Marie-Madeleine Lioux, épouse de l’ambassadeur André Malraux, à l’inauguration du prêt de la Joconde à la National Gallery of Art, 1963

Recension Histoire

Les discrètes

À propos de : Isabelle Dasque, Le pouvoir des femmes de diplomates, XIXe-XXIe siècles, Nouveau Monde Éditions


par , le 25 août


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Reléguées au second plan de la scène diplomatique, les épouses d’ambassadeurs demeurent pourtant les architectes invisibles du prestige français à l’étranger. De la réception mondaine au soft power, Isabelle Dasque revient sur plus de deux siècles d’influence féminine.

À l’ombre d’un diplomate

La femme d’un diplomate n’est-elle que le plus bel ornement de son mari, idéal féminin de distinction, conjuguant l’élégance et la frivolité dans les salons d’ambassades ? Est-elle une ambitieuse, intriguant dans l’ombre de son époux pour parvenir aux sommets de l’État par des voies étroites ? Derrière la vie mondaine de ces professionnelles du paraître, des soupirs fusent peut-être, empreints de « bovarysme diplomatique » (p. 11) … L’image de l’ambassadrice est entourée de stéréotypes tenaces, cible rêvée des comédies de boulevard et des romans exotiques, qui la présentent volontiers comme celle qui, au siècle dernier, « rallumait les flammes des vieux ambassadeurs et déniaisait les attachés frais émoulus du concours » [1]. Contre toute cette littérature fantasmée, Isabelle Dasque, historienne dix-neuviémiste de l’Université Paris 1, propose une autre lecture : celle du pouvoir des femmes de diplomate. Dans un ouvrage richement illustré d’anecdotes et de témoignages, clairement structuré autour de 8 chapitres comme autant d’étapes nécessaires pour qui voudrait épouser un membre du Quai, elle dresse le portrait de ces discrets, mais indéfectibles soutiens de la représentation de la France à l’étranger.

L’ouvrage, au croisement de l’histoire de la diplomatie, de l’histoire sociale et de celle du genre, s’appuie majoritairement sur des sources du for privé – mémoires, journaux intimes et correspondances des épouses –, pour émailler ses propos d’anecdotes d’ambassades et documenter la construction de l’identité de ces femmes dans un milieu historiquement aristocratique et masculin. C’est aussi une histoire de la diversité des expériences communes qu’elles ont vécues : une longue quête de reconnaissance depuis l’exposition aux traumatismes des conflits en pays hôte, jusqu’aux garanties statutaires et salariales fluctuantes du Quai d’Orsay. Il s’agit ainsi de montrer comment ces épouses ont, en dépit de toute considération officielle, exercé une influence considérable et posé les jalons d’une « diplomatie au féminin » (p. 17), essentielle au rayonnement de leur pays à travers les XIXe et XXe siècles.

Les domaines réservés de l’ambassadrice

Isabelle Dasque cherche avant tout à mettre en lumière le caractère indispensable mais méconnu des rôles endossés par les épouses de diplomates sur les deux derniers siècles. C’est dans les fonctions qualifiées d’officieuses ou para-diplomatiques, pourtant centrales pour assurer l’effectivité des échanges et de la représentation nationale, que leur influence est la plus significative.

Nicole Alphand, femme de l’ambassadeur France à Washington
Traditionnelle inspection des cuisines avant chaque réception

