« Petit Paysan », Hubert Charuel (2017)

Recension Économie

La mésoéconomie au service des transitions écologiques


par , le 11 décembre


La mésoéconomie s’intéresse à l’articulation de choix individuels en projets collectifs, processus central pour penser le changement et accompagner les transitions sociétales.

Qu’ont en commun le secteur de l’automobile ou de la finance, le football professionnel, l’économie sociale et solidaire (ESS) ou encore les territoires laitiers de montagne ? Ce sont des espaces productifs dotés d’une autonomie relative, tout en étant influencés par les dynamiques macroéconomiques d’ensemble ; en d’autres termes, il s’agit d’espaces méso.

T. Lamarche et J. Bastien proposent ici un ouvrage à la fois manuel et manifeste pour la mésoéconomie. Ils y réalisent un état des lieux des travaux français et anglo-saxons se référant explicitement à la mésoéconomie ou y étant rattachés par leur objet d’étude. La polysémie du terme est soulignée avec trois définitions proposées, à savoir la mésoéconomie : i) comme échelle intermédiaire de structuration des activités productives ; ii) comme milieux de vie ; et iii) comme processus d’articulation de l’action individuelle en projets collectifs.

De l’analyse substantive des secteurs à la valorisation des milieux de vie

Si l’économie néoclassique met l’accent sur la figure du marché concurrentiel comme mode idéalisé de coordination des activités humaines, la mésoéconomie s’intéresse à la diversité des projets productifs et à la résolution des tensions écologiques et sociales associées à leur concrétisation.

Les auteurs situent l’émergence de la mésoéconomie dans les années 1960 aux États-Unis. Plusieurs auteurs mettent alors l’accent sur le travail endogène des entreprises pour structurer les espaces de marché et se maintenir dans le temps. Les entreprises établissent des barrières d’entrée pour complexifier et limiter l’entrée d’autres entreprises sur leur marché et ainsi, réduire le niveau de concurrence et maintenir un niveau de profit élevé (Mason, 1937). Ces barrières peuvent être juridiques avec l’obtention de brevet ou technicoéconomiques. L’ancienneté d’une entreprise dans un secteur et son expérience (l’apprentissage réalisé) peuvent lui permettre de produire des biens de qualité supérieure aux concurrents ou à moindre coût (forte productivité de ses salariés, innovations organisationnelles efficientes ou encore économie d’échelle). La mésoéconomie a ainsi contribué à souligner la dimension de construit social des marchés. Elle a aussi soutenu la politique américaine de lutte contre les monopoles et oligopoles (« antitrust »), visant à considérer les spécificités de marchés concrets et à préserver un degré de concurrence adapté. Des économistes français ont poursuivi ce travail dans les années 1980. Cherchant à mieux saisir le caractère dynamique de la dialectique entreprise — marché, ils mettent l’accent sur le rôle de règles qui en assure la reproduction dynamique. Ils définissent aussi la filière comme un système productif rassemblant des activités de productions, conditionnées par des spécificités techniques, et donnant lieu à des relations commerciales verticales (Morvan, 1985).

La méso économie s’est ensuite intéressée à la localisation des entreprises et plus largement à la structuration spatiale de l’activité économique. Les auteurs mobilisent les travaux fondateurs de F. Perroux (1955), pour souligner que la croissance n’apparaît pas partout à la fois. Les villes, métropoles en particulier, apparaissent comme des lieux privilégiés d’agglomération du travail et du capital et donc de concentration des activités productives. Toutefois, des économistes méso ont souligné que la qualité des liens entre entreprises peut compenser leur densité ou encore leur taille.
Ainsi, des réseaux de petites et moyennes entreprises, qualifiés de districts, parviennent par l’interconnaissance, la coopération (échange d’information, prêt d’argent, entente sur les salaires d’embauche) et la complémentarité (sous-traitance) à construire une offre segmentée de produits de qualité compétitive sur les marchés internationaux.

