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La bureaucratie internationale en expansion
Entretien avec Katerina Linos


par , le 14 novembre
avec le soutien de CASBS



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Alors que la coopération multilatérale est de plus en plus remise en cause, Katerina Linos déconstruit certaines idées reçues sur le rôle des institutions internationales — en particulier européennes — et montre leur capacité d’action dans un contexte de crises multiples.

Cette publication s’inscrit dans notre partenariat avec le Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences. Toute la liste est consultable ici.

Katerina Linos est professeure de droit Michael Heyman à la faculté de droit de l’université de Berkeley et codirectrice du Miller Institute for Global Challenges and the Law. Elle est l’auteure de l’ouvrage The Democratic Foundations of Policy Diffusion : How Health, Family and Employment Laws Spread Across Countries (Oxford University Press, 2013). Dans ce livre, elle démontre que les lois ne se diffusent pas uniquement par le biais des réseaux d’experts, mais aussi par le biais des mouvements populaires. Les politiciens peuvent remporter des élections en défendant des modèles éprouvés et courants. Par conséquent, la même loi est souvent adoptée dans le monde entier, même dans des pays où elle n’est pas adaptée.

Linos étudie également comment l’information et la désinformation influencent le droit des réfugiés et des migrants. Dans Digital Refuge, Linos présente la crise des réfugiés en Europe du point de vue des migrants, en s’appuyant sur des milliers d’entretiens et de publications Facebook.

Linos a étudié la manière dont les médias traduisent les avis de la Cour suprême des États-Unis et sur la formation des clivages d’opinion publique à travers le monde (de l’Union européenne à l’Assemblée générale des Nations unies).

Les recherches de Linos sont empiriques et axées sur le développement et l’application de méthodes qualitatives et quantitatives innovantes. Ses travaux sont publiés dans des revues juridiques et des revues à comité de lecture, notamment l’American Journal of International Law, l’American Journal of Political Science, l’American Political Science Review, la California Law Review, la Chicago Law Review, Comparative Political Studies, l’European Sociological Review et International Organization. Linos anime le podcast sur le droit international Borderlines, grâce auquel elle crée une archive commune des biographies des juges avec la Cour de justice de l’Union européenne.

En tant que boursière CASBS 2024-25, elle mène des recherches sur la manière dont l’UE développe rapidement des initiatives globales dans les domaines de la technologie, de la finance et de la migration.

La Vie des idées : En tant que spécialiste du droit international et des organisations internationales, comment décririez-vous la période actuelle, à la lumière des attaques répétées de Donald Trump contre les organisations internationales, et notamment contre l’ONU ? Retrouve-t-on une dynamique similaire avec l’Union européenne ?

Katerina Linos : Je vais commencer par les Nations unies et l’administration Trump, puis passer à l’Union européenne. Je crois qu’il s’agit de deux dynamiques très différentes.

L’administration Trump a démantelé la participation des États-Unis dans les institutions internationales, tout comme elle a fragilisé le gouvernement fédéral lui-même. Pour ces raisons, le « bien public » que les États-Unis apportaient au monde est en déclin. D’autres prendront le relais là où ils se retirent, mais le monde ne sera plus le même.

Je suis très inquiète des coupes budgétaires visant des agences comme l’USAID (l’Agence des États-Unis pour le développement international), mais aussi celles dont on parle moins, par exemple celles engagées discrètement dans la lutte contre le changement climatique. Ces efforts risquent d’être abandonnés. Le rôle actuel des États-Unis dans les organisations internationales m’inquiète profondément.

Cela dit, le président Trump n’est pas le premier à se montrer rétif face au leadership mondial. Depuis des décennies, on a trouvé des solutions de contournement. Certains de mes travaux avec Kristina Daugirdas portent sur les efforts de l’administration Bush pour contourner les organisations internationales — en créant des coalitions de volontaires, non seulement pour l’Irak, mais aussi pour la régulation bancaire mondiale, la lutte contre le sida, et d’autres projets qu’ils jugeaient gérés trop lentement par l’ONU.

Il a donc existé d’autres réseaux, d’autres institutions, car le président Trump illustre en réalité un problème du leadership américain déjà ancien.