Sitôt installées, les maîtresses de la résidence diplomatique se retrouvent dépositaires d’un cadre qui doit refléter le prestige de la France. Cela implique une gestion logistique et managériale que certaines des épouses interrogées qualifient de direction de « PME » (p. 178), de constitution d’un « état-major » (p. 178), ou encore de rôle de « chef de chantier » (p. 173). C’est le domaine d’action primordial pour toute femme de diplomate, qui évolue en synergie avec l’activité mondaine de toute ambassade. Les salons du XIXe siècle, puis les dîners tenus par les ambassadrices, sont un support essentiel des échanges, mais aussi la condition sine qua non de la construction d’une image flatteuse du couple diplomatique et, plus largement, de la nation qu’ils représentent. Ainsi, la délicate supervision de l’ameublement de résidences prestigieuses, comme les palais de style Renaissance ou baroque (Farnèse à Rome, Thott à Copenhague), les hôtels de style arabo-islamique (Villa des Oliviers à Alger) ou d’inspiration locale (subsaharienne à Ouagadougou) avec le concours du Mobilier national, participe à la création d’un cadre d’exposition de la culture française, tandis que les réceptions diplomatiques mettent réciproquement en valeur les joyaux architecturaux du pays hôte.

I. Dasque insiste néanmoins sur le fait que le rôle de représentation que prennent en charge les épouses de diplomates ne saurait constituer un simple agrément mondain. La vie sociale des épouses est au contraire un vecteur crucial du rayonnement culturel français, ce qui fait du soft power un des domaines réservés des femmes d’ambassadeurs. Bien avant l’institutionnalisation de la diplomatie culturelle, elles ont investi précocement ce champ destiné à connaître une réelle ampleur dans la seconde moitié du XXe siècle. Ici, les exemples fournis par l’autrice abondent, mais citons notamment celui de Nicole et Jenny de Margerie, respectivement femme et belle-fille de l’ambassadeur de France en Allemagne pendant les années folles. Leur pratique du salon, microcosme berlinois élitiste réunissant toute l’intelligentsia allemande (E. M. Rilke, W. Rathenau, C. Sternheim…), a permis la diffusion des idéaux de « l’Europe des esprits », pierre d’angle du Locarno intellectuel qui complète le rapprochement franco-allemand de 1925.

Lorsque même la diplomatie culturelle échoue, I. Dasque identifie un ultime domaine dont les femmes de diplomates constituent l’avant-poste : celui de la diplomatie humanitaire. Qu’elle s’inscrive en temps de guerre ou en temps de paix, cette dernière naît en réponse à l’absence d’intervention étatique : les épouses investissent alors le champ du social et de la philanthropie sur la base de leurs initiatives privées. L’autrice distingue d’une part les actions de bienfaisance et de collecte de fonds, qui sont partie intégrante des engagements mondains à connotation caritative : bals de charité, spectacles et courses solidaires apportent une aide directe aux populations locales et affermissent le soutien de la communauté nationale. D’autre part, les engagements humanitaires des femmes de diplomate permettent, en cas de crise grave, de pallier les impuissances de la politique officielle. Pour I. Dasque, ici réside incontestablement un des pouvoirs majeurs de l’ambassadrice : permettre à la France de maintenir son influence sans engagement direct.

Pouvoir officieux, pouvoir minoré ?

Ce « métier à temps plein » (p. 248) aux multiples domaines d’action qu’exercent les femmes de diplomate relève d’un art des marges : le Quai d’Orsay connaît leur importance, l’appui sûr qu’elles présentent pour leur mari et pour le pays, mais il ne leur reconnaît rien. Le pouvoir féminin en est-il amoindri ? I. Dasque envisage au contraire ce flou statutaire comme un avantage paradoxal pour leurs fonctions, non sans solides nuances quant à leur situation.

Le fait de ne pas détenir de fonctions diplomatiques reconnues par le ministère des Affaires étrangères confère en effet aux épouses une latitude importante pour interpréter et s’approprier leur rôle, en « parallèle et complémentarité de leur mari » (p. 20). Cette position si particulière permet aux ambassadrices de nouer des relations plus libres et de devenir des informatrices privilégiées hors des canaux usuels. Plus encore, il semble à l’autrice que c’est la porosité même de la frontière entre négociation formelle et arrangements officieux qui donne toute son importance aux rôles qui se jouent en coulisses. C’est ainsi que Laurence de la Baume, femme du conseiller d’ambassade en Pologne au tournant des années 1980, a joué de son absence de statut officiel pour transmettre des documents de Solidarnosc et faire accueillir des opposants politiques de l’autre côté rideau de fer, malgré le principe de non-ingérence qui régit toute ambassade.

