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Recension Philosophie

Le régime des opinions

À propos de : Myriam Revault d’Allonnes, La faiblesse du vrai. Ce que la post-vérité fait à notre monde commun, Seuil


par Alain Policar , le 29 novembre 2018


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Le temps présent tend à brouiller la frontière entre le vrai et le faux. La démocratie s’en voit compromise, qui repose sur le conflit des opinions et par conséquent sur l’horizon d’une vérité commune. Mais la menace pèse tout autant, selon M. Revault d’Allones, sur l’imagination.

Au sein d’une œuvre protéiforme, la réflexion de Myriam Revault d’Allonnes sur les transformations de nos sociétés démocratiques prend désormais une place centrale. Avec ce dernier opus, la philosophe analyse l’effacement du partage entre le vrai et le faux et, au-delà, le processus de falsification de la réalité que cet effacement autorise. Son argumentation emprunte des voies originales puisqu’elle se propose de poser à nouveaux frais la question de la fiction et de son rapport au réel, convaincue que l’imagination entretient avec l’agir, le pouvoir-faire, un lien décisif que l’on pourrait ainsi résumer : pas d’action sans imagination.

Dans ce cadre discursif, la post-vérité [1] remet fondamentalement en cause la possibilité de bâtir un monde commun, autrement dit représente un péril majeur pour la démocratie. Accompagnée dans sa réflexion par Aristote, Arendt, Ricœur, Foucault et Protagoras, l’auteure, en 5 chapitres toniques, d’une grande précision conceptuelle, cherche à nous convaincre des raisons d’aimer la démocratie alors que les hommes des temps présents nourrissent des raisons, mauvaises évidemment, de ne pas y tenir suffisamment.

La vérité politique : le statut de l’opinion

M. Revault d’Allonnes dresse d’abord un état des lieux, celui de l’âge des « post ». Car l’ère de la post-vérité, définie comme celle dans laquelle les faits deviennent affaire d’opinion et, dès lors, obèrent la possibilité du débat argumentatif, n’est qu’un élément d’un ensemble plus vaste au sein duquel la démocratie est une coquille vide. Ce qui nous guette, peut-être déjà là, est l’indifférence à la vérité et l’abolition de sa valeur normative. Ce brouillage des frontières entre vérité et mensonge s’exprime dans la notion de « faits alternatifs » : désormais il est permis d’être en désaccord avec les faits (ainsi que l’a proclamé Sean Spicer, un membre de l’équipe présidentielle de Trump). Mais il ne faut pas se méprendre sur la nature de la transformation. Nous ne sommes pas entrés dans une époque de mensonge généralisé, mais dans celle « d’un partage devenu inessentiel entre le vrai et le faux » (p. 34). Nous pouvons désormais nier la réalité d’un fait en présence de ceux qui en sont les témoins. Ce phénomène est, depuis le négationnisme à propos du génocide des Juifs par les nazis, radicalement nouveau.

Comment lire ces étranges réalités à l’aune des tumultueuses relations entre la vérité et la politique ? M. Revault d’Allonnes procède à une démarcation cruciale entre la vérité rationnelle, qui relève de la science, et la vérité factuelle. C’est cette dernière qui est au cœur de sa réflexion car, niée, elle devient une simple opinion déconnectée de la réalité. Pour comprendre la portée de cette déconnexion, il convient de partir d’Aristote et de sa distinction entre le vrai et le vraisemblable. Ce dont il est question est paradigmatique du fonctionnement démocratique. En effet, dans ce cadre, la délibération a pour but d’établir la vérité de propositions qui, bien que ne pouvant relever d’aucun axiome logique, doivent être « décidables » [2]. C’est l’esprit même de la démocratie, de ce que les Grecs nommaient l’isègoria (le droit égal pour chacun d’exprimer son opinion), que de permettre que s’exprime toute opinion, tout simplement parce que le dialogue, consubstantiel à l’exercice démocratique, implique la possibilité de la contradiction. Sans conflit entre opinions, « la vie de la Cité serait vide » [3].

Mais une fois que le débat contradictoire a eu lieu, à l’instar de ce qui se produit lors d’un procès, une vérité est légitimement établie. Elle aurait certes pu être autre qu’elle n’est, parce que, contrairement à la vérité épistémique, qui relève de la nécessité, elle est contingente. Mais ce qui importe en démocratie est de parvenir à un jugement partagé qui, note justement M. Revault d’Allonnes, permet aux hommes de construire du commun. L’auteure emprunte donc à Aristote la valeur de la pluralité, filiation dans laquelle se situe également Arendt, cette dernière insistant « sur la distinction entre la recherche de la vérité absolue (celle du philosophe platonicien) et les conditions du jugement politique qui s’opère dans le monde commun, dans et par l’exercice de la pluralité » (p. 45).