La situation de l’Union européenne, elle, est tout autre. Mais je n’aurais pas dit cela il y a cinq ans. Il y a neuf ans, le Royaume-Uni a voté en faveur du Brexit.

C’était un moment de crise majeure. D’autres crises l’avaient précédée : la crise financière de 2009-2010, puis la crise migratoire culminant en 2015-2016. Beaucoup doutaient alors de la capacité de l’Union européenne à gérer ces crises, jugeant la bureaucratie bruxelloise trop éloignée, et redoutant que d’autres États membres suivent le Royaume-Uni. Mais ce n’est pas du tout la situation actuelle.

Les Britanniques eux-mêmes regrettent leur vote. Les nationalistes européens ont renoncé à faire de la sortie de l’Union leur stratégie. Certains, comme les Italiens, collaborent étroitement avec la direction de l’UE. D’autres, comme les Hongrois, se battent farouchement contre Bruxelles, mais sans envisager le départ.
Je pense que la réponse de l’Union européenne à la pandémie de Covid a été exceptionnelle.

L’Union s’est également rassemblée face à la guerre en Ukraine, d’une manière que nous n’avions jamais vue auparavant. Et, pour revenir à la première partie de la question, l’un des moyens par lesquels les États-Unis affaiblissent les organisations internationales, c’est en réduisant leur contribution budgétaire ou en payant en retard. À l’inverse, le budget de l’Union européenne a augmenté considérablement après le Covid grâce au programme NextGenerationEU. Des propositions visent aujourd’hui à rendre ce dispositif permanent, voire à l’élargir encore. Je vois l’UE se souder dans un moment particulièrement difficile.

La Vie des idées : Comment expliquez-vous « l’impopularité » de la bureaucratie ?

Katerina Linos : Les bureaucraties des organisations internationales sont très différentes les unes des autres. Pendant la pandémie, certaines se sont contentées de mettre à jour leur site web — et c’est tout. D’autres, au contraire, ont lancé des projets majeurs pour financer la production et la distribution des vaccins, ou encore pour répondre à la fermeture des frontières, au chômage et aux crises migratoires.
Il y a donc une grande diversité, et dans certains pays, les personnes les plus talentueuses sont attirées par la mission et les perspectives qu’offrent les organisations internationales.

La qualité du personnel varie selon les institutions, mais elle est souvent très élevée, notamment dans l’Union européenne et dans certaines agences techniques : l’AIEA (Agence Internationale de l’Énergie Atomique), la Banque mondiale, l’OMS, le HCR (Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés)… Ces organisations comptent des professionnels remarquables, mais elles ne le montrent pas toujours.

L’UNICEF, elle, bénéficie d’une très forte popularité, à la fois parce qu’elle recrute des personnes compétentes et parce qu’elle communique efficacement sur sa mission. Si votre objectif est d’éviter une catastrophe nucléaire, mieux vaut ne pas être sous les projecteurs en permanence.

Je travaille d’ailleurs sur les sondages relatifs aux organisations internationales, et sur la façon dont certains groupes, comme les Républicains américains — traditionnellement sceptiques — peuvent être convaincus.

Le fait de présenter ce que font les autres pays, d’évoquer les normes internationales et de montrer en quoi leur propre société s’en écarte peut être très persuasif. Beaucoup de gens ne pensent pas tous les jours aux organisations internationales. Mais les groupes qui en ont une image négative, souvent par méconnaissance, peuvent changer d’avis lorsqu’ils prennent connaissance de ces comparaisons. En revanche, les démocrates libéraux, déjà favorables à ces institutions, ne voient pas leurs opinions beaucoup évoluer.

La Vie des idées : Quelles sont les conditions nécessaires à la diffusion et au respect du droit international ?

Katerina Linos : Dans mes travaux sur la diffusion des idées, j’ai constaté qu’il ne suffit pas de convaincre les experts de la validité technique d’une solution : encore faut-il que les responsables politiques parviennent à en convaincre les citoyens.
Dans mon premier livre, The Democratic Foundations of Policy Diffusion, j’ai montré que les politiciens utilisaient souvent l’argument suivant : « Tout le monde fait cela. Nous devrions le faire aussi. Nous sommes le seul pays sans congé maternité, le seul sans système de santé abordable. »

Les électeurs se méfient des dirigeants politiques, qu’ils soupçonnent de vouloir enrichir leurs proches ou d’imposer des réformes trop radicales. Se référer à des modèles étrangers ou à des recommandations d’organisations internationales rend donc leurs propositions plus crédibles.