Pour autant, la mise en lumière d’un tel pouvoir ne saurait occulter les nombreux fardeaux d’une fonction qui, quoiqu’indispensable, n’en est pas une aux yeux du Ministère. De longs passages sont consacrés à cette thématique, tant sur les difficultés d’un travail non statutaire que sur la conquête d’une « citoyenneté diplomatique » (p. 104) que ces femmes ont dû mener. L’originalité du propos est double. Tout d’abord, il expose une précarité qui a longtemps sévi chez les épouses de diplomates en cas de veuvage ou de divorce, aux antipodes de l’image romantisée de l’aristocrate mondaine. L’autrice fait état d’une attitude « schizophrénique et ambivalente » (p. 269) de la part du Quai d’Orsay, dont les garanties sociales et la reconnaissance institutionnelle font défaut. Après le décès d’un époux, ces femmes ne peuvent compter sur les reliquats d’une dot amoindrie par les réceptions diplomatiques – souvent financées sur leurs propres deniers. Du XIXe siècle à la fin des années 1950, leur seul recours est un fragile accord passé avec le ministère des Finances qui leur permet d’ouvrir des débits de tabac et d’en toucher les redevances. La fin du XXe siècle leur offre plus de garanties, notamment un supplément familial perçu par le mari destiné à compenser la perte d’emploi de l’épouse, mais ces nouvelles législations vont de pair avec une double dynamique de « paupérisation du ministère des Affaires étrangères » (p. 270) et de simplification des formes de la représentation. En l’absence de remerciements spécifiques adressés aux épouses et subissant en première ligne les coupes budgétaires du milieu diplomatique, beaucoup affirment avec amertume qu’elles ont « épousé une carrière » (p. 248) bien peu reconnaissante.

L’ouvrage se distingue en second lieu par sa façon de présenter les épouses d’ambassadeur comme pionnières des combats de la cause féminine, avec des figures parfois bien éloignées des salons d’ambassade. Leur union matrimoniale avec un diplomate se présente comme l’opportunité rare d’échapper aux normes de genre sur un certain nombre de plans, comme le voyage ou la politique. Brisant l’enfermement inhérent à leur condition, ces femmes ont été parmi les premières à s’aventurer hors d’Europe et ouvrant à leurs semblables des horizons historiquement perçus comme exclusivement masculins.

Hélène Hoppenot posant pour Paul Claudel
© Archives du ministère de l’Europe et des affaires étrangères

À ce titre, le portrait de Catherine de Bourboulon est éloquent : véritable exploratrice, elle parcourt dans l’année 1861 plus de 11 000 km à travers « les vents froids du désert de Gobi, le lac Baïkal et les marais de Sibérie » (p. 89). Ses péripéties en costume de voyage masculin à travers la Mongolie ont été, 15 ans plus tard, la source d’inspiration d’un auteur qui ne s’y était jamais rendu : Jules Verne, pour son roman Michel Strogoff. L’expérience de l’étranger et l’ouverture sur l’altérité qui l’accompagne éveillent aussi chez de nombreuses épouses une conscience aiguë de la condition des femmes dans d’autres cultures.

