Recensé : Horacio Ortiz, Valeur financière et vérité. Enquête d’anthropologie politique sur l’évaluation des entreprises cotées en bourse, Presses de Sciences Po, 2014. 180 p., 22 €.
Il a été souvent reproché aux études sociales de la finance un excès de technicité conduisant parfois à masquer les enjeux politiques et sociaux majeurs que soulèvent l’existence et les pratiques de l’industrie financière [1]. L’ouvrage d’Horacio Ortiz, fondé sur un travail anthropologique et une restitution fine des pratiques et des techniques des salariés de la finance, vise précisément à établir les enjeux politiques de l’une des opérations principales du travail de la finance : l’établissement de la valeur des actifs.
La valeur des actifs
L’ouvrage se fonde pour l’essentiel sur deux observations participantes de plusieurs mois : à Acme, entreprise française de gestion de fonds pour compte de tiers, et à Broker Inc, située à New York, dont le métier est de vendre de l’évaluation financière à des investisseurs institutionnels, par exemple des fonds de pensions, c’est-à-dire des investisseurs qui placent de l’argent au nom de leurs clients.
L’établissement de la valeur des actifs est au cœur du travail et de la création de valeur de ces salariés, mais c’est surtout un élément essentiel à la justification de l’existence de l’industrie financière. C’est bien la question de la vérité, d’une façon presque métaphysique, qui intéresse l’auteur : comment l’industrie financière fabrique-t-elle une valeur qu’elle considère comme étant vraie ? Ortiz affirme : « L’analyse financière doit s’efforcer d’approcher au plus près la vraie valeur des entreprises cotées, celle que le prix de marché reflètera à terme » (p. 10). Cette phrase résume les enjeux de l’ouvrage et ceux de la finance : comment concilier l’idée que les entreprises ont une « vraie » valeur qu’il faut découvrir avec le fait que la réalité des prix est donnée par le marché ?
L’introduction rappelle l’histoire politique de l’industrie financière : depuis le XIXe siècle, ses relations avec les États sont à la fois « symbiotiques » et « conflictuelles » mais à partir des années 1970 et 1980, la diffusion des théories économiques néo-libérales auréolée des galons de scientificité gagnés par la théorie financière a créé les conditions d’une organisation autonome de la finance, les États se limitant à garantir les règles d’un jeu dont ils ne font plus partie. Désormais, l’industrie financière, nous dit Ortiz, occupe un rôle central dans la distribution des ressources, « en y administrant les inégalités, les rapports de force et les conflits » (p. 18). Le livre se divise ensuite en quatre chapitres qui visent à exposer les techniques d’établissement de la valeur tout en réfléchissant à leurs conséquences politiques.
Le premier, intitulé « l’espace organisationnel de la vérité de la valeur », décrit les spécialisations fonctionnelles des différentes entreprises de la finance. À la fin des années 1980, la corporation des agents de change a été supprimée, de même que leurs équivalents internationaux, et leurs activités disséminées entre des entreprises de trading, de gestion de fonds, d’évaluation financière et de conseil en investissement. La réglementation impose cette division des tâches, précisément pour créer un cadre garantissant la vérité de la valeur.
Ce qui lie ces acteurs multiples est le cadre cognitif homogène de la théorie financière, dont la maîtrise est indispensable pour obtenir les diplômes permettant de travailler dans la finance. Ortiz ne se contente pas ici de montrer que ces théories sont performatives, il ajoute à ce résultat acquis depuis les travaux de Callon et ceux de McKenzie, l’idée que ces théories participent à construire l’espace social de la finance : moyen de reconnaître l’appartenance, langage commun et source de légitimité, en quelque sorte l’ouvrage donne de l’épaisseur à la performativité, montrant qu’elle n’est possible que parce qu’elle prend place dans un espace social. C’est parce que tous les acteurs du marché se fondent sur le même socle théorique et mathématique que les marchés peuvent être perçus comme efficients, c’est-à-dire capables de trouver le véritable prix, ou la véritable valeur des actifs. Au fondement de cette théorie se trouve la figure de l’investisseur, la personne ou l’entité qui a confié son argent à gérer : c’est en son nom que les salariés de la finance se doivent de maximiser les profits. Ortiz rappelle que la figure de l’investisseur a profondément évolué : perçu comme un spéculateur irresponsable au XIXe siècle, il est désormais considéré comme un entrepreneur doté des moyens et même des devoirs d’investir.
L’un des apports centraux de ce chapitre est de montrer que l’évaluation est un rapport de force entre la figure de l’investisseur et les autres participants à l’activité économique. Les transformations des rapports salariaux et des stratégies d’investissement des entreprises cotées sont une conséquence directe du fait que depuis une vingtaine d’années la vérité de la valeur du marché n’est plus discutée, ni la conception faisant du bien de l’investisseur le but ultime de toute action économique – selon ce que Neil Fligstein nomme une conception de contrôle fondée sur la valeur actionnariale, c’est-à-dire que la réussite d’une entreprise se mesure aux profits de ses actionnaires [2]. L’ouvrage ne décrit pas les rapports de pouvoir eux-mêmes mais les façons dont les acteurs les légitiment : comment acquièrent-ils la certitude d’agir justement ? Pour Ortiz, c’est la scientificité acquise récemment par la théorie financière labellisée par des prix Nobel d’économie qui justifie l’ordre politique disciplinant qu’impose l’industrie financière aux entreprises et au marché du travail.
La vérité de la valeur
Pourtant, si les salariés de la finance sont persuadés que la vérité de la valeur existe et que leur rôle est de la découvrir, cela ne va pas sans tensions : d’une part, les prix oscillent sans cesse sans forcément que de nouvelles informations en soient la cause, du fait de la coexistence de la valeur spéculative et de la valeur fondamentale. D’autre part, l’efficience du marché s’oppose à la liberté de l’investisseur : si tous les investisseurs considéraient que le marché est efficient, ils n’établiraient plus d’évaluation, se contentant de suivre le marché, et l’efficience disparaîtrait. Mais si à l’inverse aucun investisseur ne croyait en l’efficience du marché, ils n’utiliseraient plus le prix comme un signal. Ces deux tensions sont le résultat d’une opposition entre deux façons de déterminer la vérité de la valeur, dont le détail fait l’objet des deux chapitres suivants.
Le chapitre 2 traite donc de l’évaluation comme opinion personnelle, c’est-à-dire d’une évaluation fondée sur l’expertise, la collecte d’informations, l’élaboration de formules mathématiques, l’usage d’outils de mesure. Dans ce chapitre, Ortiz s’appuie sur son travail ethnographique auprès de Brokers Inc pour détailler la façon dont les analystes établissent les prix. Les analystes fournissent leurs notes aux vendeurs, qui doivent ensuite vendre cette information à leurs clients, les investisseurs institutionnels, donc des salariés en charge de gérer de l’argent qui leur est confié. La restitution des interactions est très fine malgré la complexité des opérations décrites, notamment du fait des nombreux intervenants, dont le rôle et la façon spécifique de faire de profit (en vendant des informations, en proposant des modèles d’évaluation, en gagnant des commissions sur des ventes, en profitant de l’augmentation du prix des actifs, etc.) doivent être expliqués en détail pour comprendre quel type d’évaluation est mobilisé par chacun d’entre eux, et comment les évaluations concurrentes fonctionnent les unes avec les autres.
Ces descriptions font apparaître l’ampleur des incertitudes quant à la qualité des évaluations. Pour Ortiz, les analystes les dépassent à travers leur croyance dans la personnalité des évaluateurs. À Brokers Inc., chaque vendeur (terme qui désigne ici les analystes, qui font du profit en vendant leurs évaluation) a une « personnalité évaluatrice » : une façon propre d’évaluer et de « vendre » son évaluation. Il l’adapte à chaque client, en fonction également des liens tissés avec lui. L’auteur consacre de nombreuses pages à décrire les multiples relations « hors travail » entre les brokers et leurs clients qu’ils invitent à dîner, au concert, au golf, voire dans des clubs de strip-tease. Si ces sorties sont banales, elles comportent toutefois des risques importants quant à la légitimation du métier d’analyste : est-ce qu’en offrant à dîner à un client, on ne risque pas de donner l’impression que ses achats ultérieurs ne seront pas liés seulement à la qualité des analyses proposées ? En outre, pour les employeurs, le risque que leurs salariés n’emmènent avec eux leurs clients s’ils quittent l’entreprise n’est pas négligeable (on retrouve ici l’idée de hold-up d’Olivier Godechot [3]).
Pour autant, l’hypothèse d’Ortiz est qu’il est indispensable que chaque vendeur d’information soit perçu comme un individu car une évaluation ne peut être jugée bonne que si elle provient d’un individu libre ayant ses propres traits de caractère. C’est « une condition nécessaire pour que l’industrie financière soit considérée comme le lieu d’une rencontre des investisseurs, et donc comme l’espace social où seraient réalisés les marchés efficients » (p. 94).
Les marchés efficients
Le chapitre 3 décrit l’autre source fondamentale de la vérité de la valeur pour le monde de la finance : les marchés efficients. Ortiz souligne à nouveau la complexité des relations entre ces deux modalités : « L’évaluation indépendante est nécessaire pour atteindre l’efficience des marchés, mais une fois cette dernière atteinte, elle rend la première superflue » (p. 95). Les salariés de la finance sont en permanence pris dans une tension entre l’évaluation personnelle et la valeur de marché. Souvent, ils se donnent pour objectif de « battre le marché » (c’est-à-dire d’obtenir des rendements meilleurs que certains indices perçus comme représentatifs du marché dans son ensemble), ce qui sous-entend que celui-ci n’est pas efficient. Même si ce n’est pas l’objet du chapitre, Ortiz nous livre ici des arguments pour déconstruire l’idée même de l’existence du « marché ». Il montre le travail nécessaire pour que les intervenants soient en mesure de parler d’un marché. Par exemple, Bloomberg, média spécialisé dans les informations boursières, propose des analyses dites « consensus de marché », qui fait la synthèse des opinions des analystes.
Ortiz analyse les rapports de force entre les différentes définitions de la vérité de la valeur à l’aune de l’organisation du travail. Il rappelle que jusqu’aux années 1980, la personnalité et l’intuition des gérants de fond étaient centrales, l’évaluation personnelle était le modèle usuel et légitime de l’investissement boursier. À partir des années 1990, les investisseurs institutionnels nord-américains veulent une gestion beaucoup plus standardisée. Se développe alors l’investissement indiciaire : les grandes banques construisent des indices qui agglomèrent des actifs censés représenter le marché, les gérants doivent se situer par rapport à ces indices, il s’agit donc davantage de suivre le marché que de chercher la valeur fondamentale des actifs, ce qui revient à une opposition entre des choix de court terme (comment le marché va-t-il évoluer ?) et de long terme (quelle est la « véritable » valeur de cet actif ?). La fin de ce chapitre est relativement technique et parfois difficile à suivre car Ortiz montre que chaque métier de la finance se positionne de façon différente par rapport à ce dilemme.
Les sources de vérité
Le dernier chapitre du livre, « La vérité de la valeur comme assemblage politique », montre la diversité des agencements possibles entre les deux façons d’établir la vérité de la valeur, qui correspondent à des épistémologies, des temporalités et des ontologies différentes. Les sources de vérité sont multiples : la libre volonté de l’évaluateur ; le marché efficient ; les groupes professionnels légitimes (OCDE, FMI, Grandes banques d’investissement, entreprises d’audit…) ; l’État. Ce chapitre vise à revenir aux enjeux politiques énoncés en introduction, fruits des rapports de force entre ces sources d’information et de vérité.
Pourquoi ces évaluations, qui diffèrent parfois grandement en fonction des sources et méthodologies utilisées sont-elles légitimes, aussi bien dans la finance qu’à l’extérieur ? Pour Ortiz, la raison principale en est que tous les employés de la finance ont été formés aux mêmes raisonnements et aux mêmes méthodes, et qu’en sus, leur activité quotidienne ne les conduit pas à une réflexivité sur leurs modes de raisonnements. Pour autant, à chaque crise, des critiques internes sur les modalités de l’évaluation apparaissent, en particulier, les salariés sont nostalgiques de la figure du « héros », capable de ne pas suivre les bulles spéculatives mais de se comporter en investisseur libre, en assumant des évaluations divergentes de celle du marché. Or, l’organisation du travail et de ses procédures (notamment la gestion indicielle, qui impose aux gérants de se situer par rapport au marché) interdit cette possibilité. Même en cas de crise, la légitimité des marchés financiers pour établir la valeur n’est jamais mise en cause, les régulateurs se demandent simplement comment mieux établir la vérité des prix.
Pour Ortiz, la théorie de l’efficience des marchés n’est aucunement liée à son efficacité réelle, mais bien à un objectif politique qui « est de constituer une organisation sociale dans laquelle la justice dépende de l’application de techniques de calcul économique qui soient, elles, définies comme dépourvues de tout contenu politique et moral. » (p. 149). Ce projet politique et moral est d’ailleurs clair pour les employés, qui le mobilisent en situation d’entretien ou pour se justifier lors des crises financières. Ainsi, dit l’auteur, la vérité des prix dépasse l’espace social de la finance car elle est « une manière de rendre compte des rapports monétaires contemporains » (p. 154).