J’ai notamment étudié la manière dont des responsables politiques — surtout à la périphérie de l’Europe — ont pu invoquer les exemples de l’ONU, de l’UE, ou de pays d’Europe de l’Ouest pour dire : « Nous ne faisons pas quelque chose d’extrême, nous adoptons une politique éprouvée qui a fait ses preuves ailleurs. » Cet argument résonne largement, aussi bien auprès des électeurs européens qu’américains.

La diffusion des idées peut donc servir le progrès, mais aussi des causes moins souhaitables. La plupart des idées qui se propagent sont bonnes ou neutres, mais certaines, que je désapprouve, se diffusent également ainsi. Cela se voit notamment dans le domaine des migrations.

À la fin des années 1980, l’Europe a introduit l’idée que le premier pays sûr par lequel transitent les réfugiés devait être responsable de l’examen de leur demande d’asile. À l’époque, les Italiens étaient accusés de laxisme pour avoir laissé passer des migrants vers la France. En 1990, la Convention de Dublin a été signée, imposant aux pays de la périphérie européenne cette responsabilité.

C’était une approche fondamentalement conservatrice. Le HCR s’y était opposé, estimant qu’il n’existait aucun lien entre un simple pays de transit et la responsabilité du traitement d’une demande d’asile.

Cette idée s’est pourtant imposée et a ensuite été reprise par des gouvernements radicaux — d’abord en Australie, puis aux États-Unis.

Heureusement, le nouveau pacte migratoire adopté par les Européens en mars 2024 remet en cause ce principe, en reconnaissant que les pays de transit supportent une charge disproportionnée. C’est injuste pour eux, mais aussi pour les réfugiés qui attendent souvent dans des conditions proches de la détention.

Il faut donc repenser la répartition de cette responsabilité, et c’est exactement ce que ce pacte tente de faire, malgré les controverses internes à l’UE.

Le texte ne s’applique qu’aux 27 États membres, mais il pourrait inspirer d’autres régions du monde, car la question du partage des responsabilités est cruciale, notamment dans les pays du Sud où vivent la majorité des réfugiés.

Elle était déjà au cœur des discussions du Pacte mondial sur les réfugiés de 2018, et j’aimerais que cette révision du principe du « premier pays sûr » se diffuse à l’échelle mondiale.

La Vie des idées : Pouvez-vous nous parler du projet Digital Refuge, et expliquer pourquoi les récits des migrants et des gouvernements divergent autant ?

Katerina Linos : Le projet Digital Refugeest le projet le plus ambitieux que j’aie mené jusqu’ici. Nous avons rassemblé des données issues de pages Facebook, de milliers d’entretiens réalisés par des ONG, ainsi que de nos propres entretiens, pour reconstituer le récit de la crise des réfugiés syriens et afghans en Europe entre 2015 et 2017.

Le récit officiel disait que l’Europe avait mal géré la crise de 2015, puis que tout s’était terminé en 2016 avec l’accord UE–Turquie. Les médias ont cessé d’en parler.

Cependant, mon équipe — dix-huit chercheurs et étudiants — et nos partenaires associatifs ont collecté des milliers d’histoires, les avons synthétisées, traduites et mises en ligne.
Ces récits montrent tous que, dès 2016, le ton s’assombrit : les réfugiés deviennent moins optimistes après l’accord avec la Turquie, leurs difficultés persistent, mais ne font plus la une des journaux occidentaux.

Je suis très fière de ce travail, car il permet à n’importe quel chercheur ou étudiant d’explorer les données lui-même, grâce à des filtres simples — comparer Syriens et Afghans, hommes et femmes, ou les différentes îles d’arrivée. Nous avons traduit le site en plusieurs langues européennes, mais aussi en farsi et en arabe.

C’est une manière de donner à voir un autre récit, plus fidèle à ce qu’ont vécu les réfugiés.

La Vie des idées : Votre série de podcasts Borderlines interroge des juges et des juristes européens. Que nous apprend-elle sur le fonctionnement de la bureaucratie de l’Union ?