Presque un siècle avant l’émergence d’une « diplomatie féministe », Hélène Hoppenot écrit déjà depuis Rio avec une surprenante liberté de ton :

Les femmes n’ont pas encore terminé leur évolution. Un jour, elles feront leurs lois, deviendront libres de procréer ou sans crainte de l’affreux scandale d’avorter : ce sera leur âge d’or. » (p. 96)

La nation comme image de marque : élargir la diplomatie

Au-delà d’une réévaluation de leur rôle, Isabelle Dasque propose une réflexion novatrice sur les frontières de la diplomatie. Certes, les épouses brillent par leur absence dans la convention de Vienne du 18 avril 1961, qui institue les rapports diplomatiques entre États, l’immunité du personnel diplomatique et l’inviolabilité des ambassades. Elles demeurent aussi en marge des fonctions diplomatiques usuelles : « représenter, protéger, négocier, informer et promouvoir les relations bilatérales » (p. 20). Toutefois, pour l’autrice, leur pouvoir officieux doit dépasser les limites du para-diplomatique pour devenir partie intégrante d’une diplomatie plus large, dans laquelle l’image nationale compte autant que la politique étrangère.

La « vie privée très publique » (p. 51) qu’elles mènent a poussé ces épouses à contribuer sans relâche à donner une meilleure image de la nation. Ce sont elles qui ont parfois le mieux représenté leur pays, profitant de leur plus grande liberté pour informer l’État des discussions informelles et canaux officieux. Enfin, elles sont aussi les architectes invisibles des grandes amitiés bilatérales parce qu’elles ont su très tôt comprendre que le prestige d’un pays ne s’impose pas, il se construit comme une image de marque. Le choix d’illustrer l’ouvrage avec Nicole Alphand, épouse de l’ambassadeur aux États-Unis, souligne comment cette dernière a su faire aimer la France à l’Amérique des Kennedy. La « première des hôtesses de Washington » (Life International, 1959) a activement promu la haute couture, la culture et la gastronomie française, empêchant la concurrence étrangère de gagner du terrain. Isabelle Dasque ne conteste pas ces clichés de l’ambassadrice, mais leur donne une autre dimension : le luxe et des réceptions sont l’occasion de promouvoir les marques françaises, qui sont aujourd’hui un vecteur d’influence incontournable.

Jackie Kennedy et Nicole Alphand
Les deux femmes sortent d’une visite chez le couturier français Pierre Cardin

En revanche, le titre prometteur du « pouvoir des femmes de diplomates » laisse planer sur cette notion une certaine ambiguïté. Tout l’attrait de l’ouvrage réside dans l’ambivalence d’un pouvoir informel, qui oscille entre la puissance effective (démontrée au cours des interventions humanitaires en temps de crise, des prises de parole publiques ou médiatiques et de certains cas de négociation directe), et l’influence officieuse dont on a parlé. En conséquence, le lecteur ne sait pas toujours si ces femmes agissent comme de véritables ambassadrices, comme simples « collaboratrices au quotidien » (p. 20), ou si leur mission est fondamentalement différente de celle de leur mari.

Il n’en reste pas moins que l’ouvrage offre une contribution essentielle à la compréhension de la diplomatie en réhabilitant une histoire doublement occultée : par l’exclusive masculinité du métier d’ambassadeur jusqu’en 1945 puis, plus récemment, par la féminisation de la profession diplomatique, faisant que le terme « ambassadrice » désigne désormais, depuis 2002, officiellement une femme cheffe de poste. En se penchant sur les multiples facettes du pouvoir des femmes de diplomates, Isabelle Dasque invite à élargir nos définitions. Qu’il s’agisse du soft power, de la diplomatie d’influence, culturelle ou humanitaire, elles ont prouvé qu’il n’existait pas une, mais des diplomaties, dans lesquelles leur place en tant qu’épouse a été et reste à la fois discrète et fondamentale.

Isabelle Dasque, Le pouvoir des femmes de diplomates, XIXe-XXIe siècles, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2025, 328 p., 23,90 € (ISBN 2380945438).

par , le 25 août

Pour citer cet article :

Carl Petersen, « Les discrètes », La Vie des idées , 25 août 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Les-discretes

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Notes

[1Roger Peyrefitte, La Fin des ambassades, Paris, Flammarion, 1951, cité par Isabelle Dasque p. 11.

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