Appuyées par la philanthropie, les technologies mobiles dans la santé sont en plein essor dans les Suds. Marine Al Dahdah met en lumière les limites de ce « techno-solutionnisme » qui accentuent les inégalités Nord-Sud.
Appuyées par la philanthropie, les technologies mobiles dans la santé sont en plein essor dans les Suds. Marine Al Dahdah met en lumière les limites de ce « techno-solutionnisme » qui accentuent les inégalités Nord-Sud.
Les développements contemporains des technologies numériques peuvent être considérés comme une source potentielle de progrès et d’amélioration du quotidien, qu’il s’agisse de faciliter le travail ou de rendre plus efficaces les systèmes de santé. C’est notamment le cas au sein des milieux philanthropiques étudiés dans cet ouvrage par la sociologue Marine Al Dahdah. À partir d’une ethnographie multi-située (Ghana et Inde), elle a mené l’enquête sur ce que la fondation Bill & Melinda Gates qualifie d’idée « tout simplement brillante » : utiliser la technologie mobile pour améliorer de la santé des femmes. Pour dévoiler les mécanismes (et les limites) des dispositifs mis en place dans le cadre de ce « techno-solutionnisme », elle s’appuie notamment sur les Science and Technology Studies, courant interdisciplinaire qui invite à mettre l’accent sur les contextes historiques et sociaux dans lesquels se développent les technologies.
En accordant une attention aussi détaillée aux technologies concrètement mobilisées qu’aux idées philanthropiques abstraites qu’elles sont supposées matérialiser, Marine Al Dahdah offre ainsi, dans ce bref ouvrage (77 pages), un aperçu très éclairant de l’apport des STS à la sociologie en général et, dans ce cas précis, à la sociologie des inégalités de santé et à celle des usages numériques. Son enquête permet en outre de mettre en lumière la manière dont le développement technologique s’immisce dans les inégalités entre pays occidentaux et pays des Suds pour mieux les reconfigurer. En cela, elle représente également un apport à la compréhension des recompositions contemporaines des politiques de développement.
La plateforme étudiée, baptisée Motech (Mobile Technology for Community Health), fait partie des nouvelles technologies de la « mHealth » (pour Mobile Health), une forme d’« assemblage global » qui articule des questions technologiques, politiques et éthiques. Elle a été lancée en 2010 par la fondation Grameen (qui n’est pas spécialisée dans le secteur de la santé), avec le soutien financier de la fondation Bill & Melinda Gates. Typique du tournant digital des politiques de développement, elle se fonde sur une promesse d’amélioration de la santé des femmes pauvres des pays où elle est déployée, en associant collecte des données et envoi de messages audio ou de textos aux utilisatrices concernant leur santé au cours de leur grossesse et jusqu’aux un an du nourrisson. Les messages peuvent être des conseils, mais aussi des rappels concernant les examens ou les rendez-vous de suivi nécessaires. Au Ghana, ces messages de l’application « Mobile Midwife » sont gratuits (30 000 personnes concernées) et ils sont associés à la « Nurse’s App » pour la collecte de données par les professionnelles sur les femmes (nom, âge, résidence, état de santé, etc.) ; en Inde, dans l’État du Bihar, avec l’application « Kilkari », ils sont payants pour les femmes pauvres auxquelles ils sont destinés (100 000 personnes concernées).
Pour étudier ce dispositif, Marine Al Dahdah s’appuie sur un travail de terrain extrêmement riche, mené entre 2014 et 2015 au Ghana et en Inde. Elle a ainsi participé à des focus groupes, mené des entretiens avec des femmes, avec des travailleurs de santé impliqués dans le programme ainsi qu’avec leurs managers et des personnes chargées de son déploiement. Elle a également étudié, entre 2014 et 2019, les discours (médiatiques, publicitaires, financiers, techniques, etc.) associés à ces technologies. Ces matériaux permettent d’atteindre un triple but : mener une biographie du projet, faire une étude de l’usage de l’outil et enfin analyser les discours autour de celui-ci.
L’étude de Motech permet de mettre au jour la reconfiguration des inégalités Nord-Sud dans le cadre du déploiement de technologies mobiles de développement dans les pays du Sud. Marine Al Dahdah étudie en particulier quatre dimensions permettant de mettre en évidence ces inégalités : la gestion des savoirs et des savoir-faire ; celle de leur propriété ; l’interopérabilité des systèmes ; et enfin la prise en charge du coût de ces programmes.
