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Essai Histoire

Dossier / Ce que l’extrême droite fait au monde

La croisade réinventée
Un fantasme des masculinistes et islamophobes du web


par Florian Besson , le 29 avril


On assiste sur le web à un retour de l’imagerie des Croisades, mêlant racisme, masculinisme et développement personnel. Comment comprendre cet usage de l’Histoire ?

La fascination des extrêmes droites contemporaines pour la période médiévale en général et, en particulier, pour les croisades et les Templiers est connue et analysée depuis longtemps. À la fin du XIXe siècle déjà, le polémiste Edouard Drumont, sur une affiche promotionnelle de son ouvrage antisémite La France juive, se représentait en croisé piétinant une caricature de Juif. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne nazie puisa également dans l’imagerie de la croisade pour inciter les volontaires, notamment français, à rejoindre une grande « croisade antibolchevique ». Plus récemment, les médiévistes ont montré comment la croix de Jérusalem ou encore le cri de guerre « Deus Vult » sont devenus au fil des années 2000-2010 des symboles couramment utilisés par les droites extrêmes européennes ou étatsuniennes [1] : on les retrouve sur des tee-shirts ou des pancartes dans des manifestations ou encore taguées sur des mosquées ou des universités pour s’opposer à des phénomènes migratoires contemporains. Cet attachement à la période médiévale en général et aux croisades en particulier se reconfigure aujourd’hui sur Internet, surtout sur les réseaux sociaux, où des comptes utilisent les croisades comme pierre angulaire d’un discours mêlant racisme, masculinisme... et développement personnel. Comment comprendre ces usages politiques de l’histoire ?

La croisade comme horizon

Pour y répondre, plongeons-nous d’abord dans les publications d’un compte X (anciennement Twitter) intitulé @trad_west, compte anglophone suivi par près de 200 000 personnes. Plusieurs fois par heure, ce compte poste une image, généralement accompagnée d’un message religieux on ne peut plus simple : « Christ is king » ou encore « in the end we win ». Ce dernier propos s’accompagne presque systématiquement d’une image faisant référence à la croisade : il peut s’agir soit d’illustrations produites au XIXe siècle, comme des gravures ou des tableaux, soit de captures d’écran du film Kingdom of Heaven, réalisé en 2005 par Ridley Scott, soit enfin d’images réalisées avec des IA génératives. Le plus souvent, on y voit un ou plusieurs chevaliers, vêtus d’armures lourdes, brandissant des épées, arme médiévaliste par excellence [2], ainsi qu’une ou plusieurs croix.

Cet attachement à la croisade n’est d’ailleurs pas exclusif d’un goût tout autant fantasmé pour d’autres périodes : dans la boutique de @trad_west, les pulls décorés d’une croix de Jérusalem, d’un « Templar division » ou encore d’un « son of God » côtoient ceux marqués par un lambda et un « son of Sparta [3], ou encore « SPQR ». Le fait de convoquer ensemble ces périodes éloignées par le temps – il y a presque deux fois plus de temps entre Sparte et les Templiers qu’entre ces derniers et nous ! – et très dissemblables peut sembler paradoxal, mais c’est qu’ici les trois éléments sont vus comme appartenant à une civilisation occidentale éternelle, dont l’essence transcenderait les siècles et qui doit être défendue. Car, dans tous les cas, on retrouve derrière ces usages de l’histoire l’idée d’une menace : le fait de rappeler que « in the end we win » revient à la fois à décrire l’existence d’un combat (actuel) et à prophétiser une victoire (finale) qui actuellement paraîtrait tout sauf garantie. Ces comptes convoquent ainsi, plus ou moins explicitement, l’idée d’une civilisation occidentale menacée sous l’effet d’un « Grand Remplacement » par des populations étrangères ou de l’hégémonie de valeurs « wokistes [4] ». Ce tableau réactualise en réalité le vieux schème réactionnaire du « déclin d’une civilisation [5] », permet de présenter la croisade comme une solution en même temps qu’une nécessité : seule une croisade permettra de sauver l’Europe/l’Occident/la chrétienté. Le 9 août 2024, alors que des groupuscules d’extrême droite mènent des attaques ciblées dans plusieurs villes anglaises, un autre compte Twitter significativement nommé European Invasion poste ainsi une image montrant Londres remplie de déchets, d’animaux et de personnes portant des voiles musulmans, censée représenter « le Royaume-Uni dans dix ans », puis une image montrant la même ville « nettoyée » par des chevaliers croisés montés sur des chevaux. Le texte qui accompagne la seconde image dit « we are never afraid of oppression. In the end, we will win ».