Cette capacité de spécification des relations et des ressources sur un territoire donné rend possible la différenciation de l’espace de concurrence et la protection de modalités particulières de production, de consommation et d’échange (Pecqueur, 2006). La mésoéconomie permet ainsi de penser comment des acteurs sur un territoire peuvent se doter de règles communes et collaborer efficacement dans la résolution de problèmes productifs. Si la mésoéconomie sectorielle est centrée sur les conditions d’accumulation du capital au sein et entre entreprises, la mésoéconomie territoriale permet, quant à elle, d’équilibrer les différentes dimensions sociales, environnementales et économiques des activités humaines.

La mésoéconomie émerge ainsi comme une ressource précieuse pour soutenir la reterritorialisation des activités humaines (l’« atterrissage » que Bruno Latour appelait de ses vœux). La référence aux travaux du géographe Augustin Berque vient conforter cet effort d’outillage des territoires. Ces derniers peuvent en effet être pensés comme des milieux de vie, tout à la fois façonnés par l’homme et le façonnant. La lecture mésoéconomique des territoires peut ainsi favoriser la qualité écologique des territoires (préservation d’une diversité d’agroécosystèmes) tout en veillant à leur inclusivité sociale (accès aux ressources et services et redistribution de la richesse créée). Les auteurs rattachent d’ailleurs les travaux d’E. Ostrom sur la revitalisation des communautés et des ressources gérées en communs à la mésoéconomie. Ils élargissent ainsi la palette des outils accessibles aux acteurs économiques des transitions.

Éclairer et accompagner le changement institutionnel

L’éclairage porté sur l’action collective instituante est un autre atout de l’ouvrage. Une action se transforme en institution lorsqu’elle s’étend à d’autres personnes et qu’elle se reproduit dans le temps. Trois processus sous-tendent cette reproduction i) le conformisme, basé sur la volonté d’appartenance au groupe ; ii) l’opérationnalité des solutions proposées et iii) le respect de l’autorité qui contraint et impose une solution, comme dans le cas de l’État et de la loi.

L’institution est donc à la fois une contrainte externe qui s’impose aux individus et une ressource pour l’action qui permet de comprendre et d’interpréter l’action de l’autre. Deux niveaux d’institutionnalisation sont mis en avant dans l’ouvrage :

i) l’établissement de règles au sein d’une organisation, sous-tendant une action associée à l’échelle d’une entreprise, d’un secteur ou d’un territoire (chapitre 3) et,

ii) la diffusion de règles entre une diversité d’organisations et d’espaces méso, jusqu’à leur éventuelle montée en régime dans l’établissement d’un nouvel ordre macroéconomique (chapitre 4).

Le rôle des acteurs et des actrices est central dans ces processus d’institutionnalisation, en particulier parce que les règles sont, comme le soulignent les économistes conventionnalistes, interprétatives : les personnes interprètent les règles, au sens où elles les mobilisent, les activent, les adaptent (Bessis et al. 2006). La reproduction dans le temps des espaces méso repose ainsi sur une légitimité interne des règles, renvoyant à leur caractère juste et opérant pour la communauté. Chaque espace méso – organisation, secteur ou territoire — fonctionne ainsi comme un collectif souverain autoorganisé, doté d’une autonomie considérable pour expérimenter des règles, gérer des ressources et s’adapter à des chocs externes.

Cette capacité de différenciation des espaces méso implique par ailleurs un travail de légitimation externe, renvoyant à l’insertion négociée de l’espace méso dans la dynamique d’ensemble. Cette dialectique meso-macro recouvre deux enjeux : l’autorisation par l’État et la réglementation publique des règles collectives d’une part et, d’autre part, la capacité de ces règles méso à peser sur la dynamique macroéconomique d’ensemble. Cette montée en régime passe par une capacité des acteurs à imposer leurs règles à d’autres sphères d’activité. Cette diffusion peut provenir d’une capacité à imposer des valeurs : principe d’efficacité et indicateurs de performance à l’instar de la diffusion des outils du management à l’ensemble des organisations publiques (hôpitaux par exemple). Elle peut aussi résulter du pouvoir associé à la détention d’une fonction économique majeure du régime macroéconomique, à l’instar des institutions de la finance qui ont façonné le capitalisme financiarisé. De façon comparable, les plateformes numériques, en portant une forme d’intermédiation nouvelle dont elles sont propriétaires, se mettent en position de définir de nouvelles formes de concurrence, de nouveaux services et de nouvelles modalités de mise au travail par externalisation et désalarisation, au sein de cet espace mais aussi au-delà. L’ESS a contrario cherche à privilégier le sens au travail et l’équité des revenus. Toutefois, elle reste marginale avec une capacité limitée de refondation des valeurs sociétales et des dynamiques économiques. Ainsi, « le méso ne joue pas seul, il prend sa force dans l’articulation avec le régime  » (p. 129).

Une méthode pour saisir les espaces méso à partir de quatre dimensions

L’ouvrage s’achève avec la proposition d’une enquête pour saisir et caractériser les espaces méso. Cette démarche sera utile aux chercheurs mais aussi aux acteurs des transitions qui souhaitent œuvrer à la construction de territoires vivants. Quatre étapes sont proposées. Les deux premières visent la caractérisation de la cohérence interne de l’espace méso avec une première étape de définition du périmètre de l’objet d’analyse (identification des individus et collectifs impliqués, ainsi que des structures productives associées). La seconde étape repose sur une analyse fine des règles assurant la reproduction de l’espace méso, et précisant les contraintes et opportunités soulevées pour les acteurs. La troisième étape se centre sur l’articulation avec le régime macro (contribution à la dynamique d’ensemble ou au contraire portée critique). Enfin, la quatrième étape périodise les dynamiques mésoéconomiques.

Plus précisément, les auteurs proposent quatre clés de lecture de la structuration des espaces méso : travail, produit, futurité, nature. Le travail renvoie au processus de production à travers une analyse du procès de travail. Il rend compte des compétences et des logiques de performance et révèle des formes particulières de l’accumulation du capital. La clé « produit » rend compte des stratégies de différenciation des acteurs et de leur tentative de modelage de la forme de la concurrence à leur avantage. La futurité fait référence aux travaux de Commons et souligne que les hommes agissent en se préoccupant des conséquences futures de leurs actes. Cette dimension se focalise sur le projet productif et son renouvellement. Elle a une portée symbolique et est liée à l’identité du groupe qui le fonde. La futurité agit sur les relations de coopération et de concurrence ainsi que sur les formes de mobilisation du travail. Enfin, la relation à la nature a pour objet les interactions entre les systèmes socioéconomique et biophysique.

Ainsi, en observant, la reproduction matérielle et idéelle des espaces méso et leur articulation à l’économie globale, la démarche méso fournit des outils pour penser et soutenir l’expérimentation d’une variété de manières de vivre, de produire, de consommer, de répartir et, in fine, de façonner des milieux de vie. En cette période de crise écologique et sociale, cette contribution théorique, méthodologique et empirique est particulièrement bienvenue.

Thomas Lamarche, Jérémy Bastien, Mésoéconomie. Penser la pluralité des dynamiques économiques, Paris, Dunod, 2025, 207 p., 23 €, ISBN 9782100872459

par , le 11 décembre

Aller plus loin

Berque, A. (2009). Écoumène : Introduction à l’étude des milieux humains. Belin. https://doi.org/10.3917/bel.berqu.2009.01.
Bessis, F., et al. (2006). « L’identité sociale de l’homo conventionalis. » L’économie des conventions. Méthodes et résultats 1 : 181-195.
Commons, J. R.(1931). « Institutional economics. » The American economic review : 648-657.
Mason, E. S.(1937). "Monopoly in law and economics." Yale LJ 47 : 34.
Morvan, Y. (1985 [1991]). Fondements d’économie industrielle. Paris, Economica.
Pecqueur, B. (2006). « Le tournant territorial de l’économie globale. » Espaces et sociétés 124125 (1) : 17-32.
Perroux, F. (1955). « Note sur la notion de » pôle de croissance". » Économie appliquée 8 (1) : 307-320.

Pour citer cet article :

Marie Dervillé, « La mésoéconomie au service des transitions écologiques », La Vie des idées , 11 décembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/La-mesoeconomie-au-service-des-transitions-ecologiques

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet