À travers le périple de 264 miniatures japonaises, un céramiste renommé retrace l’ascension et le déclin de sa famille, les Ephrussi, de riches banquiers juifs installés à Odessa, Paris et Vienne. Son enquête, nourrie par le raisonnement historique, suggère que la littérature est pleinement compatible avec les sciences sociales.
Recensé : Edmund De Waal, La Mémoire retrouvée, traduit de l’anglais par Marina Boraso, Paris, Albin Michel, 2011. 416 p., 23 €. [The Hare With Amber Eyes. A Hidden Inheritance, Londres, Random House, 2010].
The Hare With Amber Eyes [Le Lièvre aux yeux d’ambre], salué outre-Manche par une presse unanime et couvert de prix littéraires, vient d’être traduit en français. Ce livre original à tous égards raconte la saga des Ephrussi, marchands de blé originaires d’Odessa devenus banquiers aux quatre coins de l’Europe. L’objet du récit est moins la famille elle-même qu’une collection de netsukes transmis de génération en génération jusqu’à leur dernier propriétaire en date, Edmund De Waal, artiste-potier de renommée mondiale.
Netsukes ? Ces figurines hautes de 2 à 15 cm, à l’origine portées à la ceinture comme parure vestimentaire, appartiennent à la tradition artistique japonaise (les plus rares se négocient jusqu’à 275 000 euros). Sculptées dans l’ivoire ou le bois, elles représentent toutes sortes de personnages, animaux et objets dans des postures variées. Parmi les 264 pièces de la collection Ephrussi, on trouve un loup gris tacheté, un couple d’acrobates enlacés, une pieuvre, un faune sur un lit de feuilles, une cigale, un homme assis avec une courge entre les pieds, un tonnelier maniant une herminette, beaucoup de rats et de chasseurs de rats, des poissons, des nèfles et, chef-d’œuvre éponyme, un lièvre aux yeux d’ambre. Cette magnifique collection (non sans équivalent, puisqu’au XIXe siècle Edmond de Goncourt possédait 140 netsukes et d’autres jusqu’à 200) vaut tant par la variété des figures que par le dégradé des crème et des acajou, le lustre et la patine, la légèreté de l’objet, la délicatesse du rendu – la signature de l’artiste tient sur le thorax d’un frelon ! Comme si l’âme de ses ancêtres palpitait encore dans ces netsukes, Edmund De Waal les emporte à tour de rôle avec lui pour la journée :
« Un netsuke est si petit, si léger qu’il se déplace entre vos clés et votre petite monnaie et disparaît quasiment au milieu. […] De temps en temps, je [le] fais rouler entre mes doigts. Je me rends compte alors à quel point il m’importe que cet objet à la fois dur et doux, et si facile à perdre, ait survécu » (p. 24-25).
Ce fétichisme ne traduit pas seulement un plaisir d’esthète. Si Edmund De Waal se sent une telle responsabilité vis-à-vis de sa collection, c’est parce qu’elle est porteuse d’un héritage spirituel : rescapés d’un siècle d’histoire européenne, ces objets si frêles sont tout ce qui reste des Ephrussi, une des plus grandes familles juives du XIXe siècle, aux côtés des Rothschild, des Camondo et des Cattaui. C’est le sujet du livre : retracer le périple de ces netsukes, achetés à Paris dans les années 1870 par un lointain arrière-cousin, Charles Ephrussi, offerts en cadeau de mariage à Viktor Ephrussi, l’arrière-grand-père de l’auteur, banquier à Vienne au début du XXe siècle, enfin emportés dans le Tokyo des années 1950 par Iggie, un grand-oncle.
Paris, Vienne, Tokyo
Dans les années 1860, la famille Ephrussi, ces « rois du blé » capables d’investir dans les chemins de fer en Russie et en France, dans les ponts sur le Danube, dans les docks et les canaux, envoie ses fils ouvrir des succursales dans toute l’Europe. Paris, la Ville Lumière, capitale des arts, échoit à Charles (1849-1905). Le jeune homme y fréquente les salons à la mode, fraie avec le gratin de l’aristocratie, chine avec sa maîtresse, Louise Cahen d’Anvers. Alors que le japonisme devient une religion – Monet peint La Japonaise et collectionne les estampes, Odette reçoit Swann en kimono dans un salon décoré de paravents et de lanternes –, le couple s’engoue pour les laques, ivoires, faïences, bronzes, éventails, bibelots, robes. Charles expose ses tout nouveaux netsukes sur une bande de velours vert, dans une vitrine en bois sombre, un miroir au fond du meuble démultipliant la collection. Parallèlement, il acquiert une soixantaine d’œuvres impressionnistes, Monet, Cassatt, Morisot, Sisley, Pissarro, en particulier Une botte d’asperges de Manet (1880). Les mondanités l’intéressent moins qu’avant : le « bénédictin-dandy de la rue de Monceau », selon la formule de son secrétaire (le poète Jules Laforgue), devient historien d’art, collectionneur et mécène.
Mais l’argent des Ephrussi inspire autant d’envie que de haine. Lorsqu’il apprend que Charles, son mécène, apprécie le travail de Gustave Moreau, Renoir laisse éclater son aigreur : « Ah, ce Gustave Moreau ! […] Il est roué, tout de même. Quelle habileté de sa part d’avoir su séduire les Juifs, d’avoir eu l’idée de choisir pour ses peintures des teintes dorées. Même Éphrussi s’est laissé prendre » (cité p. 106). Alors qu’éclatent des scandales impliquant des affairistes d’origine juive, les Goncourt jugent que les salons sont « infestés de Juifs et de Juives ». L’affaire Dreyfus éclate en 1894.
L’étoile des Ephrussi pâlit, le Japon passe de mode : expédiés à Vienne à l’occasion du mariage du cousin Viktor avec la belle Emmy, en 1899, les netsukes entament une deuxième vie. Riche à millions, fils d’un Gründer, ce pionnier de la nouvelle Autriche, Viktor Ephrussi (1860-1945) partage son existence entre le palais familial, sur le Ring, et Kövesces, la maison de campagne en Tchécoslovaquie, à deux heures de train de Vienne. Depuis 1867, les Juifs jouissent de la plénitude des droits civiques, ce qui leur donne accès à l’enseignement et à la propriété. La modernité s’exacerbe dans l’empire de François-Joseph comme dans la plaine Monceau : parcelles de terrain vendues aux financiers et aux industriels, spéculation, surenchère décorative, fêtes époustouflantes données à l’« étage noble », le Nobelstock, centré sur la salle de bal. Tous ces colossaux palais en stuc et en marbre, véritable « feu d’artifice architectural » (p. 144), contrastent avec la modestie des netsukes. Mais la grandiloquence n’a pas raison des humbles miniatures, et les enfants Ephrussi aiment à jouer avec le souriceau en buis, le lutteur à demi nu prenant son élan, le cerf pourchassé et ce lièvre aux yeux d’ambre, comme d’autres alignent sur le tapis leurs petits soldats de plomb.
Lorsqu’en 1914 des ordres de mobilisation partent de Vienne, rédigés dans les vingt langues de l’empire, les domestiques français du Ring doivent plier bagage et rentrer chez eux. La famille est déchirée, puisque Viktor et la banque Ephrussi de Vienne ont pour ennemis Ephrussi et Cie, rue de l’Arcade à Paris, Ephrussi and Co, sur King Street à Londres, et Efrussi à Petrograd. Ruiné par l’inflation, les emprunts de guerre, son refus catastrophique de faire sortir ses capitaux d’Autriche, Viktor n’a plus que son palais sur le Ring. Se soucie-t-il encore des netsukes, qui n’ont pas bougé de leur vitrine ?
