies controversées de captage et de stockage du carbone (CSC).

Un vernis de respectabilité

En dépit de leurs ressources relativement limitées – la philanthropie climatique représente moins de 0,1 % de l’ensemble du financement climatique –, les efforts combinés des fondations au cours des trente dernières années ont eu un impact significatif sur le débat climatique international. Comme je l’ai soutenu ailleurs, celles-ci ont joué un rôle actif et influent dans la préparation de la COP de Paris. Ainsi, peu après la Conférence de Paris, la European Climate Foundation (ECF) affirmait que « tout en veillant à ne pas trop exagérer notre rôle, il faut reconnaître que les activités menées par la communauté des philanthropes climatiques en amont et pendant la COP ont contribué à créer les conditions de [l’accord] ». Comme nous l’avons évoqué plus haut, le One Planet Summit de 2017 signale le fait que les dirigeants politiques et autres acteurs clés du débat climatique international reconnaissent eux aussi l’importance cruciale des fondations philanthropiques.

Compte tenu de leur rôle, les fondations ont-elles contribué à atténuer le changement climatique ? Selon l’ONU, 2017 a été l’année la plus chaude jamais enregistrée et 2018 devrait battre ce record. Bien que les fondations ne soient pas directement responsables de cette hausse des températures, il convient néanmoins d’examiner de près les efforts qu’elles ont fournis pour freiner le changement climatique. Il faut notamment tenir compte de leur rôle dans l’élaboration et la promotion de l’approche non-contraignante, « par le bas » et centrée sur le marché qui domine aujourd’hui l’espace climatique international ; une approche qui n’a manifestement pas donné les résultats nécessaires. Comme l’écrivait Marc Gunther dans un récent éditorial, « s’il fallait juger la philanthropie à l’aune de ses résultats – et comment pourrait-elle être jugée autrement ? – on pourrait dire que la philanthropie climatique a échoué ».

Comment expliquer alors que, malgré quelques voix isolées (dont celle de Marc Gunther), peu de questions aient été soulevées sur le rôle et la responsabilité de la philanthropie climatique dans l’aggravation de la crise climatique ? Trois raisons principales peuvent être avancées pour expliquer cela.

La première est liée au fait que plusieurs ONG et réseaux d’ONG de premier plan – Climate Action Network International (CAN International), Friends of the Earth International, 350.org – dépendent partiellement ou entièrement de l’argent des fondations. Compte tenu des faibles ressources disponibles – en particulier pour les organisations actives au niveau international – et des particularités de la philanthropie climatique – dominée par une poignée de riches fondations étroitement alignées –, les bailleurs de fonds du climat exercent une forte influence sur l’espace de la société civile. Par exemple, la European Climate Foundation (ECF) – qui redistribue l’argent de plusieurs grosses fondations climatiques (Oak, Hewlett, ClimateWorks) – est un interlocuteur incontournable pour quiconque souhaite participer activement au débat climatique européen et international. Pour un bénéficiaire éventuel, il peut être utile de n’avoir « [qu’]un seul interlocuteur plutôt que de devoir présenter la même demande [de financement] à trois reprises ou plus ». Or, le fait qu’une proportion importante des fonds dédiés au climat transite par une fondation risque aussi de concentrer le pouvoir dans les mains d’une seule organisation et, par conséquent, vers une seule approche - au détriment de groupes qui portent des visions alternatives ou qui souhaitent poursuivre des stratégies différentes. La ECF et les autres grandes fondations climatiques deviennent de facto des points de référence et, du fait de leur position dominante, difficiles à critiquer.

La deuxième raison tient à la lenteur et à la réticence des entreprises et des gouvernements - en particulier chez les gros émetteurs – à prendre des mesures décisives contre le changement climatique. Avec la bénédiction de nombreux gouvernements et organisations internationales, les fondations se présentent de plus en plus comme les seules à pouvoir rompre « l’impasse climatique ». Au lieu d’être un problème, leur manque de redevabilité et de légitimité se transforme en atout. Comme l’explique George Polk, ancien président du comité exécutif de la EFC,

« l’un des avantages des fondations dans l’arène politique est qu’elles sont à l’abri tant des cycles électoraux qui interrompent la continuité et la cohérence des politiques que des entraves au marché qui freinent l’adoption de solutions déjà disponibles comme l’amélioration de l’efficacité énergétique des bâtiments. Cela signifie que les fondations peuvent souvent surmonter des obstacles que les gouvernements et les entreprises hésitent à franchir ».

La troisième raison a trait à la fonction plus large des fondations libérales dans l’espace politique américain et international. Comme l’explique Inderjeet Parmar dans Foundations of the American Century, historiquement, les fondations libérales ont joué un rôle influent dans le passage des Etats-Unis d’une nation « isolationniste » à une superpuissance mondiale, ainsi que dans la promotion et l’enracinement des idées libérales sur le plan national et international. En affaiblissant le caractère « Étato-centré » de la CCNUCC, le retrait de l’administration Trump de l’Accord de Paris a un peu plus renforcé la position des fondations, et par extension, leur position dans le débat climatique international. Comme l’illustre l’exemple de Bloomberg, l’isolationnisme de Trump a incité les fondations et les philanthropes libéraux à intensifier leurs efforts dans le débat climatique, lequel constitue historiquement un champ de bataille symbolique dans la guerre entre libéraux et conservateurs. Les fondations philanthropiques sont non seulement engagées pour le climat, mais aussi pour la sauvegarde de l’ordre libéral – ordre qui a longtemps été porté par les États-Unis et qui est actuellement mis à mal par Trump et par d’autres conservateurs à travers le monde.

Notre maison brûle

C’est dans ce contexte politique de plus en plus instable, et face à l’aggravation de la crise climatique, que les fondations philanthropiques sont de plus en plus célébrées comme des « champions du climat ». Comme nous l’avons vu, le consensus qui entoure la philanthropie climatique masque une implication ancienne, active et idéologiquement motivée dans le débat climatique. Il minimise en outre les erreurs et les responsabilités des fondations. Pour paraphraser l’ancien président français Jacques Chirac en 2002, notre maison brûle, et désormais nous regardons les philanthropes.

par Edouard Morena, le 11 décembre 2018

Aller plus loin

• Mark Dowie, American Foundations : An Investigative History (MIT Press, 2001) [longue section sur la philanthropie environnementale]
• Marc Abélès, Les Nouveaux Riches : Un Ethnologue dans la Sillicon Valley (Odile Jacob, 2002) [sur la nouvelle génération de philanthrocapitalistes]
Une institution exemplaire :
• La fondation ClimateWorks me parait particulièrement représentative de l’approche dominante en matière de philanthropie climatique.

Autres fondations philanthropiques
The Children’s Investment Fund Foundation
The Energy Foundation
The Ford Foundation
The William & Flora Hewlett Foundation
The W. Alton Jones Foundation
The David & Lucile Packard Foundation
The Gordon & Betty Moore Foundation
The Oak Foundation
Rockfeller Brothers Fund
The Rockfeller Foundation
The Schmidt Family Foundation
The Sea Change Foundation

Pour citer cet article :

Edouard Morena, « Les philanthropes aiment-ils la planète ?. Capitalisme, changement climatique et philanthropie », La Vie des idées , 11 décembre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Les-philanthropes-aiment-ils-la-planete

Nota bene :

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Notes

[1Une « fondation privée » est une fondation dont la dotation provient de la fortune d’un individu ou d’un groupe d’individus (généralement une famille). Il ne faut pas la confondre avec la « fondation d’entreprise » dont la stratégie et les priorités sont étroitement liées aux intérêts de l’entreprise qui la finance.

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