Recherche

Recension Économie International

Le pétrole : filon ou guignon ?

À propos de : Michael L. Ross, The Oil Curse. How Petroleum Wealth Shapes the Development of Nations, Princeton


par Audrey Aknin , le 29 septembre 2014


En s’appuyant sur des données issues de 170 pays sur une période de cinquante ans, M. Ross explique pourquoi le pétrole est une malédiction, pourquoi certains y ont échappé et comment davantage de pays pourraient transformer cette malédiction en atout.

Recensé : Michael L. Ross, The Oil Curse. How Petroleum Wealth Shapes the Development of Nations, Princeton, Princeton University Press, 2013, 289 p., 22. 95 USD.

Professeur en sciences politiques, M. Ross s’attaque à un sujet bien connu des économistes : la malédiction des ressources. Si à la fin des années 1990 plusieurs études empiriques [1] ont mis au jour une relation négative entre croissance économique et abondance des ressources naturelles dans les pays en développement, c’est à R. Auty que l’on attribue la paternité de l’expression « malédiction des ressources » qu’il emploie dans son ouvrage de 1990 [2] : « […] il est de plus en plus établi qu’au cours des dernières décennies l’efficacité de l’accumulation du capital dans les pays en développement a été inversement liée à la dépendance aux ressources naturelles [3]. » Plus que l’abondance des ressources en elle-même, ce sont les effets économiques et politiques de cette richesse, notamment la corruption et les dysfonctionnements institutionnels, qui entravent la croissance et le développement. L’ouvrage de M. Ross s’inscrit dans cette lignée tout en s’autorisant un regard critique sur certains aspects de la « malédiction des ressources ».

M. Ross choisit de focaliser son analyse sur le pétrole, plus spécifiquement sur la richesse pétrolière (et gazière dans une moindre mesure) et parle donc de « malédiction » dans les pays pétroliers en développement. Ce choix s’explique par la singularité des revenus issus de l’exploitation pétrolière et par l’importance des enjeux économiques et politiques liés à cette ressource non renouvelable.

Le premier chapitre, introductif, revient sur les causes de la « malédiction du pétrole » et met en perspective l’évolution du poids de la richesse pétrolière dans la croissance et le développement des pays pétroliers en s’intéressant tout particulièrement au mouvement de nationalisation des compagnies pétrolières et aux changements sur les marchés mondiaux de l’énergie. Sur cette base, l’auteur développe et examine cinq hypothèses qui seront l’objet d’autant de chapitres.

Des pays malades de leur pétrole

Les revenus issus du pétrole sont singuliers dans leur ampleur, leur volatilité et leur caractère confidentiel. Ils permettent aux États de s’affranchir de leur dépendance aux recettes fiscales mais les rendent vulnérables au « syndrome hollandais [4] », en d’autres termes à un appauvrissement des secteurs productifs non pétroliers, d’autant plus sévère que le pétrole génère peu d’effets d’entraînements dans les systèmes productifs des pays en développements (chapitre 2).

Cette singularité a permis, ces trente dernières années, à des gouvernements autoritaires d’accéder et/ou de se maintenir au pouvoir car ils ont la possibilité de dissimuler une grande partie des revenus issus du pétrole tout en achetant la paix sociale à l’aide, notamment, de politiques fiscales avantageuses, de larges subventions publiques et programmes sociaux et d’une corruption généralisée. Néanmoins, l’auteur relève que tous les pays pétroliers ne sont pas des régimes autoritaires ou dictatoriaux et cite l’exemple de l’Amérique Latine qui constitue une exception finalement peu expliquée (chapitre 3).

Cette croissance économique assise sur le pétrole limite les opportunités économiques et politiques offertes aux femmes, car les transferts publics versés aux ménages suppriment l’incitation économique au travail des femmes et le « syndrome hollandais », en obérant le développement des secteurs non pétroliers, réduit les opportunités d’emploi. Dans ce contexte, les femmes sont peu présentes dans l’économie et ont donc un très faible poids politique, en particulier en Afrique du Nord et au Moyen-Orient (chapitre 4).