Comme chez @trad_west, la rhétorique s’articule autour d’un « nous » non défini, mais auquel le lecteur est censé adhérer immédiatement : même si la deuxième image est en elle-même assez angoissante, de par la présence de ces chevaliers armés, en rouge et noir, il est évident qu’ici les chevaliers n’incarnent pas l’oppression mais au contraire la libération, et sont du côté du lecteur, du côté de ce « nous » opposé à un « eux », en l’occurrence aux musulmans. Le recours à l’imagerie de la croisade inscrit les émeutes dans une perspective cyclique : tout comme les vagues migratoires contemporaines sont censées représenter une nouvelle « invasion arabe », il y aura une « nouvelle croisade » pour apporter finalement la victoire à une chrétienté occidentale pour l’instant sur la défensive. Comme l’analyse bien le politologue Stéphane François, ces usages contribuent à faire des militants qui les créent ou les font circuler « des nouveaux chevaliers, [qui] ne combattent plus le dragon, mais un danger bien plus grand selon eux : le chaos racial à venir [6] ».

Ces utilisations ne sont du reste pas réservées au monde anglophone : en mai 2015, un compte Facebook nommé Liga de defensa española poste ainsi une image de croisé en prière avec comme texte « yo no soy racista, soy anti-islam » (je ne suis pas raciste, je suis anti-islam). Sur les réseaux sociaux francophones, ce sont des centaines de comptes proches de ce qu’on appelle souvent la « fachosphère » qui utilisent ainsi des images de croisés et/ou de templiers pour leur photo de profil. Ces comptes repostent significativement souvent des mèmes anglophones, notamment quand ils mettent en scène cette phrase « in the end we win », très souvent utilisée en conjonction avec une image médiévaliste tirant vers la croisade. Citons par exemple le compte @Templarpilled, qui, à l’image de @trad_west, utilise sans cesse cette phrase, alternant des images d’IA de croisés – parfois dans l’espace –, des messages invitant à se convertir au christianisme et des propos misogynes, homophobes ou invitant en général à la violence (ainsi de ce fréquent « tolerance is not a christian virtue », souvent illustré par un saint George tuant le dragon ou, à nouveau, par des images de croisés).

Or la référence numérique aux croisades n’est pas un phénomène seulement folklorique : souvent, elle permet d’appeler plus ou moins clairement à passer aux actes « dans le vrai monde ». C’est ce que démontrent les historiennes Katharine Millar et Julia Costa Lopez dans un article consacré à la manière dont les militants de la droite extrême étatsunienne utilisent l’image des Templiers pour promouvoir une « hyperagency » violente et raciste : le discours complotiste sur l’insécurité (la chrétienté/l’Occident seraient aujourd’hui menacés) nourrit, encourage, rend nécessaire un passage à l’action, si possible par les armes [7].

On peut faire exactement les mêmes conclusions en étudiant ces usages de l’histoire médiévale sur les réseaux sociaux francophones, et l’on en prendra deux exemples venus de X. En juillet 2024, repostant une image tirée de la cérémonie d’ouverture des JO, cette fameuse Cène réinventée qui fit couler beaucoup d’encre, un compte la commente ainsi d’un « ok c’était le blasphème de trop, préparez vous bien les reufs », message illustré par deux templiers (venus de la série Knightfall) tirant leur épée. Trois semaines plus tard, lorsqu’un universitaire signale que la droite chrétienne radicale lui semble plus dangereuse, notamment dans la perspective d’attentats de masse, que l’islam politique, quelqu’un lui répond d’un « oui oui c’est ça allez dehors Mouloud », illustré par un gif montrant... un homme vêtu en croisé armant un fusil de chasse. Dans les deux cas, le recours à une imagerie venant de la croisade remplit plusieurs fonctions : il contribue à expliciter l’appel à la violence – tout en l’euphémisant suffisamment pour échapper à tout risque de voir son compte suspendu –, à souder une communauté qui partage ces références et y verra donc un signe de connivence, et enfin à légitimer et à valoriser cette violence en la présentant comme à la fois sainte et nécessaire.

