La Chinoise, de Jean-Luc Godard (1967)

Le petit timonier

À propos de : Julie Pagis, Le prophète rouge, La Découverte


par , le 19 novembre


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Dans le Paris post-soixante-huitard, un groupe de maoïstes s’organise autour de Fernando, mystérieux prophète des temps modernes. En explorant le fonctionnement de cette organisation, Julie Pagis invite à approfondir la notion de domination charismatique chère à Max Weber.

Entre 1971 et 1980, dans la France post-1968, sept couples suivent à la lettre les préceptes marxistes-léninistes dispensés par Fernando, un militant maoïste de quinze ans leur aîné, récemment revenu de Chine. Peu à peu, celui-ci parvient à exercer un contrôle quasi total sur leur travail, leur famille, leur façon de s’habiller et jusqu’à leur manière de se percevoir eux-mêmes. Pourquoi les membres de ce groupe obéissent-ils à cet homme durant près de dix ans ? En d’autres termes, comment, au nom de la Révolution, peut-on consentir à la domination ?

En 2015, la sociologue et politiste, Julie Pagis est contactée par Christine, une ancienne disciple de Fernando, qui lui propose d’étudier l’histoire du groupe à la suite de la lecture de ses travaux sur les devenirs des anciens soixante-huitards (Pagis, 2014). L’autrice se lance alors dans une double enquête, afin de comprendre les modalités d’exercice de la domination en milieu militant, mais aussi résoudre les mystères entourant le passé de ce « Prophète rouge ».

La domination exercée par Fernando est définie par l’autrice comme charismatique au sens de Max Weber (1961-1920), c’est-à-dire comme une autorité fondée sur des qualités personnelles extraordinaires attribuées par un groupe à un individu.

Publiée en 2024, cette étude sociohistorique est structurée en deux parties. Les six premiers chapitres retracent l’histoire de l’organisation, de sa genèse à la déprise de ses membres vis-à-vis du leader charismatique. Les chapitres 7 et 8 sont, eux, consacrés à la recherche des traces de Fernando, en France, en Espagne et en Chine.

Cet ouvrage est écrit à la première personne, ce qui permet à l’autrice d’analyser son rapport personnel à l’objet d’étude, tout comme la relation nouée avec les enquêtés. L’histoire du groupe maoïste fait en effet écho à celle des parents de Julie Pagis, anciens soixante-huitards s’étant installés en tant qu’éleveurs pour refuser une appartenance à la petite bourgeoisie que leur prédestinaient leurs études supérieures.

Des dispositions sociales à être « encharismé »

Sortie d’usine, Vitry-sur-Seine, 1973, Photothèque de la préfecture du Val-de-Marne (1967-1976), 33FI/VITRY 1

Au moment de leur rencontre avec Fernando, les enquêtés sont tous à leur manière dans un épisode « d’impasse biographique » (p. 47) et en recherche de cohérence entre mode de vie et principes politiques. C’est ce que leur offre « le camarade F. » (p. 94) en leur proposant une pratique radicale et collective du marxisme-léninisme. Issus de milieux populaires, ou bien de classes moyennes et supérieures, les membres du groupe partagent à la fois un désir d’émancipation vis-à-vis des déterminismes sociaux et des dispositions à la transformation de soi et à l’ascétisme. Les membres du groupe issus des classes populaires voient dans leur participation une façon de s’élever socialement, en côtoyant d’égal à égal des personnes ayant fait des études supérieures. Au contraire, ceux originaires des classes moyennes et supérieures sont séduits par l’appartenance à la classe ouvrière de leur leader.

Les débuts du groupe sont pour la plupart des enquêtés associés à des souvenirs heureux : les fêtes multiculturelles et le fait de vivre en accord avec ses valeurs suscitent ainsi un véritable « bonheur militant ». Ceux que J. Pagis appelle les « encharismés », ont donc un relatif « intérêt » à tomber sous emprise, et sont loin de se définir comme les victimes passives du leader charismatique.

Les récits des enquêtés concernant le moment de la rencontre avec Fernando mentionnent tous ses qualités « extraordinaires » (p. 26), comme sa grande connaissance théorique du marxisme-léninisme ou son intelligence. En attribuant ces caractéristiques hors du commun à leur leader, les membres du groupe le placent en position de supériorité par rapport au commun des mortels, le dotant ainsi de la légitimité à exercer une emprise sur leurs vies. De plus, Fernando noue une relation personnelle avec chacun des membres du groupe, lui donnant l’impression d’avoir été choisi. Loin de naturaliser et d’individualiser les caractéristiques du leader, J. Pagis analyse donc le charisme de Fernando comme une performance, qui permet aux dominés de croire au caractère extraordinaire de leur chef.