Ce qui est sans doute moins attendu est le rôle que l’auteure fait jouer à Machiavel. Il s’explique par le fait que le penseur florentin s’en est pris à une tradition philosophique qui souhaitait soumettre, à l’instar de Platon, l’ordre politique aux canons de la raison spéculative. Mais cette explication reste partielle. M. Revault d’Allonnes voit dans Machiavel un « grand éducateur », c’est-à-dire « celui pour qui la “vérité effective” de la politique réside dans un entrecroisement, un entrelacs ou mieux encore une entre-appartenance qui déconstruit de facto la vision binaire du maître tout-puissant face à l’impuissance radicale des sujets » (p. 70). Son œuvre, contrairement à ce que sous-entend le machiavélisme, lequel identifie la politique au mal, révèle la vérité du politique dans la revalorisation du statut de l’opinion. Machiavel s’inscrit ainsi dans le souci de construction d’un monde commun, profondément remis en cause par la dissolution des frontières entre le vrai et le faux ou, si l’on préfère, par le fait que la vérité n’a plus d’importance.

Nous l’avons souligné, les vérités factuelles sont vulnérables. Raison de plus pour les garantir contre les mensonges qui les trahissent et la propagande qui les dénature. Mais la tâche est ardue car, en définitive, ces vérités, qui « s’imposent et sont au-delà de l’accord et du consentement » (p. 78), sont antipolitiques, c’est-à-dire qu’elles ne relèvent pas de l’opinion. La nature, représentative [4], de la pensée politique entre donc « en tension avec l’évidence contraignante de la vérité » (p. 79), que celle-ci soit épistémique ou factuelle. Pourtant, la légitimité de l’opinion repose sur des faits. Le danger, dès lors, est que les vérités factuelles se transforment en opinions. Nous sommes là en présence d’une perversion de la démocratie : le règne de l’équivalence et de l’indistinction. Or dans un monde où s’efface le partage entre le vrai et le faux, le conflit n’a plus de raison d’être et l’absence de conflit emporte avec elle la démocratie : « Comme la pensée idéologique est indépendante de la réalité existante, elle considère tout ce qui est factuel comme un artefact et, par conséquent, elle ne connaît plus de critère fiable permettant de distinguer vérité et fausseté » [5].

Réhabiliter philosophiquement la fiction

Le dernier chapitre, « Fiction et pouvoir-faire », prolonge un ouvrage précédent, Le Miroir et la Scène. Ce que peut la représentation politique (Seuil, 2016), dans lequel était évoquée, toujours dans la filiation d’Aristote et d’Arendt, la possibilité de s’écarter de la contrainte du réel, c’est-à-dire de penser d’autres mondes, ceux imaginés par l’utopie dans sa fonction de contestation du réel existant. Cette réhabilitation philosophique de la fiction, cette « force heuristique de la littérature » (p. 112), ces pratiques imaginatives nous autorisent à percevoir, à partir d’un « ailleurs », les richesses des sociétés dans lesquelles nous vivons : « C’est, par la puissance créatrice du langage et le pouvoir de la fiction, atteindre le monde vécu, le “monde de la vie” qui est comme un sol originaire, comme la couche primordiale dans laquelle s’enracine toute donation de sens » (p. 113). Un monde où l’imagination aurait disparu priverait l’homme de l’exercice de ses capacités : « Loin de cette perte en monde qu’implique l’indifférence au vrai, l’imagination ne souffre pas la faiblesse du vrai et s’accommode encore moins de son abandon » (p. 132). Dans cette perspective, on comprend l’usage paradigmatique du livre d’Orwell, 1984, dans lequel l’auteur ne se limite pas à décrire un système totalitaire. C’est un monde de cauchemar où l’imagination elle-même disparaît, faute d’être en mesure de distinguer le fait et la fiction. Le lien entre la vérité et l’imaginaire est donc crucial : la faiblesse du vrai dissipe la puissance de l’imaginaire.

Pour sauver notre monde commun, il faut dès lors que le vrai et le faux restent des catégories opératoires. Renoncer à nos idéaux de vérité et d’objectivité, c’est abandonner notre pouvoir-faire aux mains des puissants pour qui ces idéaux sont désormais inutiles.

De l’usage de la pensée foucaldienne

Convenait-il, pour étayer cette remarquable dissection du fonctionnement démocratique, de rechercher le renfort de la pensée foucaldienne ? Certes M. Revault d’Allonnes retient ce qu’il y a de meilleur dans la philosophie de Foucault : « En introduisant l’idée de “régime de vérité”, Foucault considérait, à juste titre, que la vérité n’était ni “hors” ni “sans” pouvoir et qu’elle était “de ce monde”, produite selon diverses contraintes et détenant des effets réglés de pouvoir » (p. 92). Dans l’argumentation de l’auteure, il s’agit légitimement de s’intéresser aux conditions d’apparition d’un discours. Mais le sens donné à l’expression « régime de vérité » paraît néanmoins assez éloigné de l’usage relativiste (contesté, il est vrai, par M. Revault d’Allonnes) qu’en fait Foucault. En effet, selon celui-ci, « la "vérité" [les guillemets sont de lui] est liée circulairement à des systèmes de pouvoir qui la produisent et la soutiennent, et à des effets de pouvoir qu’elle induit et qui la reconduisent. "Régime" de la vérité » [6]. Ce « régime » est constitué par un système épistémique (les règles de justification des énoncés) et par les dispositifs de pouvoir dans lesquels il s’inscrit. Dès lors, ce ne sont pas les faits qui nous contraignent mais le « régime de vérité » de la société à laquelle nous appartenons.

M. Revault d’Allonnes, adversaire résolue du relativisme, peut-elle souscrire à une « épistémologie » dans laquelle il n’existe aucune place pour la distinction entre être vrai et être tenu pour vrai ? D’autant que l’auteure adresse à Foucault, sur un autre plan, des critiques essentielles. On peut les résumer ainsi : alors que pour comprendre la nature du fonctionnement démocratique, il faut se placer sous l’autorité de Protagoras (c’est également l’avis de Francis Wolff dans l’article précité), Foucault rejoint le camp platonicien en considérant comme « une perversion ou une altération issue de la pratique démocratique ce qui, pour Protagoras, est sa caractéristique première : le risque permanent du jugement, de la capacité à juger qui est le propre de tous les citoyens » (p. 102). Aussi souligne-t-elle, très pertinemment, « le point aveugle de la réflexion de Foucault », auteur qui n’a porté que « peu d’intérêt au régime de vérité de la démocratie moderne, où la capacité de juger des citoyens est constamment exposée à la transformation des vérités de fait en opinions » (p. 106). À mes yeux, cette juste critique rend le recours à Foucault énigmatique.

Ce point de divergence ne doit pas dissimuler l’essentiel : M. Revault d’Allonnes nous offre une analyse puissante, originale et inquiète sur le devenir de nos démocraties. On ne peut qu’ardemment souhaiter que sa force de conviction puisse alerter sur les effets éthiques et politiques de ce brouillage mortifère des frontières entre vérité factuelle et opinion, brouillage qui, en détruisant la possibilité d’un monde commun, prépare le règne de la barbarie.

Myriam Revault d’Allonnes, La faiblesse du vrai. Ce que la post-vérité fait à notre monde commun, Seuil, 2018. 144 p., 17 €.

par Alain Policar, le 29 novembre 2018

Pour citer cet article :

Alain Policar, « Le régime des opinions », La Vie des idées , 29 novembre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Le-regime-des-opinions

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Notes

[1Que l’on peut définir, à l’instar d’Harry Frankfurt, comme une indifférence à la vérité : «  Les conneries sont un ennemi plus grand de la vérité que les mensonges  » (Frankfurt, De l’art de dire des conneries, 2006).

[2Je renvoie ici à Francis Wolff, «  Démocratie et vérité  », Manuscrito, Revista internacional de filosofía, 6/2 (1983), particulièrement p. 164-171.

[3Ibid., p. 168.

[4Par représentative, l’auteure exprime l’idée que «  nous nous forgeons des opinions et des jugements en nous rendant présentes à l’esprit (je souligne) les positions de ceux qui sont absents  » (p. 79).

[5Hannah Arendt, La Nature du totalitarisme, Paris, Payot, 1990, p. 118 (cité par M. Revault d’Allonnes, p. 90).

[6«  Entretien avec Michel Foucault  », in Dits et écrits, Gallimard, 1978, p. 160.

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