La conclusion élargit la focale pour réfléchir à l’ordre économique et social qui découle des modalités d’évaluation de la finance. Ortiz rappelle notamment qu’au moment de ses observations, au début des années 2000, les dérivés de crédit (au centre des subprimes quelques années plus tard) payaient des taux d’intérêt de l’ordre de 3,5 %, quand la dette brésilienne servait 10 % par an, et que la République Démocratique du Congo ne trouvait pas sur les marchés de quoi refinancer sa dette de 10 milliards de dollars, jugée trop peu sûre.
Ces analyses donnent de l’ampleur à l’ouvrage. Toutefois, on peut regretter que le passage du niveau micro au macro ne soit pas davantage analysé : comment passer de l’approche anthropologique qui montre comment les salariés de la finance établissent et justifient la vérité de la valeur à des analyses du rôle de la finance dans la société ? Pourquoi et comment la théorie financière impose-t-elle sa légitimité à l’extérieur du monde de la finance ? La question se pose d’autant plus qu’Ortiz souligne l’importance du cadre cognitif commun des salariés de la finance pour légitimer leurs manières d’établir la vérité – or ce cadre n’est pas partagé à l’extérieur de l’espace financier. On peut donc se demander si la vérité de la valeur financière s’est imposée car la théorie financière est devenue légitime, ou bien si c’est parce que le pouvoir de la finance est devenu tel qu’il a pu imposer sa vérité.
Conclusion
Ces quelques remarques ne retirent rien à la qualité de l’ouvrage, contribution majeure à la sociologie de la finance et à la sociologie économique en général. En plus de montrer les effets politiques de l’imposition par la finance de sa propre vérité des prix au monde économique et social, ce qui constitue en soi un apport remarquable, Ortiz apporte une contribution essentielle à la sociologie des prix. Il montre l’ampleur du travail nécessaire à ce que le prix fonctionne comme dans la théorie néo-classique, c’est-à-dire qu’il soit considéré comme la seule information nécessaire, synthèse de toutes les autres. La multiplicité des évaluations, les incertitudes qui les enserrent, les tensions entre valeur fondamentale et valeur de marché, etc., font apparaître le prix à la fois comme l’output final de tout ce travail (donc un résultat plutôt qu’un point de départ), mais également comme un point de ralliement conventionnel dont les acteurs ne sont pas entièrement dupes mais qu’ils doivent cependant utiliser « comme si » il reflétait la valeur des actifs.
Ce mouvement circulaire a quelque chose de vertigineux : personne ne croit au prix du marché, sinon personne n’établirait sa propre évaluation ; mais l’évaluation a pour objectif d’établir le vrai prix du marché, et nécessite pour cela de croire que ce prix existe. Horacio Ortiz rejoint un certain nombre d’analyses développée par André Orléan dans L’empire de la valeur [4], en particulier car il déconstruit l’idée que la valeur serait intrinsèque à la marchandise et que le prix n’en serait qu’un reflet objectif. Son travail est une illustration de l’idée d’Orléan selon laquelle aucun prix et aucune valeur ne sont construits « hors marché ». Toutefois, là où Orléan analyse la théorie économique, Ortiz décrit la pratique d’acteurs qui cherchent à faire ressembler la réalité de leurs pratiques aux cadres cognitifs qu’ils ont incorporés pendant leurs études. Si Ortiz donne vie à des analyses théoriques, en montrant les acteurs en train de fabriquer les prix, ses conclusions diffèrent légèrement de celles d’Orléan : en effet, l’économiste accorde une place centrale à la nature autoréférencielle de la valeur, tandis qu’Ortiz insiste sur la tension entre la valeur autoréférentielle et l’évaluation fondamentale, qui sont toujours présentes simultanément pour les acteurs. Leur légitimité découle précisément du fait qu’ils doivent tenir compte des deux, se forger une opinion et prendre des décisions.
La puissance des marchés financiers est souvent dénoncée de façon générale et à la surface de ses pratiques, le livre d’Ortiz est salutaire en ce qu’il donne une prise à la critique : il montre que la finance s’impose car malgré la grande fragilité conceptuelle et technique de sa façon d’établir la valeur, elle impose sa vérité des prix.