Pour ne pas se contenter de voir dans ces messages expéditifs de simples contenus anecdotiques, il faut rappeler que ces usages débordent régulièrement les réseaux sociaux : en 2019, Brenton Tarrant a tué 51 personnes dans un attentat en Nouvelle-Zélande, maniant une arme sur laquelle il avait notamment écrit « Urbain II » (le pape ayant lancé la première croisade en 1095) ou encore « Lépante » (importante victoire maritime d’une coalition de pays européens contre l’Empire ottoman en 1571), et se définissant, dans la lignée d’un Anders Breivik, terroriste norvégien, comme un templier en croisade pour sauver l’Occident [8].

Historiciser les instrumentalisations du mythe de croisade

Ces usages s’ancrent bien sûr dans une histoire longue du mythe de croisade, mais ils participent également d’une profonde reconfiguration de ce mythe. En effet, s’exprime ici le fantasme d’une croisade pensée comme une revanche contre des humiliations, des défaites, des agressions venues de l’intérieur plus encore que de l’extérieur. L’image de croisés arpentant une place anglaise est à cet égard révélatrice : il s’agit moins de reprendre la Terre sainte que de purifier l’Occident. Les nouveaux croisés ne sont plus censés aller se battre aux frontières de la chrétienté, comme c’était le cas aux XIVe-XVe siècles, mais mener le combat au plus près de chez eux, à la fois dans leurs rues et dans leur cœur, contre des envahisseurs qui sont présentés comme déjà là, parmi nous, menaçant « notre » mode de vie, « nos » valeurs, in fine « notre » identité. On suggèrerait volontiers que s’opère ici, d’une manière largement inconsciente, une fusion entre deux imaginaires distincts de la croisade : d’une part la croisade contre les hérétiques, orientée donc vers l’intérieur de la chrétienté contre des groupes jugés comme dissidents par les autorités ecclésiastiques, et d’autre part la croisade sur des terrains extérieurs, notamment en Terre sainte ou en péninsule Ibérique.

Cette nouvelle croisade est en effet presque exclusivement pensée contre les musulmans, qui deviennent, dans une lecture très marquée par le schéma huntingtonien du choc des civilisations [9], le danger ultime. L’extrême plasticité du mythe de croisade est ainsi mise au service d’une resémantisation permanente qui fait de l’ennemi du temps – réel ou imaginaire – la cible désignée d’une nouvelle croisade. Enfin, la croisade est systématiquement pensée comme une victoire. Cette instrumentalisation répond donc à un double objectif, à la fois politique (appuyé sur l’histoire) et historique (appuyé sur la politique). Politiquement parlant, il s’agit d’une part de faire de la croisade un modèle, et donc d’inviter, à de futures « croisades » en Occident. Dans une vidéo consacrée à la Reconquista – une période elle-même centrale dans l’imaginaire des droites extrêmes depuis plusieurs décennies [10] – Thaïs d’Escuffon, ancienne porte-parole du groupe Génération Identitaire et influenceuse d’extrême droite, appelle ainsi ouvertement à une « contre-attaque » contre les envahisseurs/occupants que sont censés être les musulmans vivant aujourd’hui en Occident. D’autre part, historiquement parlant, l’enjeu est de présenter les croisades médiévales comme une entreprise héroïque, positive et, in fine, légitime. Certains comptes le disent d’ailleurs explicitement, comme ce Templarpilled déjà analysé plus haut : « The crusades were completely justified ».

Là encore, il s’agit d’un véritable élément de langage qui infuse au-delà de ces comptes et de ces réseaux très politiquement marqués : on le retrouve ainsi significativement dans la bouche d’un youtubeur catholique consacrant une vidéo aux croisades, dans laquelle il note comme en passant que « les historiens jugent la croisade pleinement justifiée [11] ». Il s’agit bien entendu d’un tour de passe-passe, dans la mesure où les historiens ne classent pas les phénomènes en « justifiés » ou « injustifiés » : le but ici est uniquement de pouvoir placer ce mot de « justifié », qui ancre le discours au sein d’une galaxie d’usages de la croisade. Les architectes de ces visions répondraient que la croisade médiévale est « justifiée », car il s’agissait alors de sauver un Occident chrétien menacé par un Islam agressif. Sans rouvrir le débat historiographique sur les causes de la première croisade, il faut rappeler que les médiévistes s’accordent aujourd’hui pour dire que cette lecture défensive est fausse : en 1095, au contraire, c’est l’Occident qui profite de son dynamisme démographique et économique pour passer à l’offensive un peu partout. Les influenceurs d’extrême droite qui s’emparent de ce phénomène aujourd’hui le font donc au prix – comme c’est l’usage dans toutes les utilisations politiques de l’histoire – d’un processus de sélection, les conduisant à ne retenir que ce qui, dans les croisades et leur mémoire multiséculaire, les arrange et correspond à leur agenda, au message qu’ils souhaitent diffuser et imposer. On oublie ainsi les croisades « politiques », utilisées par la papauté contre les aristocrates romains qui contestaient son autorité ; on oublie la complexité géopolitique des États latins d’Orient, qui voient en permanence des Latins s’allier avec des musulmans, parfois même pour combattre d’autres Latins ; on oublie, enfin, que les Templiers, loin d’être des gardiens de la foi fanatiques ne pensant qu’à en découdre avec l’infidèle, sont décrits par le prince syrien Usama ibn Munqidh, ayant vécu au XIIe siècle, comme « de bons amis ».

Il n’y a du reste rien « d’évident » à penser la croisade sous ce prisme, et l’histoire longue du mythe de croisade et de ses usages permet de souligner au contraire combien ces derniers ont évolué au fil du temps. Rappeler la grande diversité de ces usages du mythe de croisade est essentiel pour « dénaturaliser » la lecture qu’en proposent aujourd’hui les extrêmes droites. Au XVe siècle, le souvenir de la croisade sous-tend de vastes et irréalistes « projets de croisade » et autres « saintes ligues » qui servent avant tout à la papauté pour tenter tant bien que mal de construire une union de la chrétienté occidentale. Au XIXe siècle, comme l’a analysé William Blanc dans plusieurs articles, les croisades reviennent pour légitimer la colonisation du Maghreb et du Proche-Orient [12]. Et l’on trouverait également des usages plus originaux. Pensons par exemple à Theaurau John Tany, un prédicateur anglais mort en 1659 lors d’un périple visant à reprendre Jérusalem, ce qu’il inscrit dans une lecture mystique, eschatologique et révolutionnaire – le retour à Jérusalem des « vrais juifs », c’est-à-dire des chrétiens appliquant à la lettre les préceptes du Christ et notamment pratiquant une forme de charité radicale passant par un partage des richesses, doit s’accompagner de l’avènement d’une société nouvelle et idéale. La croisade était ici tournée vers l’extérieur et vers l’avenir, aux antipodes donc de cette croisade intérieure et réactionnaire qui fleurit aujourd’hui sur les réseaux sociaux…

Croisades et masculinités

De manière intéressante, derrière cet usage violemment islamophobe des croisades se cache désormais un autre objectif, lui-même ancré dans un autre imaginaire. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la dimension religieuse n’est que rarement mise au premier plan : à l’exception par exemple de @trad_west, qui pousse explicitement à se convertir au catholicisme [13], en matraquant en permanence un « Christ is king » devenu la marque de fabrique du compte, la plupart des comptes mettent peu en avant cette idée. En réalité, le mythe de la croisade est ici mis au service d’un discours sur la masculinité, qui oppose, notamment en utilisant des mèmes, une masculinité contemporaine en déroute à cause du féminisme, de l’homosexualité ou encore de la surconsommation de pornographie à une masculinité idéale, sur le plan physique comme moral, à laquelle il s’agirait de revenir. Là aussi, cet imaginaire du Moyen Âge a été bien étudié par des médiévistes : Amy Kaufman a ainsi pu parler de « médiévalisme musclé » pour désigner cette vision fantasmée d’un Moyen Âge patriarcal, misogyne, dans lequel l’identité masculine se serait exclusivement construite autour de la violence physique [14]. Tison Pugh, quant à lui, est revenu sur les liens entre la figure du chevalier courtois et la masculinité fantasmée, en particulier dans la littérature du XIXe siècle du sud des États-Unis, un lien qui se cristallise notamment dans l’action violente et raciste du Ku Klux Klan [15].

Sur nos réseaux sociaux, le chevalier-croisé-templier, ces trois figures étant largement confondues, devient l’incarnation de « l’homme » parfait, l’emblème d’une virilité menacée par la civilisation délétère et dont chaque homme garderait la nostalgie. Idéal, il l’est notamment, car, à la différence de l’homme moderne forcément isolé et donc solitaire – un thème cher aux milieux masculinistes et en particulier aux incels –, le croisé-chevalier est inséré au sein d’un groupe : la boutique de @trad_west propose ainsi un formulaire permettant, si l’on est accepté, de rejoindre « The TradWest Brotherhood », « un endroit auquel VOUS appartenez », « un réseau d’hommes construisant quelque chose de neuf ». Plus encore qu’un combattant de la foi, le croisé devient dès lors l’image de l’homme accompli, ayant trouvé sa place dans un monde qu’il contribue à façonner à la force de son bras, aux côtés de frères d’armes partageant ses valeurs et ses objectifs. En juin 2024, on voit ainsi @trad_west partager une image de la prise de Jérusalem en 1099 pour illustrer le slogan « is crusade the solution to male loneliness ? ». Même chose chez Templarpilled qui poste par exemple une image intitulée « Men have three ways out of depression », divisée en trois cases : sur l’une, un jeune homme s’affiche au bras d’une belle jeune femme, évidemment blanche et blonde ; sur l’autre, un homme en pleurs embrasse le Christ ; sur la dernière, un croisé/templier brandit une épée enflammée. Quelques jours plus tôt, c’était un chevalier déclarant « tu es dans ses messages privés, je suis en croisade pour défendre la chrétienté : nous ne sommes pas pareil », une manière de brocarder l’homme contemporain qui consacrerait trop de temps à se soucier de sa (décevante) vie amoureuse ; on reconnaît ici une rhétorique caractéristique du mouvement incel, dévalorisant toutes les interactions avec des femmes pour mieux fantasmer au contraire une fraternité purement masculine et misogyne, et il n’est pas étonnant de voir que ces incels s’approprient récemment l’imagerie templariste [16].

S’opère ici un glissement aussi significatif que fascinant : la « nouvelle croisade » à laquelle on aspire n’est plus du tout un moyen de conquérir la Terre sainte, n’est qu’à peine une manière de défendre la civilisation chrétienne, mais devient avant tout une solution pour aller mieux, pour « sortir de la dépression », de la « solitude masculine ». Ainsi de ce mème partagé régulièrement sur Reddit qui oppose d’un côté une porte étiquetée « thérapie », sans personne devant, et de l’autre une porte marquée du mot « croisade », qui voit des dizaines d’hommes se bousculer pour la franchir. La croisade est ici réappropriée au service d’un discours du type « développement personnel », évidemment aux antipodes des pratiques et des mentalités des croisés médiévaux – mais qui permet de vendre des stages de remise en forme, des manuels diététiques, des vêtements, etc. Les motivations bassement économiques de ces comptes et influenceurs se cachent, sans guère de subtilité, derrière la rhétorique masculiniste et la croisade devient presque un argument publicitaire : en achetant tel produit, on (re)deviendra un véritable homme, sans névroses et sans faiblesses, à l’image des croisés d’antan.