À partir de là, la première injonction imposée par Fernando est de renoncer à un métier bourgeois pour s’établir en usine. Le genre influence la manière dont les femmes et les hommes investissent ce rôle d’établi. Alors que les hommes y voient surtout un moyen d’éveiller les consciences de leurs collègues et de devenir un leader révolutionnaire, les femmes s’emploient à se fondre parmi les masses ouvrières.

Les étapes progressives d’un « engagement total » au service du leader

Le chemin vers la prolétarisation constitue autant d’étapes de conversion à une communauté, dont Fernando est le seul à distribuer les récompenses et édicter les règles. Ainsi, les membres du groupe emménagent en couple, habitent en banlieue et deviennent parents pour se conformer à un mode de vie ouvrier largement essentialisé. Cet « engagement total » (p. 91) sera sacralisé par un serment, au cours duquel les membres jureront de tuer, s’il le faut, pour l’organisation. Ainsi, l’hypothèse de l’élimination physique de l’un des membres du groupe jugé déviant est sérieusement discutée par certains de ses camarades au nom de ce qu’ils qualifiaient de trahison.

Le processus de conversion repose donc sur une première phase d’exclusion des membres ne se conformant pas entièrement aux attentes de Fernando. Ces exclusions sont vécues pour les membres restants comme une « purifi[cation] » (p. 102) du groupe, qui, en s’uniformisant, se radicalise. Les militants se sentent d’autant plus élevés moralement qu’ils ont su réaliser les sacrifices non consentis par les exclus. Ainsi, de façon paradoxale, les rétributions de l’engagement croissent à mesure que ses coûts augmentent.

À partir de 1976, la plupart des membres du groupe quittent leurs logements familiaux pour habiter collectivement dans un ancien couvent, appelé le Bâtiment. Ils se débarrassent ou cèdent à l’organisation la majorité de leurs propriétés et de leurs biens : économies, quasi-intégralité de leurs salaires, meubles, voiture, vêtements, livres, etc.

À partir de ce moment-là, les membres du groupe commencent un contrôle réciproque de leurs attitudes, tenues ou même coupe de cheveux, afin de dénoncer toute infraction au rôle de révolutionnaire professionnel. Le genre influe sur les critiques adressées aux membres du groupe. Ainsi, les femmes sont par exemple plus souvent accusées de se laisser guider par leurs émotions, et donc taxées de « subjectivisme » (p. 120).

Fernando, en incitant à la délation, sape les liens de confiance pouvant exister entre les membres du groupe : solidarité féminine, amitiés, liens entre conjoints. Les temps privés, tout comme les relations avec l’extérieur, sont drastiquement réduits. L’autorisation de faire des enfants, ou même d’aller rendre visite à sa famille doit être demandée à l’organisation. De ce fait, les membres en viennent à dépendre complètement du groupe, tant en termes émotionnels que matériels.

La pratique fréquente de l’autocritique modifie la perception de la réalité des encharismés, y compris leur perception d’eux-mêmes. Elle amplifie la violence d’un dispositif coercitif dans lequel chacun des adeptes prend une part active. Les longues réunions, jusque tard dans la nuit après la journée de travail en usine, privent les disciples de sommeil, et donc de leurs capacités critiques. Fernando perçoit, lui, à partir de 1976, un salaire de l’organisation, et est donc dispensé de ce travail ouvrier. Les écrits de Mao sont sacralisés, et servent de base à des arguments d’autorités faisant taire toute contestation.

Les disciples eux-mêmes finissent par ne plus comprendre la nature des règles, et n’ont plus confiance en leur propre jugement. À tout moment, il est en effet possible d’être désigné par le groupe comme « opportuniste » (p. 154). Pour demeurer « du bon côté » (p. 154), il ne reste alors qu’à imiter la manière d’être et d’agir du leader, de sa façon de parler jusqu’à sa marque de cigarette.

Enfin, la collectivisation des enfants, nuits et jours placés à la crèche prolétarienne située au deuxième étage du Bâtiment et gérés par deux membres du groupe, doit permettre d’éviter que les parents ne « corrom[pent] les enfants avec leurs travers bourgeois » (p. 157). Ce dispositif est un puissant moyen de contrôle des mères, en particulier, qui ne peuvent plus partir du groupe sous peine de ne plus voir leurs enfants.

La fragilité du pouvoir charismatique

Malgré une emprise extrême de Fernando sur les membres du groupe, ces derniers font néanmoins parfois preuve de résistance discrète. Ainsi, Michel écoute un jour secrètement un morceau de jazz, une pratique considérée comme « petite-bourgeoise » et donc proscrite. Pierrette, elle, partiellement protégée des critiques de Fernando par ses origines ouvrières, se permet aussi de critiquer frontalement la crèche prolétarienne.