Ces programmes reposent notamment sur la croyance que les pays en développement n’ont pas les savoirs et compétences nécessaires pour mettre en place et entretenir les plateformes de mHealth, mais aussi qu’ils ne peuvent pas les acquérir. Les pays qui accueillent ses technologies sont ainsi sollicités pour donner accès à leurs structures de santé ainsi qu’à leur personnel sur place, mais la gestion de la plateforme demeure dans la main des acteurs privés qui les mettent en place : aucun transfert de compétence n’est prévu, même lorsque les plateformes sont présentées comme basées sur un principe d’open-source.
C’est également le cas concernant les données, pourtant produites de manière locale, mais dont l’accès est retreint aux propriétaires de la plateforme. Au Ghana, les travailleurs de santé qui entrent ainsi les données concernant les femmes dans l’application doivent faire un report de ces mêmes données sur un formulaire papier, afin que leur administration puisse y avoir accès, ce qui augmente le temps passé auprès de chaque femme. Le déploiement de ces plateformes implique ainsi un risque de dégradation des services publics, par les coûts induits pour le budget de l’État en frais et en masse salariale. C’est d’autant plus problématique que les données générées par cette « datafication » de la santé sont très peu contrôlées, même dans le cas où une législation existe : l’enquête permet ainsi de montrer qu’elles passent entre les mains de nombreux acteurs et peuvent être utilisées dans des buts commerciaux. On peut alors s’interroger, en changeant d’échelle, sur la manière dont se fait l’appropriation locale de ces dispositifs.
Les discours en faveur de la mHealth reposent largement sur la promesse d’une technologie disponible et accessible à toutes et tous permettant de réduire des inégalités en santé dans les pays en développement. Néanmoins, ces promesses se heurtent à la réalité des conditions locales de déploiement du dispositif.
Le premier aspect est de la mise en place concrète de ces services du côté du personnel de santé qui recrute les femmes et rentre les données dans l’application. L’accès à un téléphone chargé et celui à un réseau internet sont des conditions nécessaires, à quoi s’ajoutent des compétences spécifiques pour faire fonctionner l’application, qui sont d’autant plus nécessaires que les dysfonctionnements sont très fréquents. D’autres barrières à l’utilisation peuvent également se présenter : en Inde, par exemple, certaines travailleuses chargées du déploiement de la plateforme ne savent pas lire ou parler l’hindi, qui est la langue adoptée pour l’interface de l’application et les messages qu’elle envoie, ce qui rend d’autant plus compliqué leur rôle d’explicitation et de pédagogie auprès des femmes visées par le dispositif. Les critiques que font les travailleuses à l’application ne sont ainsi pas tant le reflet d’une technophobie que d’une mauvaise utilisation des moyens alloués à l’amélioration de la santé des femmes, les priorités technophiles de la mHealth se substituant aux véritables besoins sur place, dans un contexte pourtant marqué par la pénurie de matériel sanitaire de base, comme les médicaments, les vaccins, les désinfectants, ou même le savon et l’eau.
Le second aspect porte sur la possibilité pour les femmes de recourir à ces applications. Pour elles aussi, l’accès à un téléphone chargé, du réseau et, dans le cas de l’Inde, du crédit téléphonique pour payer les messages, sont des conditions nécessaires. Or, si le téléphone est dans les pays des Suds une technologie numérique plus accessible que d’autres aux femmes, il n’en demeure pas moins qu’elles sont souvent largement dépendantes de leur conjoint concernant son utilisation ; or, celui-ci peut restreindre leur utilisation, notamment en emportant le téléphone avec lui au cours de la journée. Cela explique que, dans la grande majorité des cas, elles cessent finalement très rapidement d’utiliser l’application. Ce sont ainsi les femmes possédant par elles-mêmes un téléphone portable (parce qu’elles ont un travail salarié au Ghana, parce que leur conjoint travaille loin en Inde) qui sont surreprésentées parmi les utilisatrices.
Par ailleurs, l’idée d’un empowerment automatique des femmes grâce à ces applications fait l’impasse sur les situations préexistantes – par exemple en ne prenant pas en compte la contrainte de la distance à parcourir pour se rendre dans les centres de soin que conseillent de consulter certains messages de l’application, ou des coûts que cela peut engendrer – et ne reflète pas ce que l’on observe sur le terrain. Se reposer sur la responsabilité individuelle des femmes, avec l’idée d’une « patient accountability », s’appuie ainsi sur une analyse erronée de situations données, tout en éludant l’enjeu de la responsabilité politique en matière de santé.
En termes de santé maternelle, la question de l’efficacité de ce redéploiement de l’aide au développement vers des produits conçus par les industriels du numérique est cruciale. Or, l’ouvrage de Marine Al Dahdah souligne bien les effets pervers qui peuvent advenir concernant les pratiques de soin.
C’est d’abord le cas du fait de la « datafication » qu’implique leur utilisation. Si le mobile apparaît comme une opportunité pour collecter des données en santé, qui manquent cruellement, il pose à un double niveau la question du contrôle dans les rapports de soin : en tant qu’objet médical destiné à contrôler les corps, mais aussi en tant que technologie digitale de surveillance et de supervision. En Inde, savoir quelles femmes ont pu souscrire à l’application permet ainsi aux managers de s’assurer que les visites ont bien été effectuées par les travailleuses sociales, et donc de superviser et contrôler les pratiques plutôt que de les soutenir. La promesse d’une amélioration du système de santé grâce à un meilleur contrôle des professionnelles ainsi que des femmes et grâce aux données générées, qui permettraient in fine de réduire les coûts, se heurte ainsi à la réalité de la mise en place d’une « dataveillance » coûteuse en temps pour les managers, et ce alors même que les données générées sur les femmes ne sont pas mobilisées pour mieux piloter le système de santé.
La mise en place de ces plateformes peut en outre tendre la relation entre professionnelles de santé et patientes. Dans le Bihar, les travailleuses sont rémunérées si les femmes souscrivent au service, ce qui déséquilibre un peu plus une interaction déjà subordonnée, dans la mesure où ces professionnelles sont les seules personnes-ressources sur place concernant la santé pour les femmes. Par ailleurs, les patientes ne sont parfois pas informées du caractère payant de l’application et le découvrent a posteriori, ce qui détériore encore un peu plus la relation. Au Ghana, où les professionnelles enrôlent également les femmes sans forcément les en informer lors de leur visite en centre de santé, cela pose moins de problèmes, le service étant gratuit. La plateforme peut même contribuer à produire une relation de confiance, en créant un lien entre les femmes et les professionnelles, plus sollicitées grâce à l’application et donc perçues comme étant plus attentives. Cela induit néanmoins une asymétrie avec les femmes – nombreuses, on l’a vu – qui n’utilisent pas la plateforme, et qui peuvent être moins bien prises en charge.
Ce qui apparaît finalement, c’est que le modèle de « développement digital » promu par les programmes de mHealth est le reflet d’une convergence entre les politiques de développement et les intérêts des acteurs du secteur des télécommunications. Ce modèle s’avère une source supplémentaire d’inégalités potentielles entre les femmes, mais aussi, plus globalement, de détérioration des services publics de santé, dont les ressources ne sont pas illimitées. Marine Al Dahdah montre en outre que, dans les pays du Sud, le secteur de la santé peut être utilisé comme un espace d’expérimentation des technologies digitales, avec la possibilité ensuite de pouvoir les utiliser dans des domaines plus rentables (en lien par exemple avec des opérations bancaires, dans des pays où les banques sont peu implantées).
L’ouvrage montre efficacement comment des forces globales s’articulent avec des cas locaux. Le fait de pouvoir comparer deux terrains est particulièrement productif, en ce qu’il permet de mettre en évidence les points communs et les spécificités du déploiement de Motech dans ces deux espaces du Sud. En enquêtant sur les multiples aspects d’un dispositif précis, l’enquête permet, à l’heure où se multiplient des promesses numériques souvent peu ancrées, non seulement de mieux appréhender la matérialité des technologies numérique en santé, mais aussi d’ouvrir une perspective critique concernant le travail de production des données. En outre, il renseigne de manière très claire les rapports de pouvoir à des niveaux multiples : entre acteurs privés du Nord et États du Sud, entre professionnels et patientes, entre managers et travailleurs du secteur de la santé, mais aussi entre hommes et femmes.
La seule frustration sur laquelle nous laisse l’ouvrage, publié en 2022, est que l’enquête a désormais près de 10 ans – dans un secteur où les usages et les technologies changent rapidement, on aimerait désormais savoir si la mHealth est toujours au cœur des politiques de développement et connaître la manière dont elle se déploie désormais au niveau local.
par , le 30 novembre 2023
Cécile Thomé, « Les lubies technologiques de la philanthropie », La Vie des idées , 30 novembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Les-lubies-technologiques-de-la-philanthropie
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