Opposer la France et les États-Unis sur des questions telles que la liberté d’expression, la place de la religion dans l’espace public ou les questions raciales relève du lieu commun. Le fait même de lire, ou d’écrire, le mot race en français provoque toujours un certain malaise, voire un rejet immédiat et sans appel, comme en témoigne l’actualité récente, de la controverse autour du « racisme d’État », qui a donné lieu en 2017 à une plainte, classée sans suite, du Ministre de l’Éducation Nationale contre un syndicat enseignant, à la suppression du mot « race » de l’article premier de la Constitution.
À rebours de ces controverses sémantiques, la race est, aux États-Unis, une catégorie statistique acceptée, présente dans le questionnaire de recensement, un outil d’analyse qui guide de nombreux travaux de sciences sociales, une catégorie sociale et culturelle, enfin, qui participe de la manière dont chacun et chacune façonne son identité, publique comme privée. La Critical Race Theory (CRT), dont les articles fondateurs (de Derrick A. Bell, Cheryl I. Harris, Richard Delgado, Gary Peller, Mari Matsuda, entre autres) sont présentés dans cet ouvrage, s’attache à reconnaître la centralité de la race comme construction sociale, historique et culturelle, et à analyser ses conséquences sur le droit, sa pensée et son exercice [1]. Les juristes, enseignants et enseignantes de droit à l’origine de ce courant, fortement inspiré par le Black Power [2], ont voulu réinsérer le politique dans les universités états-uniennes et adopter les méthodes de la pensée critique du droit (Critical Legal Studies) pour y introduire la race. Il s’agissait alors tout ensemble de revendiquer une meilleure protection par le droit des personnes victimes de discrimination car assignées à une identité racialisée et de défaire le droit de sa prétendue objectivité pour montrer « le discours juridique en tant que lieu fondamental de production de l’idéologie et de reproduction du pouvoir social » (p. 38).
Le livre ne se contente pas, cependant, de donner à lire les grands textes de la CRT en français. Il opère une véritable traduction conceptuelle ; chaque texte est précédé d’une introduction qui présente la manière dont des débats qu’à première vue l’on pourrait juger très états-uniens (autour de l’affirmative action, traduit par « action positive », de la déségrégation des écoles ou de la carrière universitaire) résonnent en contexte français. Sans chercher à substituer « l’analyse raciale à une lecture sociale de la société française » (p. 3), les auteurs cherchent à convaincre leurs lecteurs et lectrices de l’intérêt d’aller chercher dans la CRT des clés pour comprendre les remous qui agitent notre société.
Race et histoire
L’émergence de la Critical Race Theory dans les années 1980 est portée par des universitaires non blancs et non blanches, qui cherchent à introduire la question de la race dans la vision critique du droit portée par les juristes de gauche initiateurs des Critical Legal Studies, pour lesquels le droit n’est pas un outil neutre et objectif, mais le reflet des relations de pouvoir et de domination qui existent dans le monde social ; les questions de genre et de race, cependant, sont rarement abordées en tant que telles par les CLS, absence que la Critical Race Theory vise à combler. Comme l’écrivent Kimberlé W. Crenshaw et les autres fondateurs du mouvement, le projet visait à analyser le « droit en tant qu’élément lui-même constitutif de la race : en d’autres termes il s’agissait d’étudier comment le droit a construit la race » (p. 40). La perspective est ainsi radicalement anti-essentialiste : la race n’est pas un donné mais un fait social, sa prise en compte dans l’ordre juridique ne vaut pas en tant que simple réparation du passé, qu’il soit colonial ou ségrégationniste, mais comme outil de lutte contre les discriminations existantes.