La domination de Fernando n’échappe pas non plus à l’impossible routinisation du charisme, déjà relevée par Max Weber (Weber et al., 2013). En effet, le charisme du leader repose sur son caractère exceptionnel. De ce fait, sur le temps long, la domination charismatique est fragile, car le leader doit constamment faire preuve de son exceptionnalité par des miracles ou des bienfaits accordés aux disciples. Fernando doit donc régulièrement réaliser des coups de théâtre afin de renouveler sa légitimité.

Dans le chapitre 6, l’autrice montre que c’est d’abord l’absence physique de Fernando, de plus en plus pris par son nouveau groupe maoïste au Portugal, qui entraîne une diminution de l’emprise. La dimension physique et charnelle du charisme se révèle donc notamment dans les modalités de la déprise. L’organisation est finalement dissoute par Fernando, qui récupère au passage l’argent du collectif, alors qu’il n’y reste plus que six membres, à la suite de départs volontaires ou contraints.
Le passé du « Prophète rouge » présente de nombreux éléments troublants, qui ne concordent pas avec les trajectoires des autres militants maoïstes. Pourquoi, alors que celui-ci se prétend réfugié antifranquiste, a-t-il rejoint l’armée espagnole avant l’âge officiel de la conscription ? Comment est-il parvenu, en pleine révolution culturelle chinoise, à rejoindre l’équipe très resserrée des traducteurs et relecteurs de Mao ? Au terme d’une véritable course poursuite à travers les archives de la police et des renseignements généraux français et espagnols, l’autrice démontre que l’imposture et le secret sont des éléments clés de la construction sociale du charisme.

Un ouvrage axé sur les relations internes à l’organisation

L’ouvrage se concentre sur les relations internes au groupe, la description des interactions avec l’extérieur étant moins développée. Ce parti pris se comprend aisément puisque le renfermement du groupe sur lui-même constitue l’un des ressorts de la domination charismatique. Toutefois, le groupe n’évolue pas totalement en huis clos. Les collègues de l’usine, les camarades du Portugal, les ouvriers participants aux activités du Bâtiment ou encore les membres de la famille des encharismés sont d’ailleurs mentionnés à plusieurs reprises. Une analyse plus approfondie de ces relations avec l’extérieur aurait pu permettre de davantage situer le groupe au sein du quartier ainsi que du milieu ouvrier et militant.

Une autre dimension, peu abordée par l’ouvrage, consiste en la compréhension de la manière dont le régime chinois est devenu une utopie pour le groupe des militants parisiens. Le prisme de la circulation internationale des idées aurait été utile pour comprendre pourquoi le maoïsme chinois a permis aux adeptes de Fernando de trouver une réponse à leurs impasses biographiques, plutôt que d’autres idéologies ou doxa. De façon paradoxale, alors que le groupe est relativement renfermé sur lui-même, il comporte pourtant une dimension internationale très forte : lecture de journaux du parti communiste chinois, liens avec un groupe maoïste au Portugal. Quel rôle l’éloignement géographique joue-t-il dans la formation d’une utopie militante ? Et quel lien l’utopie politique entretient-elle avec la domination charismatique ?

Le « Prophète Rouge » réussit donc le pari de « rendre opératoire » (p. 21) la notion wébérienne de domination charismatique. Grâce à une « sociologie de la domination “à parts égales” (Bertrand, 2011) » (p. 22), l’autrice démontre que la légitimité charismatique est produite autant par les dominés que par le leader de l’organisation. Tout au long des chapitres, l’autrice montre aussi que le genre et la classe influencent les différentes manières d’investir le rôle d’établi, mais aussi les manières d’être « encharismé », ou encore de subir la domination et d’y résister.

Fondée sur des entretiens et des correspondances avec treize des membres du groupe, mais aussi des archives militantes et officielles, cette enquête au long cours présente, outre un intérêt théorique et empirique certain, la qualité de se lire comme un roman. Pages après pages, on peut ainsi suivre avec intérêt, à la fois les différentes étapes de l’histoire du groupe et celles de l’enquête de la chercheuse, qui prend parfois véritablement des tournures de roman policier. Cet ouvrage met donc en évidence l’intérêt d’une écriture accessible et agréable pour la diffusion des sciences sociales à un large public.

Julie Pagis, Le prophète rouge, La Découverte, 2024, 352 p., 21€, ISBN 9782348078897

par , le 19 novembre

Aller plus loin

 Bertrand, R. (2011). L’histoire à parts égales  : Récits d’une rencontre Orient-Occident, XVIe-XVIIe siècle, Seuil.
 Lignier, W. (2012). La petite noblesse de l’intelligence  : Une sociologie des enfants surdoués, La Découverte.
 Pagis, J. (2014). Mai 68, un pavé dans leur histoire  : Événements et socialisation politique, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
 Weber, M., Kalinowski, I., & Sintomer, Y. (2013). La domination. La Découverte.

Pour citer cet article :

Elena Mejias, « Le petit timonier », La Vie des idées , 19 novembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Le-petit-timonier

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