Les enfants quittent Vienne l’un après l’autre : passionnée de philosophie et d’économie, liée épistolairement à Rilke, première femme à se voir décerner un doctorat de droit par l’université de Vienne, Élisabeth part aux États-Unis avant d’épouser un Hollandais nommé De Waal ; sa sœur Gisela s’installe à Madrid avec son mari en 1925 ; Iggie part dessiner des robes à Paris. Après l’Anschluss, la politique de spoliation nazie est aussitôt mise en œuvre. C’est le coup de grâce pour la famille Ephrussi : « La maison ne leur appartient plus. Elle est pleine de gens, en uniforme ou en costume, qui comptent les pièces, recensent les objets et les tableaux » (p. 295). Parfois, les Juifs doivent brader leurs biens afin de s’acquitter de la Reichsflucht qui leur donne le droit de quitter le pays. Le 12 août 1938, la société Ephrussi est rayée du registre du commerce.
Et les petites figurines japonaises ? Après la guerre, Anna, la bonne de la famille, raconte à Élisabeth le pillage du palais : « Ils étaient tellement occupés qu’ils n’ont rien remarqué ! Ils se concentraient sur les belles choses […]. Alors je les ai prises, tout simplement. Je les ai mises dans mon matelas, et j’ai dormi dessus » (p. 323). Geste héroïque, bouleversant, d’une femme que la famille Ephrussi considérait comme une domestique, c’est-à-dire une invisible. Et Anna de restituer les 264 netsukes à Élisabeth. Son frère Iggie (1906-1994), qui, parlant parfaitement allemand, anglais et français, est devenu officier du renseignement dans l’armée américaine, s’installe à Tokyo comme exportateur de céréales. Ce descendant des « rois du blé » rapporte les netsukes au pays. Céréales et miniatures : la boucle est deux fois bouclée. Les netsukes sont exposés dans la vitrine d’un salon du Tokyo d’après-guerre, avec vue sur un jardin aux camélias : c’est leur avant-dernier asile, avant Londres, auprès d’Edmund De Waal.
À travers la diaspora
Dans ce retour aux sources, le Japon apparaît comme une oasis de paix, une fois refermée la parenthèse de la monstruosité européenne, antisémitisme, Anschluss, guerre, meurtre de masse – impression trompeuse évidemment, car les atrocités commises avant et pendant la Seconde Guerre mondiale sont en grande partie imputables à l’impérialisme japonais.
Avant l’apocalypse, les netsukes délimitent, pour les enfants du palais Ephrussi, un espace autarcique, un microcosme. « Tournés vers l’intérieur » (p. 324), ils semblent suffisants à eux-mêmes. Leur durée, leur dureté inspirent une espèce de confiance. Ces lièvres, ces cordages, ces nèfles, ces coquilles de noix incarnent un pôle de stabilité à travers l’Umsturz, le bouleversement que subit le monde. Viktor, resté Russe viennois pendant un demi-siècle, est devenu apatride ; sa fille Élisabeth, née à Vienne, a acquis la nationalité hollandaise ; Iggie a été successivement autrichien, américain, ressortissant autrichien résidant au Japon ; la splendeur des Ephrussi s’est effacée, comme ont été dispersés leurs tableaux de maître, leurs automobiles, leurs robes, leurs propriétés. Les netsukes, eux, n’ont pas changé. Dans leur perfection, ils semblent inaccessibles au vieillissement, à la déliquescence. Il y a là comme un scandale de la beauté : « Est-il normal qu’ils aient trouvé une cachette pour traverser la guerre sans dommages, pendant que tant de gens se sont cachés en vain ? » (p. 329).
Mais, là encore, l’inaltérabilité est trompeuse. Ces êtres infiniment fragiles, summum du raffinement, il faut les protéger en les enfermant derrière une vitrine, en les couvant sous son matelas, en les promenant dans sa poche. C’est la protection des hommes qui leur confère une solidité à toute épreuve et leur permet de survivre aux voyages, à l’exil, aux pillages, à la guerre. Malgré leur irréfragable densité, leur permanence, leur poli, les netsukes ne tiennent pas l’histoire à distance. Au contraire, elle s’engouffre dans leur vitrine grande ouverte. Comme le dit De Waal citant Virgile, « sunt lacrimae rerum », « les choses ont des larmes » (Daniel Mendelsohn use de la même formule dans Les Disparus [1].
S’ils sont immortels, les netsukes s’offrent aux mortels. Chacun se les approprie : Charles le dandy les fait admirer à ses amis ; les enfants du palais Ephrussi les font rouler sur le tapis ; dans un temple des faubourgs de Tokyo, l’auteur prononce un kaddish à la mémoire d’Iggie, son parent exilé de Vienne. L’investissement affectif, la familiarité, la transmission, le sauvetage, les déplacements impriment aux netsukes la marque de la désintégration familiale que subissent les Ephrussi. Il y a une correspondance entre cette collection (fragile et pourtant stable, conservant son intégrité malgré les vicissitudes) et la vie en diaspora, avec ses exils, sa dispersion, sa distance, la continuité fidèle malgré l’oubli qui menace.
Un discours sur l’histoire
Mais il y a plus important, et c’est pour cette raison que The Hare With Amber Eyes m’a touché : cette œuvre d’écrivain, avec sa subtilité psychologique, ses voyages dans le temps et l’espace, ses imbrications narratives, ses accents élégiaques, son exploration des mondes de l’enfance, est aussi un livre d’histoire – et le mot « histoire » ne doit pas être pris ici dans son acception commune, comme s’il suffisait d’évoquer l’haussmannisation ou la Seconde Guerre mondiale pour faire œuvre d’historien. Littérature et raisonnement historique : j’ai moi-même tenté cette symbiose dans un essai de biographie familiale, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (Seuil, 2012). Les lignes qui suivent peuvent être lues comme un compte rendu autant que comme un plaidoyer pour une certaine conception de l’histoire – et de la littérature.
De Waal raconte en écrivain et raisonne en historien. Les questions qu’il (se) pose dépassent de loin l’histoire particulière de sa famille et les individus hauts en couleurs qui la composent : la ramification des familles et des fortunes dans l’Europe du XIXe siècle, l’assimilation en trompe-l’œil des Juifs occidentaux entre l’Émancipation et la Shoah, les migrations familiales, la circulation des objets [2], l’unicité de l’œuvre d’art à l’heure de la massification industrielle. Bien sûr, De Waal n’aborde ces questions qu’à travers quelques destins singuliers, enchaînés par la filiation et la possession des netsukes. Mais précisément : tout en se penchant sur certains paradoxes de la modernité, ce livre d’histoire connectée montre qu’il n’y a pas de coupure entre nos histoires de famille et ce qu’on s’imagine être l’« Histoire », pas d’hétérogénéité entre les anonymes et les grands, entre l’intimité des souvenirs, le cheminement des vies individuelles et ce vaste espace public qu’on nomme le passé.
Pour questionner – obliquement, fragmentairement – ce passé, De Waal s’appuie sur une documentation riche et variée : souvenirs et récits de famille, archives exhumées en France ou en Autriche, journaux, tableaux de maître, objets d’art, etc.
Typologie des sources (orales, manuscrites, imprimées et matérielles) utilisées dans La Mémoire retrouvée d’Edmund De Waal :
– souvenirs de famille (recueillis auprès de sa grand-mère Élisabeth et de son grand-oncle Iggie) ;
– archives familiales (lettres, livres de compte, bilans financiers, carnet d’opéra et de théâtre, albums de photos, dont une représentant Emmy et l’archiduc en 1907) ;
– archives publiques (archives du Louvre, registres du rabbinat de Vienne, archives de la société Adler, dossiers de la Deutsche Bank relatifs à la cession des biens Ephrussi après la Première Guerre mondiale) ;
– périodiques, principalement dans le domaine de l’art et de la mode (rubrique « Mondanités » du Gaulois, revues spécialisées comme La Gazette des Beaux-Arts, Allgemeine Bauzeitung ou Women’s Wear Daily) ;
– imprimés (Albert Dürer et ses dessins de Charles Ephrussi, des catalogues de collections, le pamphlet La France juive de Drumont, le Journal des Goncourt) ;
– fictions littéraires jugées révélatrices (Du côté de chez Swann, où Proust construit le personnage de Swann à partir de deux modèles, Charles Ephrussi et Charles Haas, amateurs d’art, hommes du monde et juifs ; ainsi que, pour la Vienne 1900, Karl Kraus, Musil, Schnitzler et La Marche de Radetzky, où Trotta dépose ses biens à la banque Efrussi) ;
– tableaux (Le Pont de l’Europe de Caillebotte, Le Déjeuner des canotiers de Renoir où figure Charles Ephrussi, détonnant dans son costume noir avec haut-de-forme, Pips au piano de Joseph Olbrich, un des piliers du style Sécession) ;
– objets d’art (laques japonaises, meubles et, bien sûr, netsukes) ;
– bâtiments et monuments (plans des grandes capitales, hôtels particuliers parisiens et palais Ephrussi sur le Ring, construit par Hansen).
Cette diversité de sources traduit, par-delà l’ouverture d’esprit, la volonté d’apporter la preuve de ce que l’on affirme. Bien sûr, on ne trouvera pas dans The Hare With Amber Eyes les sacro-saintes notes en bas de page ; les dépouillements d’archives n’ont rien de systématique et la bibliographie est fort maigre, alors que des travaux récents auraient apporté des éclairages intéressants sur le Paris ou la Vienne fin de siècle [3]. Mais peu importe : De Waal n’est pas un historien professionnel. En revanche, inconsciemment ou intuitivement, il pratique la méthode historienne. Cela peut sembler une évidence, mais, si c’est le cas, elle est bonne à rappeler : l’histoire n’est pas faite seulement par les historiens. En l’occurrence, un artiste potier, qui se fait aussi écrivain et arpenteur du passé, retourne aux sources de la discipline que sont, depuis Hérodote, l’enquête, le voyage, la découverte, la traversée, le vagabondage, la rencontre, la collecte de témoignages et de documents, la volonté de « payer de sa personne » et d’« apprendre à voir » [4].
Le triple « je »
C’est probablement parce qu’il n’est pas un historien professionnel que De Waal n’a aucun scrupule à recourir au « je » et à en enrichir son raisonnement. Le moi de l’enquêteur-narrateur-auteur est partout : « Je vois », « j’imagine », « je me demande », « je tente de repérer », « je déniche chez un bouquiniste », « je réserve un billet », « je me mets en route », « je ne sais quelle interprétation donner à cette affaire », « je n’arrive pas à lutter contre l’angoisse », « je ne comprends pas, tout simplement », etc. Triple « je », en vérité : celui de la lignée familiale et de l’héritage artistique, celui de l’enquêteur investi d’une démarche originale et hanté par des questions, celui de l’émotion qu’il ressent immanquablement. « Je suis à Vienne », écrit De Waal, « je me tiens à deux pas de la résidence familiale, et voilà que j’ai la vue trouble » (p. 139). Pas de fausse pudeur : l’enquêteur doute, marmonne, hésite, farfouille, s’enthousiasme, renonce, trouve parfois, et tous ces sentiments, préjugés, tremblements, trébuchements, il n’a pas honte d’en faire état, parce qu’ils font pleinement partie du processus de recherche, ainsi fondé en honnêteté. Transparence de la quête, modestie de l’aveu.
Fondamentaux sont les allers-retours entre le passé familial et le présent du chercheur, du céramiste, du descendant, du père de famille : lui-même artiste, De Waal reçoit clients et mécènes dans son studio du sud de Londres, coincé entre un fast-food antillais et un réparateur de voitures. Ces rapports d’empathie, de familiarité professionnelle, lui permettent de mieux comprendre son aïeul : « Cela fait une impression curieuse de lire toutes ces choses sur les activités de mécène de Charles, sur son amitié avec Renoir et Degas. Pour moi, habitué à être celui qui reçoit la commande et non celui qui la passe, c’est un renversement de point de vue vertigineux » (p. 103). Puisque l’enquêteur conjugue toujours sa recherche au présent, les historiens ne devraient pas avoir peur de leur « je », de leur intimité, ni même de leurs doutes. Cette apparente audace n’aurait qu’une seule conséquence : accroître la réflexivité de leur démarche.
Dans The Hare With Amber Eyes, la variété des sources, leur recoupement, le souci de prouver ce que l’on avance, l’obsession non seulement de la réalité mais de la matérialité – monuments, objets, vêtements – montrent que le raisonnement historique (et sociologique) peut se nicher au cœur du littéraire. Il n’est pas question ici de chercher à déterminer ce que recouvre le mot « littérature », si tant est que cela soit possible. Je me bornerai à faire l’hypothèse que la littérature produit, au moyen d’une écriture et d’une forme, une émotion. Cette définition, quelque sommaire qu’elle soit, a néanmoins deux mérites : la simplicité, qui permet de n’exclure aucun texte, et la plasticité, qui rend la littérature parfaitement compatible avec la recherche en sciences sociales. Il est en effet possible d’élaborer des textes qui soient inextricablement histoire et littérature, étant entendu bien sûr que celle-ci n’est pas réductible à la fiction. Je puis ainsi définir mon Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus comme une littérature non fictionnelle qui satisfait aux exigences de la méthode. À cet égard, De Waal est beaucoup plus historien que Mendelsohn, ce qui n’implique évidemment aucun jugement de valeur sur leurs œuvres respectives. Les expériences narratives et cognitives qu’ils ont réussies avec brio n’ont pas grand-chose de commun avec l’histoire romancée qui, voulant être à la fois histoire et roman, finit par n’être rien du tout.
Ces objets hybrides permettent de reformuler le riche débat qui tente d’éclairer, depuis quelques années, les relations entre les « historiens » et la « littérature » [5]. Il est crucial de ne pas couler ce débat dans des catégories professionnelles, parce qu’alors on réifie deux genres : il y aurait d’un côté Balzac et de l’autre Braudel (ou Bourdieu), l’écrivain et le savant, etc. Il est tout aussi important de ne pas faire de la littérature une entité intemporelle, vaguement fascinante, que les historiens devraient contempler rêveusement ou manipuler avec prudence sur leur petit établi. Comme un céramiste peut être historien, un historien peut se faire écrivain en combinant une sensibilité aux êtres, au monde, aux choses, un « je » réflexif, une construction narrative et des procédures scientifiques, l’émotion découlant précisément de la tension irrésolue entre tous ces éléments. Les historiens peuvent donc faire de la littérature sans cesser un seul instant d’être historiens, c’est-à-dire fidèles à une méthode et soucieux de produire un discours de vérité.
Je remercie Nicolas Delalande, Ariel Suhamy et Pauline Peretz pour leurs précieuses remarques.
Pour citer cet article :
Ivan Jablonka, « Le trésor des Ephrussi. Raisonnement historique et littérature »,
La Vie des idées
, 6 mars 2012.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Le-tresor-des-Ephrussi
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[1] Daniel Mendelsohn, Les Disparus, Paris, Flammarion, 2007 ; recensé dans La Vie des Idées.
[2] Voir, dans une veine similaire, Timothy Brook, Le Chapeau de Vermeer. Le XVIIe siècle à l’aube de la mondialisation, Paris, Payot, 2010.
[3] Voir par exemple Christophe Charle, Paris fin de siècle. Culture et politique, Paris, Seuil, 1998 ; Carl Schorske, Vienne fin de siècle. Politique et culture, Paris, Seuil, 1983 ; et Steven Beller, Vienne et les Juifs, 1837-1938, Paris, Nathan, 1991.
[4] François Hartog, L’Histoire d’Homère à Augustin, Seuil, coll. « Points », 1999, p. 53 ; et, plus largement, Le Miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard, 2001.
[5] Voir, pour les publications les plus notables, Judith Lyon-Caen, Dinah Ribard, L’Historien et la Littérature, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2010 ; recensé sur le site Fabula ; ainsi que le numéro spécial des Annales, « Savoirs de la littérature », 65e année, n° 2, mars-avril 2010. À l’occasion de cette publication, La Vie des Idées avait organisé une rencontre avec Patrick Boucheron, Florent Brayard, Judith-Lyon-Caen et Dinah Ribard.