Quoi qu’en dise sa présidente, le Front National n’a jamais cessé d’être raciste et xénophobe, à en juger par l’opinion de ses adhérents et sympathisants. C’est ce que montre le sondage annuel effectué pour la Commission nationale consultative des droits de l’homme.
Depuis que Marine Le Pen a été élue présidente du Front national, en janvier 2011, sa stratégie de conquête du pouvoir passe par la « dédiabolisation », visant à donner du FN l’image d’un parti « comme les autres » [1]. Il s’agit notamment de montrer qu’il n’est ni raciste, ni xénophobe, ni surtout antisémite. Louis Aliot, vice-président du FN et député européen, le dit sans fard : « La dédiabolisation ne porte que sur l’antisémitisme. En distribuant des tracts dans la rue, le seul plafond de verre que je voyais, ce n’était pas l’immigration, ni l’islam… D’autres sont pires que nous sur ces sujets-là. C’est l’antisémitisme qui empêche les gens de voter pour nous. Il n’y a que cela… À partir du moment où vous faites sauter ce verrou idéologique, vous libérez le reste (..). » (Entretien du 6 décembre 2013, in Valérie Igounet, Le Front national de 1972 à nos jours, Paris, Seuil, p. 420).
Marine le Pen, pour sa part, n’a jamais tenu de propos antisémites ou négationnistes, et elle a plus d’une fois condamné les propos antisémites de son père. Elle se présente même comme le meilleur rempart de la communauté juive contre « l’antisémitisme islamique », cherchant, non sans succès, à séduire une partie de cet électorat. Comme le souligne Jérôme Fourquet : « quel meilleur gage de “normalisation” qu’un score élevé (ou conforme à la moyenne nationale) du FN dans l’électorat de confession juive ? » [2]. Et elle vise également l’électorat musulman, comme en témoigne la campagne de son parti en Île-de-France pour les régionales : des tracts sont distribués portant la mention « Musulman peut-être, mais Français d’abord », tandis qu’une affiche intitulée « Quelle banlieue voulez-vous ? » montre d’un côté, une jeune femme portant un bonnet phrygien et le drapeau tricolore peint sur ses joues, de l’autre la même jeune femme (en fait Kelly Betesh, candidate FN sur la liste de Wallerand de Saint-Just) portant un niqab.
Les provocations antisémites de Jean-Marie Le Pen
En janvier 2005, quand il déclare dans un entretien au journal d’extrême droite Rivarol que « l’Occupation allemande en France n’a pas été particulièrement inhumaine », Marine Le Pen sèche pendant trois mois les réunions du bureau exécutif et du bureau politique du FN. En 2011, elle qualifie ce qui s’est passé dans les camps de « summum de la barbarie » (Entretien du 3 février 2011, Le Point, 2011). En avril 2014, sur son blog hébergé par le FN, quand Jean-Marie Le Pen lance : « On fera une fournée la prochaine fois » en réponse au chanteur Patrick Bruel disant qu’il ne se produira pas dans les villes qui ont élu un maire FN, elle dénonce « une faute politique » et supprime son blog. Chaque fois qu’il réitère ses propos sur les chambres à gaz comme un « détail de l’histoire » (en 2008, 2009 et 2015) elle exprime publiquement son « profond désaccord ». Le 9 avril 2015, l’entretien qu’il accorde à Rivarol, revenant sur « le point de détail » et faisant l’éloge du maréchal Pétain, est la goutte de trop qui déclenche sa procédure d’exclusion définitive du parti.
Cette stratégie ne fait pourtant pas l’unanimité dans le parti, si l’on en juge par les nombreuses défections de nouvelles recrues, déçues de découvrir une réalité à mille lieux des discours de la présidente. Nadia Portheault, d’origine algérienne, tête de liste FN à Saint-Alban, en Haute-Garonne, est partie après qu’un cadre lui eut lancé : « Toi et tes enfants, vous êtes bons pour le four… » (La voix du Midi, 4 novembre 2013). Arnaud Cléré aussi, transfuge de l’UMP dans la Somme, effaré de voir des croix gammées tatoués aux bras de certains militants, ou encore Anna Rosso-Roig (Front de gauche) à Marseille et Vincent Morelle (UMP) à Meaux. Sans compter les propos racistes et antisémites avérés de 104 candidats du FN aux départementales de 2015, malgré les strictes consignes données par la direction. Ces exemples incitent à s’interroger sur le degré de racisme et d’antisémitisme au sein du « nouveau » Front national. Le parti a-t-il vraiment changé à cet égard, ou la stratégie de « dédiabolisation » n’est-elle qu’un leurre ?