Conclusion

Si ces images et ces affirmations n’ont généralement aucune pertinence historique, reste qu’elles s’avèrent fortement mobilisatrices, ce qui explique leur popularité et la plasticité de leurs usages. Il est bien sûr tentant de n’y voir que des « délires » cantonnés aux réseaux sociaux, mais il faut les réinscrire dans une continuité d’instrumentalisations historiques allant des militants à des responsables politiques [17]. Il n’est ainsi pas anodin que Pete Hegseth, ancien militaire choisi en novembre 2024 par Donald Trump pour être le futur Secrétaire à la Défense des États-Unis, arbore fièrement des tatouages d’une croix de Jérusalem sur son torse et d’un « Deus Vult » sur son bras : ces symboles circulent ainsi entre plusieurs médias, chacune de leurs utilisations renforçant du même coup la cohérence de leurs significations et facilitant la réappropriation par ces mouvements extrêmes de cet imaginaire. D’autre part, il convient de se rappeler que les mèmes postés sur les réseaux sociaux, aussi farfelus qu’ils puissent sembler – un croisé sur Mars – peuvent effectivement et concrètement radicaliser des lecteurs et lectrices. L’historienne Tallulah Trezevent montre ainsi comment l’algorithme de X fait passer insensiblement de comptes parlant d’histoire antique à des comptes d’extrême droite utilisant l’histoire antique pour soutenir des discours civilisationnistes et racistes [18] : le goût pour l’Antiquité peut ainsi conduire un utilisateur dans ce que les experts ont appelé un « alt-right pipeline », autrement dit un « conduit » radicalisant peu à peu en utilisant l’effet-bulle caractéristique des réseaux sociaux. On pourrait faire la même remarque pour l’histoire médiévale en général et les symboles liés aux croisades en particulier, comme on a essayé de le montrer ici en étudiant cette réutilisation particulière des croisades et de leur imaginaire.

Pour résumer, on peut dire que ces influenceurs partagent trois choses. Ils partagent d’abord des stratégies, notamment celle du matraquage : publier, plusieurs fois par semaine, voire par jour ou par heure, les mêmes messages, les mêmes types d’images, quitte à le faire faire par un bot automatisé, afin d’inonder les fils Twitter ; on peut également relever l’usage généralisé des images produites par des IA pour obtenir des images de chevaliers héroïques brandissant, dans une fusion significative entre le Moyen Âge et la fantasy médiévaliste, des épées enflammées ou des croix lumineuses. Ils partagent ensuite des imaginaires historiques : on soulignera en particulier ici cette intéressante articulation entre croisade et masculinité réinventée, qui permet de tenir un discours à la fois décliniste – les hommes étaient « mieux » avant – et optimiste – il « suffit » de s’engager dans cette croisade virtuelle, si possible en cliquant sur tel lien et en achetant tel produit, pour aussitôt revenir à et redevenir ce modèle de masculinité. Enfin et surtout, ces acteurs partagent également des objectifs, qui s’articulent en trois temps : il s’agit d’abord de redorer le blason des croisades médiévales en les présentant comme des entreprises légitimes (« justifiées ») et même nécessaires afin de défendre un monde occidental menacé par un islam expansionniste. Cette manière de penser la croisade médiévale qui permet, dans un second temps, d’appeler de manière plus ou moins euphémisée à l’organisation de nouvelles croisades sur le sol européen ; ce qui autorise à et même exige, enfin, d’appeler à la violence ou de légitimer un passage à la violence dans le vrai monde, qu’il s’agisse d’aller taguer une mosquée, d’insulter un universitaire ou de prendre les armes pour commettre un attentat.

par Florian Besson, le 29 avril

Pour citer cet article :

Florian Besson, « La croisade réinventée. Un fantasme des masculinistes et islamophobes du web », La Vie des idées , 29 avril 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/La-croisade-reinventee

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Voir par exemple https://oilab.eu/deus-vult-tracing-the-many-misuses-of-a-meme/. Plus généralement, Charlotte Gauthier (dir.), The Crusades and the Far-Right in the Twenty-First Century, Routledge, 2024.

[2Martin Aurell, Excalibur, Durendal, Joyeuse. La force de l’épée, Paris, PUF, 2021.

[3Sur le mythe de Sparte, voir Vivien Barrière et Jean Hedin, «  Mélancolie spartiate. 300 ou la réactivation du mythe de Léonidas pour mobiliser la société contre le déclin de l’Occident  », Frontières, n° 9, 2023 ainsi que Stéphane François et Adrien Nonjon, «  Nous sommes ce que vous fûtes, nous serons ce que vous êtes.  », Frontières, n° 9, 2023

[4Les deux concepts sont désormais au cœur de la rhétorique des droites extrêmes. Les deux ont été abondamment critiqués et démontrés comme factuellement faux : pour le premier, voir notamment Nicolas Lebourg, «  Attentat islamophobe de Christchurch : retour historique sur le grand remplacement  », Mediapart, 12 mars 2019  ; pour le second, on lira Alex Mahoudeau, La panique woke : anatomie d’une offensive réactionnaire, Paris, Textuel, 2022.

[5Pierre Dockès, Marion Gaspard et Rebeca Gomez Betancourt, «  Déclin et stagnation, entre histoire cyclique et histoire fléchée  », Histoire économique, 2015/5, vol. 66, p. 813-823.

[6Stéphane François, «  Le Moyen Âge idéalisé de l’extrême droite européenne  », Parlement[s], Revue d’histoire politique, vol. 32, n° 2, 2020, p. 217-231.

[7Katharine M. Millar et Julia Costa Lopez, «  Conspiratorial medievalism : History and hyperagency in the far-right Knights Templar security imaginary  », Politics, vol. 44, n° 4, 2021.

[8Francesca Petrizzo, «  ‘Bad Crusader’ : Bohemond, the Scholars, and the Christchurch Shooter  », in Charlotte Gauthier (dir.), The Crusades and the Far-Right in the Twenty-First Century, Routledge, 2024.

[9Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, Odile Jacob, 1997.

[10S. J. Pearce, «  The Myth of the Myth of the Andalusian Paradise The Extreme Right and the American Revision of the History and Historiography of Medieval Spain  », dans Louie Dean Valencia-García (dir.), Far-Right Revisionism and the End of History, Routledge, 2020, p. 29-68.

[11Vidéo du «  Catho de service  », publiée en août 2024. Sur ce Youtubeur propagandiste, voir l’article de Loris Guémart, «  Sur YouTube, «  Le catho de service" passe (mal) des tutos à l’histoire  », Arrêt sur Images, 15 août 2024.

[12Voir par exemple William Blanc, «  La conquête de l’Algérie, une ‘nouvelle croisade’  », Retronews, 14 mars 2022.

[13Ou du moins à une version très christocentrée d’un christianisme sans Église ni clergé, qui fait parfois plus que frôler l’hérésie : dans un post sur X, on voit ainsi les premières lignes de la notice «  christianism  » de Wikipédia caviardées pour ne laisser apparaître que «  christianity is based on [...] Jesus is the Christ, the Messiah  ». Or il ne suffit pas de croire en la divinité de Jésus pour se définir comme chrétien, comme le rappelle bien sûr le Credo du Concile de Nicée.

[14Amy S. Kaufman, «  Muscular Medievalism, The year’s work in medievalism, vol. 31, 2016, p. 56-66.

[15Tison Pugh, Queer Chivalry : Medievalism and the Myth of White Masculinity in Southern Literature, Bâton Rouge, Louisiana State University, 2014.

[16Je remercie Antonin Bir, Rose Deguingand et Phileas Gastebois, étudiant.e.s à l’université de Nantes, pour m’avoir communiqué leur travail inspirant sur ce sujet.

[17Voir par exemple Zemmour contre l’histoire, Gallimard, 2022, en particulier le chapitre «  1099, la croisade n’est pas une victoire française  », p. 8-9.

[18Tallulah Trezevant, «  The Antiquity to Alt-Right Pipeline  », Working Classicists, juin 2024.

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