En outre le pétrole alimente et entretient les guerres civiles. À l’évidence, les activités d’extraction pétrolières mobilisent des actifs fixes et de long terme et les entreprises impliquées ne peuvent se délocaliser. Les ressources naturelles étant « vulnérables à la taxation et au pillage [5] », les guerres civiles dans les pays en développement riches en ressources naturelles s’expliquent, depuis la fin de la Guerre froide, par des comportements économiquement rationnels puisque la mainmise sur ces ressources offre des possibilités de financement pour un gouvernement en place ou une armée d’insurgés. Les rebelles et le gouvernement n’ont que des objectifs purement économiques et les guerres civiles perdurent en raison de cette abondance de ressources naturelles qui peut être la cause du conflit, ou un moyen de le prolonger, même si la présence de pétrole n’entraîne pas systématiquement le déclenchement d’un conflit civil armé ou des violences (chapitre 5).

La malédiction des ressources, un phénomène récent et contingent

Si l’instabilité des revenus liés à l’exploitation pétrolière est clairement établie, en revanche une « malédiction » n’apparaît que sur la période récente. En d’autres termes, le pétrole n’a pas appauvri ces pays sur la longue période. Cependant, leur situation pourrait être bien meilleure, parce que les gouvernements des États pétroliers sont rarement en mesure de gérer efficacement les revenus pétroliers et leurs effets économiques. La gestion efficace dont il est question ici repose sur une anticipation de l’épuisement des ressources, la mise en œuvre de politiques fiscales et le respect de la « règle d’Hartwick [6] » qui permet de déterminer le montant des investissements (machines, infrastructures, éducation etc.) requis pour compenser exactement la diminution du stock de ressources naturelles épuisables. La rente de rareté des ressources pétrolières devrait être investie dans des actifs-capitaux durables qui permettront de produire dans le futur. Le capital constitué par la ressource naturelle épuisable serait ainsi transformé en capital humain, technique ou physique. Or, les États pétroliers ne s’engagent pas dans cette voie, ils lui préféreraient des logiques rentières et ne chercheraient pas à développer un cadre contractuel d’obligations réciproques sur lequel ils pourraient développer un système fiscal démocratique, ils auraient donc de « mauvaises » institutions. Un examen approfondi des travaux récents montre que ces hypothèses sur les comportements rentiers et l’incapacité d’une gestion efficace des ressources de la part des États ne sont pas systématiquement validées ; d’abord parce que ces études se focalisent sur la période très particulière qui va des années 1970 à la décennie 1990, ensuite parce que la mise en œuvre de politiques fiscales appropriées pour faire face à la volatilité des revenus pétroliers est extrêmement difficile politiquement et économiquement, même pour des pays dotés de « bonnes » institutions (Chapitre 6).

Le septième et dernier chapitre de l’ouvrage met l’accent sur les opportunités offertes par les ressources gazières et pétrolières et les solutions à envisager pour échapper à la « malédiction du pétrole ». Il étend la réflexion à la question de l’influence de l’environnement naturel sur les nations et rappelle les résultats des chapitres précédents : l’origine de la richesse nationale affecte profondément le développement économique et politique d’un pays, la « malédiction des ressources » est un phénomène récent dans l’histoire économique et n’affecte pas tous les pays qui en souffrent de la même manière, puisque les conditions politiques et économiques du pays au moment où il commence à exploiter ses richesses en pétrole et en gaz (ce que nous appellerons les conditions initiales) sont cruciales.

Si rien ne peut modifier les conditions initiales, des solutions sont cependant envisageables. Elles peuvent être mises en œuvre par les États, mais aussi par les institutions internationales, voire les compagnies pétrolières. Limiter les revenus pétroliers « à la source », en réduisant le rythme d’extraction, en développant des accords de troc (ces accords se pratiquent déjà entre le Nigéria et des compagnies pétrolières chinoises), en distribuant directement le revenu pétrolier au travers de fonds spécialisés, privatiser les ressources pétrolières, mettre en œuvre des mécanismes de stabilisation, lever le secret sur les revenus pétroliers, apprendre à gérer les revenus pétroliers efficacement… l’efficacité de ces solutions reposant sur une meilleure transparence et une lutte active contre la corruption.