Pour répondre à cette question on dispose d’une base de données unique en son genre, celle du sondage annuel effectué pour la Commission nationale consultative des droits de l’homme depuis 1990 [3], qui explore toutes les formes de racisme et de xénophobie. Elle permet d’isoler une population particulière, celle des sympathisants frontistes, soit les personnes qui citent le Front national comme le parti dont elles se sentent « le plus proche ou disons le moins éloigné ». Afficher ouvertement une proximité avec le parti frontiste engage certes moins que l’adhésion, mais plus qu’un simple vote. C’est le noyau dur de l’électorat du FN, le plus fidèle, le plus acquis à ses idées, qui offre comme un miroir grossissant de ses transformations. Ce sondage permet d’une part de comparer les préjugés racistes des sympathisants du FN à ceux des sympathisants des autres partis politiques, d’autre part de vérifier si leur niveau de racisme a baissé depuis l’élection de Marine Le Pen à la présidence du parti.
Un niveau record d’intolérance
Le constat est sans appel. Sur toutes les questions relatives à la perception de l’Autre, « autre » par ses origines, sa couleur de peau, sa religion, sa culture, et quelle que soit la vague de sondage retenue, les réponses des sympathisants du FN sont toujours beaucoup plus négatives que celles des sympathisants des autres partis.
Plutôt que de prendre les questions une par une, la technique des échelles d’attitudes permet de faire apparaître la structure des réponses. Elle sélectionne les questions dont les réponses sont les plus corrélées, relevant d’une même attitude raciste ou « ethnocentriste », au sens qu’un ethnologue comme Claude Lévi-Strauss a donné à ce terme :
L’attitude la plus ancienne (...) consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n’est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. (Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Gonthier, 1961, p. 19-20).
Puis cette même technique classe les questions retenues par niveau croissant d’intolérance, comme les marches d’un escalier, allant du degré d’ethnocentrisme le plus bas au plus élevé. Et elle permet de donner un score d’ethnocentrisme, allant de zéro pour les personnes qui ne donnent jamais la réponse intolérante, à 100 pour celles qui la donnent toujours.
L’échelle d’ethnocentrisme
La même échelle en dix questions a été utilisée de 2009 à 2014. Le cumul des six vagues donne un échantillon total de 6090 personnes dont 458 proches du FN. Les réponses en caractères gras relèvent de la même attitude « ethnocentriste », entre parenthèses figurent la moyenne des réponses sur les six vagues. Ceux qui n’acceptent pas les Juifs ont tendance à ne pas accepter non plus les Musulmans, les immigrés, les étrangers. Il y a toutefois une hiérarchie des rejets. Sur les six vagues, l’item qui dénote le degré le plus élevé d’ethnocentrisme est le refus absolu d’accorder aux Français musulmans la qualité de citoyen à part entière (les « pas d’accord du tout » opposée à tous les autres), suivi de très près par le refus de l’accorder aux Français juifs (« plutôt pas d’accord » et « pas d’accord du tout »). Ces personnes, minoritaires, ont tendance à donner la réponse ethnocentriste à toutes les autres questions. Inversement, l’item le moins discriminant renvoie au stéréotype selon lequel les immigrés viendraient en France uniquement pour profiter des avantages sociaux, que plus de neuf personnes interrogées sur dix ne rejettent pas totalement (toutes celles qui choisissent une autre réponse que « pas d’accord du tout »), sans pour autant partager nécessairement les préjugés précédents.
Les Français musulmans sont des Français comme les autres : Tout à fait d’accord, plutôt d’accord, plutôt pas d’accord, n’a pas répondu / Pas d’accord du tout (9%) Les Français juifs sont des Français comme les autres : Tout à fait d’accord, plutôt d’accord, n’a pas répondu / Plutôt pas d’accord, pas d’accord du tout (12%) Les travailleurs immigrés doivent être considérés ici comme chez eux puisqu’ils contribuent à l’économie française : Tout à fait d’accord, plutôt d’accord, n’a pas répondu / Plutôt pas d’accord, pas d’accord du tout (23%) Il faut permettre aux Musulmans de France d’exercer leur religion dans de bonnes conditions : Tout à fait d’accord, plutôt d’accord, SR / Plutôt pas d’accord, pas d’accord du tout (23%) La présence d’immigrés est une source d’enrichissement culturel : Tout à fait d’accord, plutôt d’accord, n’a pas répondu / Plutôt pas d’accord, pas d’accord du tout (31%) Il faudrait donner le droit de vote aux élections municipales pour les étrangers non européens résidant en France depuis un certain temps : Tout à fait d’accord, plutôt d’accord, / n’a pas répondu Plutôt pas d’accord, pas d’accord du tout (51%) Il y a trop d’immigrés aujourd’hui en France : Tout à fait d’accord, plutôt d’accord / Plutôt pas d’accord, pas d’accord du tout, n’a pas répondu (62%) Les enfants d’immigrés nés en France ne sont pas vraiment Français : Tout à fait d’accord, plutôt d’accord, plutôt pas d’accord / Pas d’accord du tout, n’a pas répondu (59%) L’immigration est la principale cause de l’insécurité : Tout à fait d’accord, plutôt d’accord, plutôt pas d’accord / Pas d’accord du tout, n’a pas répondu (77%) De nombreux immigrés viennent en France uniquement pour profiter de la protection sociale : Tout à fait d’accord, plutôt d’accord, plutôt pas d’accord / Pas d’accord du tout, n’a pas répondu (87%)
Les sympathisants du FN battent tous les records d’intolérance à l’Autre. Si on répartit les personnes interrogées en quatre groupes par niveau croissant d’ethnocentrisme, de « très faible » (scores 0-1) à « très fort » (6-10), 87 % d’entre eux sont très ethnocentristes, contre 48 % des proches des partis de droite, 33 % des proches des partis du centre, et 18 % des proches des partis de gauche (Figure 1). Inversement, aucun proche du FN n’a sur notre échelle un score inférieur à 2 (contre respectivement 3 % des sympathisants de droite, 11% des centristes et un quart des sympathisants de gauche). Surtout, si on regarde l’évolution dans le temps des sympathisants FN, la proportion des « très racistes » n’y a pas varié depuis 2011, stabilisée à 87 %.
L’arrivée de Marine Le Pen n’a donc pas atténué les préjugés de ses sympathisants. En revanche les sympathisants des autres partis et surtout ceux de droite, dans un contexte de crise économique et de désaffection politique, sont devenus plus racistes. La proportion des scores très élevés sur l’échelle d’ethnocentrisme est passée dans le même temps de 11 à 21% chez les sympathisants de gauche (+10 points), de 58 à 69% chez les centristes (+11), et de 33 à 55% chez les sympathisants de droite (+22). L’écart entre le niveau de racisme au FN et dans les autres partis a certes un peu diminué, mais il reste spectaculaire, les frontistes distançant encore les sympathisants des partis de droite de 32 points et ceux de gauche de 66 points.
Plus d’islamophobes que d’antisémites
Un second trait caractéristique des sympathisants du FN est une polarisation anti-Islam exacerbée, bien plus marquée que leur antisémitisme. Plusieurs questions du baromètre CNCDH, posées à l’identique sur une période plus longue que celles de l’échelle précédente (dès 2002 pour certaines), permettent de cerner l’image des minorités culturelles et religieuses (juive, musulmane, maghrébine, asiatique, noire etc.) qui composent la société française. Elles portent sur la reconnaissance de leur citoyenneté (leurs membres sont-ils « des Français comme les autres » ?), leur degré d’intégration dans la société (forment-ils un « groupe à part » ?), l’image positive ou négative de leur religion, et la nécessité d’une sanction judiciaire accrue pour les insultes à leur égard. Quelle que soit l’orientation partisane, la minorité juive est de très loin la mieux acceptée en France, et la minorité musulmane la plus rejetée. Ainsi 87 % des personnes interrogées, en moyenne, estiment que les Français juifs sont « des Français comme les autres » mais 72 % pensent pareil pour les Français musulmans. L’idée que les Juifs forment « un groupe à part » est partagée par 31 % des personnes interrogées mais 53 % quand il s’agit des Musulmans. La religion juive évoque quelque chose de négatif à 19 % des personnes interrogées, mais la religion musulmane à 36 %. Même la demande de sanctions judiciaires accrues est un peu plus forte pour des propos comme « sale Juif » que pour « sale Arabe » (respectivement 81 et 78 %).
Mais le phénomène atteint un paroxysme chez les sympathisants du FN. La figure suivante montre la perception comparée des minorités juive et musulmane par proximité partisane, opposant les proches du FN à ceux des autres partis (Figure 2). Si les premiers sont toujours plus nombreux que les seconds à avoir une perception négative de ces deux minorités (barres noires) comparés aux proches des autres partis politiques (barres grises), le différentiel partisan est encore plus marqué quand il s’agit des Musulmans et de l’Islam. Le refus des sympathisants FN de voir dans les Musulmans des citoyens comme les autres dépasse de 48 points celui qu’on observe chez les sympathisants des autres partis (contre 23 points dans le cas des Français juifs), leur jugement négatif de la religion musulmane est supérieur de 42 points (contre 20 pour la religion juive), leur sentiment que les Musulmans forment un « groupe à part » de 35 points (contre 14 quand il s’agit des Juifs) et leur refus de sanction judiciaire pour des propos insultants de 28 points (contre 21).
Cet écart entre sympathisants et non sympathisants du FN se maintient après 2011 pour ce qui est des jugements négatifs sur l’Islam et les Musulmans. En revanche l’image négative de la religion juive et le sentiment que les Juifs forment un groupe à part n’ont progressé que chez les proches du FN (+ 5 points). Autrement dit, non seulement l’arrivée de Marine Le Pen aux commandes du parti n’a pas fait baisser le niveau relatif des préjugés anti-musulmans chez ses sympathisants, mais leur niveau d’antisémitisme s’est accru, même s’il reste bien inférieur à celui de leurs préjugés islamophobes.
Une aversion marquée aux pratiques de l’islam
Dès 1989 et la polémique sur le port du foulard à l’école, il y a eu en France une polarisation du débat public autour des pratiques de l’Islam et de leur compatibilité avec les valeurs républicaines. Sans surprise, c’est chez les proches du FN que cette aversion est la plus marquée.
L’enquête de la CNCDH de 2003, sur le terrain juste avant que la commission Stasi dépose son rapport, inclut pour la première fois une batterie de questions ainsi formulée : « Selon vous, le respect des pratiques religieuses musulmanes suivantes peut-il, en France, poser problème pour vivre en société ? Tout à fait, plutôt, pas vraiment, pas du tout ». On a repris cinq questions posées d’abord en 2003 puis systématiquement depuis 2007, concernant le port du voile, le jeûne du ramadan, les prières, l’interdiction de consommer de la viande de porc et de l’alcool, et le sacrifice du mouton lors de l’Aïd El Kébir. C’est la modalité de réponse la plus hostile qui a été retenue (pratique jugée « tout à fait » problématique) (Figure 3). Les proches du FN se distinguent là encore des proches des autres partis par leur niveau plus élevé d’hostilité à ces pratiques. L’écart est d’autant plus grand que celles-ci sont plus visibles dans l’espace public. Il atteint 41 points sur le sacrifice du mouton, 39 sur les prières (sans doute comprises comme les prières de rue, régulièrement stigmatisées par Marine Le Pen), 37 sur le port du voile, contre 30 pour le respect du Ramadan et des interdits alimentaires.
Si entre 2009 et 2014 le rejet de ces pratiques a considérablement progressé dans l’ensemble de la population, il a aussi continué à monter chez les proches du FN, où il était pourtant déjà très élevé. L’écart entre les sympathisants du FN et des autres partis a donc un peu diminué mais il reste très élevé. On le voit sur une échelle d’aversion à l’Islam, construite en ajoutant à ces cinq questions sur les pratiques une question sur la perception comparée de la religion musulmane et de la religion catholique. La proportion de sympathisants frontistes avec des scores très élevés est passée de 73 % avant 2011 à 81 % après (contre 42 et 55% chez les non-frontistes).
Un antisémitisme sans équivalent dans les autres partis
Sans atteindre le niveau des préjugés islamophobes, les préjugés anti-juifs sont également beaucoup plus fréquents chez les sympathisants du FN que chez ceux des autres partis. On peut le mesurer grâce à de nouvelles questions récemment introduites dans les enquêtes de la CNCDH, compte tenu de l’inquiétude suscitée par la montée des actes antisémites. Elles reprennent les stéréotypes anti-juifs qui se sont accumulés au fil du temps : anti-judaïsme chrétien, antisémitisme nazi à base raciale, stéréotypes autour de l’argent et du pouvoir excessif des Juifs, accusations de communautarisme, de « double allégeance », négationnisme, sans oublier l’antisionisme. Depuis la Guerre des Six jours et l’occupation des territoires, un autre débat s’est ouvert sur l’apparition à gauche d’une « nouvelle judéophobie », qui serait masquée derrière la critique d’Israël et la défense de la cause palestinienne [4] .
La technique des échelles d’attitude, déjà utilisée, montre que sur les dix questions relatives à la perception des Juifs seules cinq relèvent d’une même attitude « antisémite « : la croyance dans le pouvoir excessif des Juifs, le déni de leur pleine citoyenneté française, le fait qu’ils formeraient un groupe « à part », le sentiment qu’Israël pour eux compte plus que la France et leur rapport particulier à l’argent. Les opinions sur Israël et le conflit n’y entrent pas, pas plus que les thèses négationnistes, l’antijudaïsme religieux ou la sensibilité aux insultes antisémites. Sur cette échelle d’antisémitisme, les sympathisants du FN se distinguent des autres par leur niveau très élevé de préjugés antisémites : plus de la moitié ont des scores élevés (supérieurs à 3), contre un gros quart des sympathisants des autres partis (Figure 4). Même si la différence observée entre proches et non proches du FN – 26 points de pourcentage – reste bien inférieure à celle qu’on observait quand il s’agissait de l’Islam et des Musulmans (Figures 2 et 3).
Il en va de même quand on aborde la question d’Israël. Là encore, les opinions négatives sont bien plus nombreuses chez les sympathisants du FN que chez ceux des autres partis, et notamment ceux de l’extrême gauche, contrairement à la thèse d’une « nouvelle judéophobie » qui serait en train de migrer de l’extrême droite à l’extrême gauche de l’échiquier politique (respectivement 57 % au FN, 41 % à l’UMP, 35 % à l’extrême gauche). Mais une fois encore le différentiel FN/non FN est bien plus marqué quand il s’agit d’un pays musulman comme l’Algérie (36 points, contre 20 quand il s’agit de l’État juif) (Figure 5).
Un racisme assumé
Depuis la Seconde guerre mondiale et le traumatisme de la Shoah, la lutte contre le racisme, sous toutes ses formes, est devenue la norme dans les démocraties occidentales. Les préjugés sont reformulés de manière plus acceptable, sur la base d’arguments culturels, en appelant à des conflits de valeurs ou de civilisation plutôt qu’en termes de race. C’est un racisme qualifié de « soft », « subtil », « voilé », « symbolique », ou encore de « différentialiste », par opposition au racisme « inégalitaire » qui prévalait avant [5]. L’euphémisation relative des discours et des programmes du FN, sa stratégie même de dédiabolisation » en sont un signe. Pourtant cette évolution n’apparaît pas chez les sympathisants du FN, leur racisme s’exprime crûment, à l’ancienne.
Pour le repérer on dispose de deux questions. La première, régulièrement posée depuis 2002, interroge la croyance en l’existence de races humaines. Il fallait choisir entre trois propositions : les races humaines n’existent pas, toutes les races humaines se valent, et il y a des races supérieures à d’autres. La proportion de personnes qui croient encore en l’existence de races humaines est minoritaire, avoisinant les 11 % sur la période étudiée (2002-2014). Mais elle fait plus que tripler chez les sympathisants du FN, où elle atteint 36 %. Et chez eux cette proportion n’a pas varié tout au long de la période, alors que chez les non sympathisants du FN elle a légèrement reculé (de 10 avant 2011 à 8 % après). Une forme primaire de racisme, à fondement biologique, reste donc encore présente chez une grosse minorité de frontistes, en décalage avec la ligne officielle du parti.
La seconde question, posée depuis 1999, demande à la personne interrogée d’évaluer son propre degré de racisme : « En ce qui vous concerne personnellement, diriez-vous de vous-même que vous êtes plutôt raciste, un peu raciste, pas très raciste, pas raciste du tout ? ». Cet indicateur s’avère clivant, et étroitement corrélé aux échelles d’ethnocentrisme, d’antisémitisme et d’aversion à l’islam. La frontière passe entre ceux qui se disent plutôt ou un peu racistes et les autres, les premiers donnant systématiquement les réponses les plus intolérantes. Sur la période étudiée, leur proportion moyenne tourne autour de 28 %. Mais elle bat tous les records chez les proches du FN : 82 % se disent racistes (dont 43% « plutôt » et 39 % « un peu »), alors que chez les proches des autres partis la proportion tombe à 25 % et 16 % chez les proches des partis de gauche Si elle baisse de 5 points depuis 2011, elle reste à un niveau exceptionnellement élevé : 80 % (contre 26 % chez les proches des autres partis). La sympathie pour le FN est encore aujourd’hui le fait d’une très large majorité de « racistes » assumés, se revendiquant comme tels.
Ces résultats montrent un décalage certain entre le discours de la présidente du Front national et celui de ses soutiens. Les sympathisants déclarés de son parti se distinguent par un niveau record de rejet de l’Autre, rejet assumé puisque quatre sur cinq se définit comme « raciste ». Alors que Marine Le Pen a fait de l’antisémitisme un tabou, plus d’un sympathisant sur deux a des notes élevées sur une échelle de préjugés anti-juifs. Alors qu’elle prend soin de cibler le « fondamentalisme islamique » et non l’Islam, ses partisans ne font pas la différence. Ils se distinguent des proches de tous les autres partis par leur niveau exceptionnellement élevé d’« islamophobie », au sens de rejet de l’Islam, de ses pratiques, et de ses fidèles. La « dédiabolisation » entreprise par Marine Le Pen n’est pas en phase avec la vision du monde de ses sympathisants. Le « nouveau FN », à cet égard, ressemble encore beaucoup à l’ancien.
– Cécile Alduy, Stéphane Wahnich, Marine Le Pen prise aux mots. Décryptage du nouveau discours frontiste, Paris, Seuil, 2015.
– Sylvain Crépon, Alexandre Dézé, Nonna Mayer (dir.), Les faux semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2015.
– Mayer Nonna, Guy Michelat, Vincent Tiberj, Tommaso Vitale, « Le regard des chercheurs sur les phénomènes de racisme », in CNCDH, La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie - Année 2014, Paris, la Documentation Française, p. 207-259.
– Vincent Tiberj, « L’Islam et les Français : cadrage des élites, dynamiques et crispations de l’opinion », Migrations Société, vol. 26, n°155, 2014, p. 165-181.
Pour citer cet article :
Nonna Mayer, « Le mythe de la dédiabolisation du FN »,
La Vie des idées
, 4 décembre 2015.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Le-mythe-de-la-dediabolisation-du-FN
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[1] Alexandre Dézé, « La « dédiabolisation ». Une nouvelle stratégie ? », in Sylvain Crépon, Alexandre Dézé, Nonna Mayer (dir.), Les faux semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, p. 49-50.
[2] Jérôme Fourquet, « Le vote Front national dans les électorats musulman et juif », ibidem, p. 375-393.
[3] Voir son rapport annuel sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie depuis 1990. Le sondage porte sur un échantillon représentatif de la population adulte résidant en métropole. Le cumul de 13 vagues posant la question de la proximité partisane donne 721 proches du FN, soit 5,5% en moyenne de l’échantillon total, et leur proportion est en augmentation, passant de 6% en 2011 à 7,5% en 2012, 13% en 2013 et 12% en 2014.
[4] Pierre-André Taguieff, Une France antijuive ? Regards sur la nouvelle configuration judéophobe, Paris, Éditions du CNRS, 2015.
[5] Voir Pierre-André Taguieff, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, Gallimard, 1990.