Katerina Linos : J’ai eu la chance, lors de mon séjour au CASBS, de lancer plusieurs grands projets, dont les archives Border Line CGU. Depuis plusieurs années, je publie des entretiens avec des universitaires et des juges en droit international, en collaboration avec mon coauteur Mark Pollack, notre productrice Toni Mendicino, et même avec la Cour de justice elle-même, afin d’interviewer un maximum de magistrats.

C’est une juridiction dont les médias parlent très peu. Aux États-Unis, un détail sur la vie privée d’un juge de la Cour suprême devient une affaire nationale. Mais les juges de la Cour de justice de l’UE, souvent issus des plus hautes juridictions nationales, disparaissent presque du radar médiatique une fois installés à Luxembourg — alors même que leurs décisions sont essentielles.

C’est un problème de visibilité, lié autant à la géographie qu’à l’attention médiatique. Grâce à l’ouverture du président de la Cour, Koen Lenaerts, aux médias, nous avons pu réaliser vingt-cinq entretiens avec des juges et avocats généraux.

Les dix premiers sont déjà en ligne, et j’aime l’idée que les étudiants en droit européen puissent entendre directement le juge rapporteur expliquer pourquoi le paragraphe 45 d’un arrêt est crucial, et ce que l’absence de certains éléments signifie.

C’est une ressource formidable, avec des entretiens enrichis de liens vers les discours et documents originaux. Le projet est désormais traduit en roumain, en grec, et dans d’autres langues. C’est une occasion unique de donner la parole à certains des plus grands juristes du monde.

La Vie des idées : Et la géographie de ces institutions, justement ?

Katerina Linos : Je pense que le hasard a joué un rôle. Après la Seconde Guerre mondiale, les États se sont disputé le siège des Nations unies, puis celui des institutions européennes. L’Union européenne ne pouvait pas s’installer à Berlin ou à Rome, pour des raisons évidentes, et les États rechignaient à choisir Paris. On a donc placé les institutions à Bruxelles, Luxembourg et Strasbourg — des villes relativement excentrées.

Ce choix a eu des effets importants : les fonctionnaires y sont moins exposés aux lobbys, aux va-et-vient entre secteur public et privé. Leur carrière se déroule à distance des politiques nationales, ce qui favorise parfois l’émergence d’idées plus audacieuses. Ces idées ne sont pas étouffées dès leur naissance.

Je trouve aussi fascinant le comportement des députés européens. Beaucoup sont élus sur des listes conservatrices, mais une fois à Strasbourg, ils votent souvent plus à gauche que la Commission. Ils se perçoivent comme les défenseurs des droits et de l’intégration, ce qui les conduit à soutenir davantage l’Union qu’on ne l’imaginerait d’après leur parti d’origine.

Le vrai défi, à mes yeux, n’est plus la centralisation. L’Union a déjà transféré beaucoup de compétences au niveau européen. La question essentielle est : comment expliquer que des contribuables allemands acceptent de financer des chômeurs en Italie ou en Espagne ? C’est cela, la véritable mesure d’une union. Et c’est exactement ce qu’a permis NextGenerationEU.

Ce programme, qui représente la moitié du budget européen du XXIᵉ siècle, est à la fois transparent et redistributif. Les générations futures paieront pour des dépenses immédiates post-Covid, mais aussi pour des investissements dans la transition écologique et numérique, surtout dans les pays qui en ont le plus besoin. Certains reçoivent l’équivalent d’1 % de leur PIB, comme l’Espagne ou l’Italie ; la Grèce, elle, a obtenu jusqu’à 20 %. Ce sont des montants impressionnants, qui traduisent une solidarité nouvelle.

Le budget européen a toujours eu une dimension redistributive, via les fonds régionaux ou la politique agricole commune. Mais cette fois, la solidarité est au cœur du projet — et c’est sans doute elle qui permettra à l’Union européenne de maintenir son unité. Je trouve remarquable que cela ait été rendu possible.

par , le 14 novembre

Pour citer cet article :

Marieke Louis, « La bureaucratie internationale en expansion. Entretien avec Katerina Linos », La Vie des idées , 14 novembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/La-bureaucratie-internationale-en-expansion

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