Une démonstration convaincante…

La progression du livre est très claire et très cohérente. La lecture est fluide, l’auteur évitant de tomber dans l’écueil d’un langage trop académique ou trop technique. Le développement du livre s’apparente à un jeu de construction avec des hypothèses qui sont autant de blocs venant s’ajouter à l’hypothèse initiale présentée à la fin du chapitre 2 ; celle d’un pays producteur de pétrole imaginaire dans lequel deux groupes sont en présence : les citoyens qui souhaitent une amélioration de leur bien-être et un gouvernant qui souhaite rester au pouvoir. Ce modèle initial est affiné au fil des chapitres (distinction en citoyens hommes et femmes au chapitre 4, par exemple) pour mettre en évidence et examiner les différents aspects de la « malédiction du pétrole ».

Dans chaque chapitre l’auteur présente les arguments factuels, les explications théoriques historiques et récentes que l’on peut y apporter, de brèves études de cas avant de présenter ses propres hypothèses et de les tester à l’aide de différents traitements économétriques sur des données et des séries statistiques longues dont la qualité est reconnue et qui sont présentées, sans en omettre les limites, dans un appendice. Bien qu’il ne soit pas économiste, ni économètre, M. Ross présente dans son travail le fruit d’une collaboration réussie avec des statisticiens. Le livre présente donc une bibliographie remarquable, sur les aspects économiques, politiques, statistiques de la question des revenus pétroliers et de leurs impacts économiques et politiques. Le livre de M. Ross est une excellente analyse de la « malédiction du pétrole », à la fois synthétique et critique (y compris des travaux antérieurs de l’auteur lui-même), rigoureuse et accessible.

… parfois naïve

Toutefois, les solutions proposées dans le dernier chapitre ne sont pas réellement nouvelles et certaines peuvent même parfois prêter à sourire : il est peu probable que les gouvernements et les compagnies pétrolières deviennent subitement vertueuses, que les gouvernements soient guidés par la sagesse et le sens de l’intérêt commun… La défense des fonds de stabilisation est également symptomatique du discours de réhabilitation de l’Etat après plusieurs décennies de suprématie du tout marché. En effet, les politiques de contrôle des prix de certains produits de base remontent à la colonisation, puis la CNUCED, dans les années 1970, s’en est inspirée, pour élaborer et mettre en œuvre des outils de gestion des instabilités qui étaient ensuite utilisés par des organismes publics (ou parapublics). Or, ces organismes ont été condamnés à disparaitre par la Banque mondiale et/ou le FMI à la suite d’un large accord sur la mise en œuvre de politiques macroéconomiques, initiées dans les pays développés et relayées par les institutions financières internationales dans les pays du Sud. Cet accord, qualifié de Consensus de Washington, proposait un ensemble de politiques-types pour faire face à la crise des États dans les années 1990 : diminution des dépenses publiques, ouverture internationale, déréglementation des marchés, privatisations etc.

M. Ross plaide également, mais brièvement, pour une responsabilisation des pays acheteurs puisque les ressources pétrolières et gazières sont destinées à répondre à une demande qui émane essentiellement des pays du Nord et que les groupes industriels et financiers qui sont bien souvent au cœur de leur extraction et de leur transformation, sont originaires des pays du Nord et plus récemment de la Chine. Il propose aux acheteurs (pays et firmes) de se détourner du pétrole extrait dans une dictature ou un État corrompu. Ce n’est pas non plus une nouveauté : sous la pression des bailleurs de fonds et des organisations non gouvernementales, le concept de transparence a été mobilisé pour lutter contre la « malédiction des ressources » et engager les pays sur la voie d’un développement moins « insoutenable ». En 2004, l’Organisation de coopération et de développement économiques invitait entreprises et États à adopter les principes suivants : profitabilité, responsabilité sociale et bonnes pratiques gouvernementales Remarquons, toutefois, que si le respect de ces principes est contraignant pour les États, il demeure volontaire pour les entreprises. D’autres initiatives (Voluntary Principles on Security and Human Rights, Dialogue du Contrat global de l’ONU sur les acteurs privés dans les zones de conflit, Extractive Industries Transparency Initiative [EITI], etc.) ont été prises avec des résultats inégaux.

D’une manière générale, la question de la soutenabilité de la croissance de ces pays pétroliers est totalement absente, la « règle de Hartwick » est mentionnée, mais sans préciser qu’elle relève de la « soutenabilité faible » qui repose sur l’hypothèse d’une totale substituabilité des capitaux (physique, technique, humain, naturel…). Or, d’autres approches « fortes » de la soutenabilité du développement économique mettent au jour des effets de seuils et des irréversibilités dans les trajectoires de croissance. Dans le cas de pays fondant leur croissance et leur développement sur une ressource non renouvelable, la question de ces effets de seuils et irréversibilités est capitale.

La spécialisation primaire et ses conséquences, grandes absentes

Finalement, la « malédiction des ressources » ne trouve-t-elle pas une explication historique dans le choix de la spécialisation primaire ?

À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, le système entériné par les accords de Bretton Woods offre peu de place pour les spécificités des pays nouvellement arrivés sur la scène internationale. La plupart des pays en développement étaient déjà insérés dans les échanges internationaux par l’intermédiaire de l’économie de traite, en particulier l’Afrique et l’Amérique latine. Au lendemain des indépendances, cette insertion doit être modifiée et, dans la plupart des cas, les États prennent le contrôle des économies sur la voie d’un développement national financé par l’épargne domestique. L’insertion internationale ne pouvant se réaliser en autarcie complète, les pays doivent exporter pour financer leurs achats en biens d’équipement. L’argument ricardien de l’avantage comparatif incite les gouvernements des pays d’Afrique sub-saharienne ou d’Amérique latine à s’engager sur la voie de la spécialisation dans les produits primaires. À la fin des années 1970, la crise pétrolière et les instabilités des cours des matières premières (notamment une série de booms sur les marchés du cacao, du café, etc.) ont conduit à une situation de sur-liquidité dans l’économie mondiale. Le système monétaire international de Bretton Woods fondé sur une parité avec le dollar se révélera incapable de gérer la crise de la dette qui s’ensuivit. Les années 1980 sont marquées par une détérioration des termes de l’échange pour des pays spécialisés dans la production et l’exportation de produits tropicaux. Depuis le début des années 1970, ces pays ont eu recours à des financements de plus en plus privés, surtout après le choc pétrolier de 1973. La crise économique des années 1980 et les programmes d’ajustement structurel qui l’ont suivie ont révélé les difficultés des États à fournir les infrastructures nécessaires au bon fonctionnement de leurs systèmes bancaire et financier aux niveaux international et domestique [7]. La « malédiction des ressources » ne serait-elle pas la conséquence de cette insertion dans la mondialisation qui ne garantit ni une croissance stable, ni un développement économique de long terme ?

par Audrey Aknin, le 29 septembre 2014

Pour citer cet article :

Audrey Aknin, « Le pétrole : filon ou guignon ? », La Vie des idées , 29 septembre 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Le-petrole-filon-ou-guignon

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Sachs J., Warner A. (1995) Natural resource abundance and economic growth, National Bureau of Economic Research Working paper 5398, Cambridge Massachusetts.
Sachs J., Warner A. (1999) The big push, natural resource booms and growth, Journal of Development Economics, 6(3), 335-376,
Sachs J., Warner A. (2001) The curse of natural resources, European Economic Review, 45, 827-838,
Sala-i-Martin X. (1997) I just ran two million regressions, American Economic Review : Papers and Proceedings, 87(2), 178-183.

[2Auty, R.M. (1990) Resource-Based Industrialization : Sowing the Oil in Eight Developing Countries, Oxford University Press, New York.

[3Auty (2007) Natural resources, capital accumulation and the resource curse, Ecological Economics, 61, 627-634, p. 628.

[4Le “syndrome hollandais” est un phénomène affectant les économies ouvertes disposant d’abondantes ressources pétrolières ou gazières. Le développement du secteur exportateur reposant sur le pétrole ou le gaz se fait au détriment des autres secteurs productifs de l’économie en raison de l’augmentation du taux de change effectif réel, voir Corden et Neary JP (1982) Booming Sector and De-industrialisation in a Small Open Economy, The Economic Journal 92 (December), 825–848.

[5Buhaug H., Gates S. (2002) The geography of civil war, Journal of Peace Research, 39(4), 417-433, p. 419.

[6Hartwick, J.M. (1977), Intergenerational Equity and the Investment of Rents from Exhaustible Resources, American Economic Review, 67, December, 972-74.

[7L’accroissement de la dette publique, le poids de plus en plus conséquent de son service et la modification de la politique monétaire des États-Unis en 1980 sont à l’origine de la crise financière de 1982, qui touchera essentiellement les pays d’Amérique latine.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet