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La vie en société : une improvisation
Entretien avec Howard Becker


par Pauline Peretz & Olivier Pilmis & Nadège Vezinat , le 3 février 2015


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Le sociologue étatsunien Howard Becker est connu pour son rejet de la théorie et son attachement à l’observation ethnographique de mondes dont il est lui-même l’acteur. Le fait de se demander « comment » plutôt que « pourquoi » constitue l’un de ses principaux enseignements à destination des sociologues.

Professeur de longue date à Northwestern University et l’University of Seattle, c’est l’un des penseurs clés de l’interactionnisme. Prenant appui sur l’art, la philosophie et la musique, dans cet entretien Howard Becker démontre son éclectisme et dévoile sa perspective d’analyse singulière : une approche simple et pragmatique pour saisir des phénomènes sociaux complexes, des exemples concrets pour donner corps à des idées abstraites.

Des compréhensions partagées

La Vie des idées : La question de l’ordre social, des normes et de l’émergence des normes est centrale dans vos travaux. Comment vous êtes-vous intéressé à cette question ?

Howard Becker : Je n’emploie pas la notion de norme, mais plutôt la notion de « compréhension partagée ». La norme s’assimile à une règle tandis que la compréhension partagée est ce que vous et moi pouvons accorder ensemble pour réaliser ce que nous souhaitons. Ce n’est pas une règle que nous aurions acceptée. C’est ce que nous acceptons pour l’instant. Nous souhaitons réaliser un entretien alors nous allons faire comme ceci, nous pouvons faire comme cela. La notion de « compréhension partagée » ne présuppose pas l’existence d’un accord – qui peut néanmoins exister, mais alors seulement sur l’objet (oui, nous allons nous entretenir) – mais plus généralement ce n’est pas le cas, chemin faisant nous allons découvrir ce sur quoi nous pouvons tomber d’accord.

La Vie des idées : D’où vous vient cet intérêt pour la question de l’accord et de la compréhension partagée ?

Howard Becker : Pour moi, c’est une idée basique. Elle explique l’existence de la société. Les gens se comprennent. Je sais que vous savez. J’ai l’idée que si moi je fais ça, je peux m’attendre à ce que vous fassiez cela, grosso modo. Et peut-être que vous ne le faites pas. En général, vous ne faites pas exactement ce que j’anticipe. Mais vous faites quelque chose qui me permet de réagir. Wittgenstein a cette expression merveilleuse « Si le lion avait l’usage de la parole, nous ne le comprendrions pas » : ce qu’il veut dire, c’est que nous n’avons pas de mode de vie en commun. Mais j’aimerais modifier cette phrase comme suit : « Si le lion avait l’usage de la parole, nous ne le comprendrions pas au premier abord ». Car si nous nous mettons à parler, alors nous entamons une vie ensemble… C’est une image qui illustre mon propos. Je ne sais plus d’où me vient ce raisonnement, mais je pense que cela m’est venu alors que j’étais étudiant à Chicago.

La Vie des idées : Cette question est présente dans tous vos travaux. C’est un fil conducteur de votre recherche.

Howard Becker : Oui et non. Je ne suis pas parti de cette idée. Cette idée s’enrichit constamment pour moi, elle acquiert des connotations, des harmoniques (au sens musical du terme). J’approfondis de plus en plus la compréhension de son sens. Je suis réfractaire à l’idée de traiter mes idées, ma pensée et mon œuvre comme un tout. Il s’agit plutôt d’un parcours. Avec le temps, les choses changent. Il y a vingt-cinq ans, j’ai passé six semaines à l’Université de Manchester. Après y avoir enseigné, j’ai voyagé dans les îles britanniques pour donner six conférences dans différentes universités. J’avais l’impression que partout, peu importe ce dont j’avais parlé, une fois terminé un jeune se levait pour me dire : « Professeur Becker, en 1965 vous avez écrit ceci, mais en 1972 vous avez écrit cela. C’est contradictoire. Comment l’expliquez-vous ? » Pour moi, cela ne pose pas problème : depuis, j’ai découvert quelque chose dont je n’avais pas auparavant connaissance et ma pensée a donc évolué. Ce que j’écris est toujours nouveau. Mes idées sont constamment en train de changer. Et je pense que c’est là un portrait bien plus réaliste du travail scientifique. Parce que je crois effectivement que ce que nous faisons relève de la science. Ce n’est pas du commerce. Le fond est important. Nous nous efforçons de déchiffrer le fonctionnement du monde et non pas de créer une structure d’idées parfaite. C’est ma vision du travail scientifique. En ce sens, ma façon de penser me paraît très proche de ce que font d’autres sociologues, comme Latour par exemple. C’est un champ très actif. Lorsqu’ils parlent de science, le travail que je réalise me semble y trouver sa place, davantage que dans la visée de construire une jolie structure d’idées parfaitement harmonieuses. Je ne suis pas parti d’une idée que j’ai ensuite développée. Je suis parti d’une idée et elle a changé, puis elle a continué à évoluer.

Le dernier ouvrage que j’ai publié en anglais, avec Robert Faulkner, s’appelle Qu’est-ce qu’on joue maintenant ? [1]. Je pense que c’est un jalon essentiel pour comprendre comment les personnes agissent et ont des compréhensions partagées. L’essai s’ouvre sur une question. Quatre types arrivent dans un bar ou ailleurs, ils ne se connaissent pas, ils n’ont pas de partitions, or c’est presque l’heure de commencer. Que font-ils ? Ils arrivent à jouer ensemble. Tout le monde dans le bar pense que cela fait des années qu’ils jouent ensemble. Comment le font-ils ? C’était notre question de recherche. Notre première réponse, tirée de notre expérience, était de dire : ils connaissent tous les mêmes morceaux donc il leur suffit de dire le nom d’un morceau pour pouvoir le jouer. Lorsque Robert Faulkner a commencé son enquête de terrain, il a pris des notes sur ce qui se produisait. Et ce n’est pas ce qui se passe. Ce qui se passe, c’est que l’un dit « On joue « Let’s Fall In Love ». En fait, il dirait plutôt, « Tu connais « Let’s Fall In Love » ? » Et un autre dit « Bien sûr, quelle tonalité ? » “Si bémol ». “Ok, on joue ». Mais parfois, quelqu’un dit « Non, ça je ne connais pas ». Alors que se passe-t-il ? On constate que s’enclenche un processus de travail collectif pour voir ce qu’ils peuvent faire. C’est une métaphore parfaite de la compréhension partagée : il y a certaines choses que nous savons tous, d’autres que nous n’avons pas en commun, mais nous pouvons nous servir de ce que nous savons pour pouvoir jouer ensemble. Une autre réponse typique peut être : « Non, je ne connais pas ce morceau, mais si tu joues le premier chorus je pourrai jouer le deuxième ». Ils ont un corps de compétences communes qui leur suffit pour jouer ensemble. C’est quelque chose que j’ai appris. Ça fait longtemps que je travaille cette idée de compréhension partagée, mais ce n’est qu’aujourd’hui que j’en saisis véritablement le sens. En ce sens, la vie sociale peut être conçue comme une improvisation. Les gens improvisent et quand ils trouvent quelque chose qui marche, ils s’en saisissent.

Des métiers ordinaires

La Vie des idées : Vous avez travaillé sur les professions. En France, il existe aujourd’hui un intérêt de plus en plus marqué pour les professions lié à l’influence des théories anglo-américaines mais aussi à celle de la sociologie des groupes professionnels ; des variations du fonctionnalisme et de l’interactionnisme étatsuniens sont en train de se développer. Comment situeriez-vous votre travail sur les professions (votre travail sur les enseignants, par exemple) par rapport à cette nouvelle sociologie française des professions ?

Howard Becker : Alors que j’étais étudiant, mon mentor, Everett Hughes, dictait un cours intitulé sociologie des professions. Mais il disait qu’il s’agissait là d’une erreur : les étudiants s’y intéressaient parce qu’ils pensaient que ces fameuses professions (le droit, la médecine, la religion…) différaient des autres types de métiers. Ils considéraient que c’étaient des métiers meilleurs, plus nobles. Hughes pensait que c’était là une vision très partielle du monde du travail. Lorsque je lui ai dit que j’allais faire ma recherche pour mon mémoire de master sur les musiciens dans les bars, et bien il cherchait justement des gens comme moi, disposés à étudier des phénomènes moins prestigieux ou honorables. Des métiers ordinaires, en somme. Il a par la suite rapidement changé l’intitulé de son cours, qui est d’abord devenu « Sociologie des métiers et des professions » puis « Sociologie des métiers ». Et finalement, c’est devenu Sociologie du travail .

Dans la sociologie étatsunienne, il existait une relation singulière entre les professions et le fonctionnalisme. Talcott Parsons pensait qu’il existait des problèmes fondamentaux, des valeurs fondamentales profondes, et que les professions matérialisaient, incarnaient ces idéaux les plus élevés, les valeurs de la société. Il s’agissait de choses importantes, telles que la médecine, le corps, la santé. Ce n’était pas une conclusion de sa recherche. C’était une conviction. Car si vous connaissez des médecins et des avocats, vous saurez que ce sont des gens comme les autres, pas si nobles.

Pour moi et mes collègues, tels qu’Eliot Freidson, les professions étaient une convention sociale dont se réclamaient certaines personnes organisées dans le cadre de leur travail car cela leur conférait davantage d’autonomie, la liberté de faire ce qu’ils voulaient. Alors que les musiciens dans les bars sont obligés de faire ce que leur dicte le propriétaire. Ils ne peuvent pas lui dire non, « Je représente les idéaux musicaux de notre société », ils jouent ce qu’on leur demande. Donc pour moi, la profession n’est qu’une petite partie d’un ensemble plus vaste de la sociologie du travail. Pour Hughes, la sociologie du travail s’étendait à tout. Il aimait dire que tout ce qui se produit est le résultat du travail de quelqu’un.

« Tout ce qui peut nous aider à mieux comprendre »

La Vie des idées : Dans votre ouvrage Les mondes de l’art [2], vous utilisez le concept de « monde » pour désigner la sphère de l’art mais aussi pour désigner d’autres milieux professionnels. Le concept de « monde » vous permet de mettre l’accent sur cette notion de « compréhension partagée » dont nous parlions à l’instant. Ce faisant, vous vous distinguez d’une autre tradition qui emploie un autre concept pour expliquer la logique du monde de l’art, le concept de « champ » de Bourdieu. Vous n’y faites pas référence dans cet ouvrage.

Howard Becker : Je n’avais pas lu Bourdieu quand j’ai commencé à écrire sur les mondes de l’art, car lui n’avait pas encore écrit ces choses-là. Lorsque j’ai proposé l’idée de monde de l’art pour la première fois, dans un article de 1974, il ne s’agissait pas de provoquer une rupture. A l’époque, je ne lisais pas le français. J’ai appris plus tard. Je le dis souvent mais ce n’en est pas moins vrai : le premier livre que j’ai lu en français est l’ouvrage de Raymonde Moulin sur le marché de l’art [3]. C’était, pour moi, la sociologie française de l’art. Le travail de Bourdieu ne m’était pas utile. Le concept de « monde » traite d’une réalité complètement différente de celle contenue dans la notion de « champ ». Le concept de « champ » est empli de choses qui se dérobent à l’œil nu, de forces invisibles. L’idée de monde, en revanche, fait référence au visible, à des choses courantes qui peuvent être aisément observées. Partout où je me tournais, j’observais le fonctionnement de ces connections qui sont constitutives des mondes de l’art. Cette anecdote merveilleuse m’est ainsi apparue en examinant la biographie de Picasso, sur l’homme qui fabriquait les céramiques que Picasso décorait. Cet artisan disait que ce que Picasso lui demandait était impossible, mais Picasso l’a manipulé pour qu’en fin de compte il fasse ce que voulait Picasso, ces choses qu’il disait ne pas pouvoir faire. Lorsque le céramiste lui disait « C’est impossible, Monsieur », Picasso répondait : « Ah, pardon, je pensais que vous étiez très doué et apparemment vous ne l’êtes pas tant que ça ». Cela faisait partie de son talent. En tant qu’artiste, il devait savoir quoi dire à cet homme pour lui faire faire ce qu’il ne pouvait pas faire. L’idée de « champ » ne laisse aucune place à cela. Je ne pense même pas qu’il y ait de conflit entre Bourdieu et moi, je crois que c’est simplement une autre façon de penser. Pour moi, l’idée de champ n’est pas utile [4]. Je ne conçois pas les sciences sociales comme un champ de bataille. C’est parfois le cas, bien entendu, mais le cœur du métier est de faire des découvertes. Comment cela fonctionne-t-il ? Ce bar, là… comment ces personnes font-elles pour travailler ensemble ? Tout ceci exige une explication. Voilà ce que j’aimerais expliquer. Dans cette autre perspective, le problème est posé dans les termes suivants : « Ici, là où je pose mon regard, il y certainement une forme de domination. Où est-elle ? » Mais si vous observez ce qui se produit réellement dans cet espace, y voyez-vous de la domination ? C’est un vrai problème. Certainement qu’il y en a, mais cela n’épuise pas la situation. C’est ce genre de question qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse, c’est simplement de laisser cours à ces idées et voir ce qu’on peut en tirer. C’est Hughes qui m’a transmis cette démarche. Elle est très pragmatique. Tout ce qui fonctionne est bon à prendre. Tout ce qui peut nous aider à mieux comprendre.

La déviance est un jugement

La Vie des idées : Dans la définition de la déviance que vous proposez dans Outsiders [5], il y a une part considérable d’arbitraire. Vous donnez l’exemple du Bureau fédéral des narcotiques qui devient, après la Prohibition, un entrepreneur moral. Vous semblez aboutir aux mêmes conclusions que Foucault même si vous empruntez un chemin très différent pour y parvenir. Les travaux de Foucault ont-ils contribué à votre réflexion sur la déviance ?

Howard Becker : Non. J’ai appris bien des années plus tard, par un jeune chercheur français, que ce que j’avais écrit sur la mise au point de cette législation était très naïf. François-Xavier Dudouet a écrit une thèse brillante sur le contrôle international des substances illicites [6]. Aux États-Unis, les lois interdisant l’usage des stupéfiants étaient toutes justifiées par une idée et cette raison était la suivante : nous avons souscrit à un traité international, avec d’autres pays, qui exige que nous adoptions de telles lois, donc les États-Unis ont l’obligation d’avoir cette législation en raison de ces traités internationaux contraignants, signés d’abord dans le cadre de la Société des nations puis des Nations Unies. Mais ce n’était pas l’origine des prohibitions. Aucune des personnes impliquées dans la conclusion de ces accords ne s’intéressait aux problèmes d’addiction ou d’usage illicite des drogues. Ce qu’ils voulaient était radicalement différent : maintenir le monopole de la France, de la Grande Bretagne et des États-Unis sur le marché légal des drogues, sur les opiacés utilisés dans les soins médicaux et les hôpitaux. C’est là l’enjeu financier. Ces pays souhaitaient maintenir un monopole éminemment lucratif. Ce n’est pas une question de toxicomanes dans les rues. L’enjeu ce sont les hôpitaux et les cabinets médicaux où tous les jours on emploie tant de cocaïne et de morphine. C’est là que se trouve l’enjeu financier. Les représentants de ces pays voulaient s’assurer que personne ne fasse entrer de drogues illicites sur le marché, ce qui viendrait troubler leur monopole. Donc tout ce que tout le monde a écrit à ce sujet est faux. Je suppose que Foucault n’avait pas connaissance de cet aspect fondamental de la question. Ainsi, j’ai maintenant une vision totalement différente de ces événements. Il s’agit en fait d’acteurs politiques et économiques qui veillaient à leurs intérêts.

La Vie des idées : Vous définissez la norme de façon relative - par rapport à un moment historique, par rapport à un groupe particulier. Les personnes qu’on affublerait spontanément de l’étiquette « déviants » suivent aussi un ensemble de normes, qui sont propres à un groupe. N’avez-vous pas peur que le concept de « déviance » se dilue ?

Howard Becker : Je n’emploie jamais le terme de « norme ». Je lui préfère l’idée de « conventions partagées ». Ce n’est pas une simple question d’usage, c’est l’idée sous-jacente que je rejette. Les personnes n’ont pas des normes, elles ont des idées. Si vous faites ceci de telle manière, c’est que vous avez certainement une raison pour procéder de la sorte. Si vous ne le faites pas ainsi, c’est une perte de temps pour vous, donc je vais vous montrer comment faire. Ce n’est pas une norme mais une pratique. Les normes ont toujours ce sous-entendu de « voilà ce qu’il faut faire ». Mais personne ne vous dira que ce qu’il faut faire c’est fumer de la marijuana, ou qu’il faut que vous fumiez de la marijuana car sinon vous faites fausse route. Ce qu’ils vous diront, en revanche, c’est « Si vous voulez parvenir à ce résultat – être défoncé – il vaudrait mieux fumer comme ça ».

La déviance est le résultat d’un travail de définition. Il n’existe pas de déviance en soi. Vous savez, c’est comme le canard-lapin de l’illusion d’optique. Sous un angle, on dirait un canard. Mais sous un autre angle, on dirait un lapin. Il existe une excellente définition de cette idée en français. Qu’est-ce que la mauvaise herbe [7] ? (Littéralement, une « mauvaise plante », donc en anglais courant une « mauvaise herbe »). Elle n’est pas mauvaise en soi, elle se trouve simplement là où sa présence n’est pas désirée. Pour moi, par exemple, un roncier n’est pas une mauvaise herbe, c’est un mûrier sauvage qui donne des baies délicieuses. Mais pour quelqu’un qui a un jardin, c’est une mauvaise herbe redoutable. C’est un exemple éclairant pour réfléchir à de telles questions. L’un des premiers sociologues de la déviance aux États-Unis, David Matza [8], a même écrit un article qu’il n’a jamais publié sur les « mauvaises herbes ». C’est une métaphore parfaite.

La Vie des idées : Ce que vous dites c’est que l’on est toujours déviant vis-à-vis de quelqu’un d’autre ? Mais alors la déviance existe-t-elle vraiment, si elle dépend de la position de chacun ?

Howard Becker : La déviance est un jugement plutôt qu’un fait. C’est comme l’illusion d’optique. Je sais que les gens raisonnent de la sorte, ils ne perçoivent pas clairement leur propre raisonnement, je sais que c’est le cas et j’accepte que certaines personnes pensent ainsi. Donc pour moi c’est évident, comme ça l’est pour eux. Si je leur dis montrez-moi la déviance, ils disent « Ne soyez pas bête. Vous savez bien ce que je veux dire ». Non. Je suis comme le premier chapitre de La science en action [9] de Latour, vous voyez : l’homme qui doute, « Ça je ne le comprends pas, montrez-moi cette machine, comme savez-vous que cette machine fonctionne ? » Finalement, le scientifique dit « Regardez, on ajoute de la morphine à la solution et le muscle réagit de la sorte ». Et l’homme demande « Mais comment savez-vous que c’est de la morphine ? » Le scientifique dit « Regardez l’étiquette, elle indique « morphine », elle a été fabriquée par tel laboratoire à Chicago », « Mais comment savez-vous qu’ils ne mentent pas ? » « Allez, dégagez ». À un moment donné, il faut être fou pour chercher à poursuivre la discussion. Bien sûr, il arrive parfois que la morphine n’en soit pas vraiment. Certaines entreprises trichent. Mais il y a des choses que nous acceptons. Nous n’allons pas nous battre, nous acceptons le fait que si l’étiquette indique morphine, il s’agit bien de morphine. Il en va de même avec l’art. Comment savons-nous qu’il s’agit là d’art, par opposition avec tout ce qui n’est pas de l’art ? Quand j’étais étudiant, brièvement, à une école d’art à San Francisco, je prenais des cours de photographie et il y avait un artiste français invité qui photographiait et retirait les objets des tables de restaurant encombrées d’assiettes et de plats non mangés, des restes de vrais repas. Est-ce de l’art ? Cela souligne la centralité de Marcel Duchamp. La question n’est pas de savoir si ce que faisait Duchamp était de l’art ou pas. C’est de l’art, puisque c’est au musée. Voilà la définition fonctionnelle de l’art : c’est au musée, des collectionneurs sont prêts à payer pour l’obtenir. Philosophiquement, néanmoins, il y a une vraie difficulté. Le monde de l’art a pris position sur Duchamp, ils sont tous d’accord pour dire que c’est de l’art. Donc en pratique ce n’est pas un problème, mais au niveau philosophique ça l’est.

La Vie des idées : Dans Outsiders, vous montrez qu’il existe une carrière de la déviance. Selon vous, la question pertinente n’est pas celle de savoir « pourquoi » mais bien « comment ». Toutefois le « pourquoi » semble résister, comme l’illustre la multiplication d’études épidémiologiques, de discours politiques…

Howard Becker : Je dis qu’il faut poser la question du « comment » et pas du « pourquoi » pour une raison très pratique. Si je vous dis « pourquoi êtes-vous devenu sociologue », vous allez devoir me donner une réponse valable. Or, la plupart d’entre nous ne savions pas dans quoi nous nous engagions lorsque nous avons choisi cette profession. Je n’ai jamais eu l’intention de devenir sociologue, je voulais être un pianiste formidable. La sociologie était un passe-temps, en quelques sortes. Mais quelques années plus tard, je me suis rendu compte que je pourrai devenir un très bon pianiste, mais jamais un pianiste formidable. Il fallait que je reconnaisse la vérité : j’étais sociologue, pas musicien professionnel. Je ne peux toujours pas vous dire pourquoi je suis devenu sociologue, mais je peux vous raconter comment. Si je demande pourquoi, la réponse donnée sera défensive, la personne interrogée voudra donner une raison « valable », défendable. Mais si je demande : « comment est-ce arrivé ? », vous pourrez me donner des réponses d’ordre pratique. Cette démarche trouve son origine précisément aux États-Unis, dans l’article de 1940 de C. Wright Mills, « Situated Actions and the Vocabulary of Motives » [10].

Entretien réalisé par Pauline Peretz, Olivier Pilmis et Nadège Vezinat, le 12 octobre 2010 à Paris. Traduit de l’anglais par Nicole Forstenzer.

par Pauline Peretz & Olivier Pilmis & Nadège Vezinat, le 3 février 2015

Pour citer cet article :

Pauline Peretz & Olivier Pilmis & Nadège Vezinat, « La vie en société : une improvisation. Entretien avec Howard Becker », La Vie des idées , 3 février 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/La-vie-en-societe-une-improvisation

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Qu’est-ce qu’on joue maintenant  ? Le répertoire de jazz en action (La Découverte, 2011 pour la traduction française de Bruno Gendre  ; édition originale en anglais : Chicago : University of Chicago Press, 2009), coécrit avec Robert R. Faulkner.

[2H.S. Becker, Les mondes de l’art (Paris : Flammarion, 1988 pour la traduction française  ; original : Art Worlds, Berkeley : University of California Press, 1982).

[3R. Moulin, Le marché de la peinture en France. Paris, Minuit, 1967 (Abridged English translation : The French Art Market. A Sociological View. New Brunswick, Rutgers, 1987).

[4«  Howard S. Becker et Alain Pessin : Dialogue sur les notions de Monde et de Champ  »,
Sociologie de l’Art, 2006/1 OPuS 8, p. 163-180. DOI : 10.3917/soart.008.0163.

[5Howard Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Métailié, Paris, 1985 (éd. originale 1963).

[6F.-X. Dudouet, Le grand deal de l’opium : Histoire du marché légal des stupéfiants. Paris, Syllepse, 2009.

[7NdT : en français dans le texte.

[8Cf. D. Matza, Becoming Deviant. Englewood Cliffs (NJ), Prentice Hall, 1969.

[9B. Latour, La science en action. Paris, La Découverte, 1987.

[10C. W. Mills, “Situated Actions and Vocabularies of Motive”, American Sociological Review 5 (6), 1940 : 904-913.

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