Ainsi Cheryl Harris, dans son article « De la blanchité considérée comme propriété », paru en 1993, montre, dans le sillage des travaux de W.E.B. Du Bois, David Roediger ou Andrew Hacker [3], la manière dont au fil de l’histoire états-unienne, le fait d’être blanc est devenu une forme de propriété ; être blanc confère les mêmes avantages que posséder un bien. Seul le propriétaire peut définir l’usage qui en est fait de son bien (donc dire qui est blanc et qui ne l’est pas), en jouir et exclure les autres de sa jouissance. Du Bois parle de la blanchité comme d’un « salaire public et psychologique » pour les travailleurs blancs, un avantage social qui leur permettait de se sentir plus proche des autres Blancs, quelle que soit leur classe, que des Noirs. La domination raciale s’accompagne ainsi d’une atténuation des conflits de classe.
Le droit, des premiers Codes noirs du XVIIIe siècle aux décisions de justice du XIXe siècle déterminant qui pouvait se dire blanc, « a reconnu et codifié l’identité raciale des groupes lorsqu’elle fonctionnait comme instrument d’exclusion et d’exploitation » (p. 109). Pourtant, l’ordre juridique refuse de reconnaître ces mêmes groupes, selon Cheryl Harris, lorsqu’il s’agit de renforcer les droits des plus faibles par l’action positive (affirmative action), qui permet de remettre « implicitement en cause le caractère sanctuarisé de la distribution originelle et, par suite, actuelle, de la propriété, des ressources et des droits. » (p. 115).
L’action positive est une façon de revenir sur une situation qui nous est donnée comme naturelle et immuable et qui est en réalité le produit d’une histoire, en l’occurrence une histoire de domination raciale. Par ce biais, les réflexions sur la race jettent un nouvel éclairage sur l’« indifférence à la couleur de peau » (color blindness) qui régit de nombreuses politiques publiques outre-Atlantique et est l’un des principes fondateurs de l’universalisme républicain à la française. La critique de cette perspective peut aller très loin, comme le montre Gary Peller dans « La sensibilité aux enjeux liés à la race ». Il y retrace l’opposition des nationalistes noirs états-uniens à « l’idéologie intégrationniste » (p. 274) ; pour eux, la déségrégation scolaire intervenue à partir des années 1950 et de l’arrêt de la Cour Suprême Brown v. Board of Education n’était pas désirable, car elle revenait à demander aux Noirs de s’adapter aux normes des Blancs. Peller affirme ainsi que l’on aurait pu « imaginer une forme d’intégration qui aurait entraîné une prise en considération de l’intégrité de la culture africaine-américaine, ainsi qu’une reconnaissance des présupposés culturels des pratiques dominantes dans les écoles publiques » (p. 295).
Critique de l’universel
Une telle attention aux cultures et trajectoires de groupes marginalisés mènerait facilement en France à l’accusation de communautarisme. Or, si l’histoire des différentes communautés est sans doute difficilement comparable de part et d’autre de l’Atlantique, Peller et les autres penseurs et penseuses de la CRT invitent à s’interroger plus généralement sur la neutralité et l’universel, considérés comme des « critères axiologiques et culturellement situés, qui incarnent la vision du monde autocentrée de la majorité dominante » (S.-L. Bada, p. 262).
Le droit repose largement sur ces deux notions, et la Critical Race Theory, au delà des objets qu’elle se donne (action positive, discours de haine, discriminations, etc.), vise à les mettre en question pour recontextualiser la pensée et la pratique de la loi, au moyen notamment de l’histoire et de la sociologie. Les textes portent moins sur les manifestations de racisme que l’on pourrait qualifier d’évidentes que sur le racisme inconscient ou systémique, souvent perpétué même par des politiques dites « libérales » (au sens états-unien de centre-gauche). Richard Delgado écrit ainsi :
traiter des personnes inégales comme si elles étaient égales enfreint tout autant le principe d’égalité que traiter des personnes égales de manière inégale. (p.171)
Partant de ce constat, il se livre à une critique sévère de la notion de mérite, dans l’éducation comme dans la vie professionnelle. Le mérite est en effet un puissant outil de décontextualisation ; comme l’écrit Emilia Roig dans son introduction au texte de Delgado,
dans une société racialisée, les Blancs définissent les conditions de réussite et d’échec, considérant en retour leur succès comme le fruit de leur mérite et de leur effort individuel, plutôt que comme le résultat d’un privilège systémique. (p.162)
Dès lors, des politiques comme celle qui garantit aux meilleurs 10% des étudiants l’admission dans une université publique, votée au Texas en 1997 (que l’on peut comparer aux places réservées aux meilleurs bacheliers et bachelières dans les filières sélectives en France) finissent par avantager tout de même les étudiantes et étudiants blancs. Et
si les plus méritants sont en majorité des hommes blancs, et partant du principe que les critères de mérite et la compétition sont justes, équitables et impartiaux, que penser alors des aptitudes, de l’intelligence et de la motivation des personnes racisées et des femmes en tant que groupes ? (E. Roig, p.167)
Le point de départ des textes présentés – la question de la race – est en réalité une manière d’introduire le politique dans le droit, de montrer la façon dont ce que l’on perçoit – en particulier dans les facultés de droit – comme des décisions neutres, dérivées de l’application de textes eux-mêmes défaits de tout contexte, sont en réalité des actes politiques, qui doivent être perçus comme tels, si l’on veut pouvoir progresser vers plus de droits et réduire les inégalités sédimentées par l’histoire.
Réhabiliter les « petites histoires »
Il serait néanmoins réducteur de ne voir dans ces textes qu’un appel à la prise en considération des Africains-Américains en tant que groupe par le droit des États-Unis. Il s’agit bien plutôt de changer la manière dont le droit traite les victimes et dont leur parole est écoutée. Mari Matsuda, dans son article sur le discours raciste, insiste sur les récits de victimes, sur les conséquences, y compris physiques, qu’ont les insultes racistes sur celles et ceux qui les reçoivent. Analysant la loi française de 2004 qui interdit les signes ostensibles d’appartenance religieuse, Katherine Adrien Wing et Monica Nigh Smith s’étonnent du peu de place que prennent les femmes musulmanes dans le débat ; dans leur article, elles cherchent à restituer la diversité de leurs points de vue concernant l’interdiction, allant ainsi à l’encontre d’une image fixe et stable aussi bien de « la femme » que « des musulmans », et montrant les différentes significations qui peuvent s’attacher au port du voile comme à son refus.
Faire entendre les voix des victimes, c’est en un sens poursuivre ce travail de critique de la neutralité et de l’universel ; réhabiliter les petites histoires permet de révéler les traces laissées par la grande dans notre présent. Quel est alors le rôle de l’universitaire, de l’expert, dans le recueil et l’analyse de ces témoignages ? Il, ou elle, ne peut adopter une posture neutre et surplombante, ce qui serait en contradiction avec les principes même de la CRT. Les textes font au contraire la part belle à la subjectivité, à des types d’écriture qui s’éloignent du traditionnel article scientifique. Charles R. Lawrence III commence son texte sur le racisme inconscient par un souvenir personnel, Cheryl Harris raconte l’histoire de sa grand-mère qui pendant des années s’est fait passer pour blanche, Richard Delgado présente ses idées sous la forme d’un dialogue avec Rodrigo Crenshaw, un jeune professeur africain-américain ayant passé une partie de sa vie en Italie.
Ce qui pourrait apparaître comme un ornement, voir une forme de coquetterie stylistique, est en réalité profondément lié à l’objectif de la CRT : rejeter la posture d’extériorité du savant, de l’expert, sans renoncer à la rigueur intellectuelle, rejoint la volonté de défaire le droit de sa sacralité, de remettre en cause sa neutralité. Les idées présentées dans ce volume sont parfois provocatrices, en particulier dans un contexte français où le terme même de race demeure hautement problématique, dans les sciences sociales comme dans le débat public, mais on peut souhaiter que, grâce notamment au précieux travail de traduction contextuelle fait par les auteurs et autrices de l’ouvrage, ces textes puissent être la source de débats et d’évolutions dans la manière dont nous pensons le droit et son rapport à la domination.
Recensé : Mathias Möschel et Hourya Bentouhami (dir.), Critical race theory : une introduction aux grands textes fondateurs, Paris, Dalloz, 2017, 498 p., 45€.