Recensé : Florian Malzacher (dir.), Not Just A Mirror : Looking For The Political Theatre of Today, Berlin, Alexander Verlag, 2015.
Comment le théâtre peut-il devenir un moyen efficace pour refléter la société, mais aussi et surtout contribuer à sa transformation ? Telle est la question que pose Not Just A Mirror : Looking For The Political Theatre of Today, stimulante collection de textes sur le théâtre contemporain, qui s’interroge sur le potentiel réformateur et révolutionnaire du théâtre, et propose de réinvestir un mot, « politique », qui a quelque peu perdu de son sens. Ce mot peut prendre différentes significations, en fonction des contextes exposés au fil des témoignages, tribunes, échanges et réflexions exposées ici [1].
Car c’est bien cette question qui se pose, une fois le volume refermé : que veut dire « politique » dans « théâtre politique » ? On tourne autour du mot, on le cerne : il suppose chaque fois un engagement radical et anti-bourgeois (ni d’extrême droite, ni populiste), sans affiliation à une quelconque ligne de parti. Mais il implique aussi une réponse à l’urgence du temps présent et une prise de position par rapport aux pressantes questions sociales, environnementales et culturelles que celle-ci soulève. Il comprend également une réflexion sur le commun, l’être- ou le penser-ensemble, et incite à l’empowerment, au « devenir-citoyen » du spectateur.
Contre le pessimisme du credo « There Is No Alternative » (TINA), le recueil invite à comparer les approches, à les mettre en résonnance, afin de cartographier et d’inventorier certaines des nouvelles pratiques politiques du théâtre actuel.
Penser le collectif
Premier aspect concrètement politique : se retrouver pour s’interroger ensemble. La notion de collectif se retrouve à tous les niveaux, depuis la tablée des programmateurs et le chœur d’artistes sollicités, jusqu’aux troupes ou groupes de théâtre présentés et l’assemblée des spectateurs [2].
Not Just A Mirror est publié par House on Fire, un réseau de scènes européennes qui réunit dix programmateurs pour accompagner ou produire des spectacles et des événements s’attaquant à des sujets brûlants (politiques, économiques, sociaux ou environnementaux) [3]. Le collectif aborde des questions qui se posent de façon singulière dans chacun des pays membres et tente de voir comment une approche artistique peut faire écho à des préoccupations citoyennes et transformer le théâtre en un espace d’échange critique.
À cette constellation de scènes européennes répond l’ensemble d’artistes en action, signataires du présent volume. C’est dans une prose pédagogue (mais non didactique) qu’ils font état de leurs interrogations, de leurs envies et explorations, mais aussi de leur rage, de leurs doutes et difficultés. Passionnés et convaincus, tous expriment une fureur énergisante qui invite à combattre le désengagement et à redonner de l’élan.
Au moyen d’un propos clair, chacun des témoignages contextualise, tresse l’analyse théorique et la description d’exemples, interpelle le lecteur – comme le font les artistes sur scène. Partisans d’un théâtre « postdramatique », les auteurs prônent une approche participative, considèrent le spectateur comme un co-auteur ou, plutôt, comme un « spect-acteur », pour reprendre le terme d’Augusto Boal, pleinement investi dans la performance du spectacle.
Théorisé par le critique allemand Hans-Thied Lehman, le théâtre postdramatique naît du rejet du théâtre bourgeois classique, fondé sur l’interprétation d’un texte pré-écrit, la mise en relief d’une mise en scène et la valorisation du jeu des acteurs pris dans des situations dramatiques. Il hérite de pratiques avant-gardistes nées au début du XXe siècle : le théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud, les créations dada et surréalistes, ou les agitprops soviétiques, entre autres.
Développé dans les années 1980-1990, ce théâtre cherche à faire naître des émotions par des créations suggestives qui fondent leur écriture scénique sur des pratiques transversales associant jeu d’acteur, texte et narration, avec différents moyens d’expression tels que la danse, les arts de l’image (photographie, cinéma, vidéo), des compositions musicales, les nouvelles technologies.
Cette transgression assumée des genres va de pair avec une redéfinition des statuts d’auteur et de metteur en scène, mais aussi de celui du public, dont l’inventivité critique est sans cesse sollicitée.
Théâtre (à) vif
L’expérience collective au théâtre ambitionne de réinventer la polis, afin de faire émerger une communauté éphémère de citoyens au sein de laquelle une parole vivante puisse circuler. À l’image des « conversations » incluses dans le volume, le théâtre politique souhaite provoquer des prises de parole libres et spontanées. D’où les réflexions de Carol Martin sur le théâtre du réel qui, à travers des pièces de procès (trial plays) par exemple, fait de la représentation documentaire d’expériences vécues un acte politique. Ce mode d’analyse et de reconstitution (reenactment) d’événements réels ou historiques fait écho au théâtre forum inventé par Boal, qui propose de « sonder la réalité » à travers la représentation, d’offrir l’« analyse concrète d’une situation concrète » (p. 73), afin de provoquer une action « en réaction à des situations politiques et économiques actuelles ».
Suscitant consensus et dissensus, le théâtre politique invite au débat, donne droit et voix à la parole contraire [4]. À la faveur d’un pluralisme agonistique, il fait de la scène l’espace ouvert d’une imagination collective et collaborative autant que le lieu de l’expression de conflits et d’oppositions. En ce sens, il définit la politique comme une forme d’expérience, un véritable « partage du sensible » (pour reprendre le mot de Jacques Rancière). Engagé et participatif, il s’attache à créer des situations live – à la fois vivantes, réelles et en public –, à élaborer une réalité scénique performative pour rendre le spectateur à son autonomie (agency). « Ce que l’on y trouve, c’est notre réalité, et nous devons y répondre », affirme Judith Malina (p. 88). Tout est là : le théâtre politique renvoie chacun(e) à sa volonté, à sa capacité et à sa puissance d’agir.
John Jordan conçoit le théâtre comme une barricade, c’est-à-dire « un espace de dialogue et l’instrument d’une insurrection » (p. 108). Le théâtre direct qu’il défend est interventionniste, engagé à changer l’état des choses. Certains des contributeurs, originaires de l’ancien bloc de l’Est ou des dictatures africaines, sont de fait en prise avec une actualité politique délicate et, se défiant du théâtre institutionnel, appellent à une action théâtrale urgente. Être en alerte, aux aguets, sur le qui-vive : ils usent de tout un vocabulaire de guerre ou de chasse qui définit ce théâtre en prise directe avec l’hypercontemporain. Ainsi certains auteurs se revendiquent-ils des divers mouvements d’occupation (Square occupation movements), tels Occupy, Los Indignados, Aganaktismenoi ou les Printemps arabes et la Révolution verte, ainsi que de leurs appels à « la vraie démocratie maintenant ! » (Real Democracy Now !).
Inversement, Margarita Tsomou et Vassilis Tsianos se penchent sur le caractère esthétique de ces manifestations citoyennes. Tous deux considèrent les danses et rondes que ces communautés protestataires forment, sur les places d’Europe et d’ailleurs, comme la réactivation festive de l’antique démos ; véritables « performances culturelles » (p. 98) qui créent des « communautés dansantes ». C’est en cela que le théâtre politique se rêve comme un théâtre (à) vif : un théâtre vibrant et en vie, animé d’une vive intensité et réceptif, réagissant de manière épidermique à l’urgence du moment ; un théâtre provocant et incisif, qui souhaite affecter profondément.
Désir de théâtre et théâtre du désir
Héritier des avant-gardes du début du XXe siècle (futurisme, constructivisme, dadaïsme, surréalisme, agitprop) et de celles des années 1960-70 (performances, art conceptuel, installations), le théâtre politique contemporain s’ancre de plain-pied dans une modernité en mouvement, faisant de ses formes le reflet d’un monde en mutation. D’où un recours fréquent à différents médias (télévision, presse, Internet, images photo ou vidéo) et la revendication de spectacles hybrides. Tout comme leurs aînés, les créateurs actuels revendiquent un activisme créatif – ou « artivisme » [5] – pour souligner notre besoin d’investissement.
À la fois mise au point et état des lieux, Not Just A Mirror s’impose comme un manifeste. Il est un véritable appel à prendre de l’élan, à remettre en mouvement, à réinjecter du désir. Par leur optimisme et leurs espérances, les auteurs-créateurs témoignent de leur profonde confiance dans le pouvoir réformateur de l’expérience théâtrale, dans sa capacité à susciter l’éveil, la prise de conscience, l’engagement. Tous rêvent d’un théâtre sans cesse réactualisé, en permanence impermanent, qui fasse de la scène un espace socio-politique inclusif [6].
Leur enthousiasme peut paraître utopique, idéaliste leur envie de transformer le théâtre en « pratique sociale ». Il s’agit pourtant de faire de la scène un « lieu de friction », de « mobiliser le désir » (p. 165). Il s’agit de travailler pour « un avenir qui n’est plus ce qu’il était », comme le formule John Jordan. De reformer un avenir citoyen. Il s’agit de s’élancer vers le prochain lieu, celui qui n’existe pas encore ; un lieu autre, commun et festif, qui réinvente la démocratie.