Recension Philosophie

La France et ses religions

À propos de : Rita Hermon-Belot, Laïcité française et pluralité. Au cœur des enjeux, CNRS Éditions


par , le 22 septembre


L’action des pouvoirs publics en France à l’égard de la pluralité religieuse peut difficilement se résumer à quelques formules, tant elle est diverse et complexe, soumise à la contingence de la politique.

Ces dix dernières années n’ont pas été avares en publications, en France, sur l’histoire de la laïcité, qu’on pense aux livres de Philippe Portier (2016), de Philippe Raynaud (2019), d’Éric Anceau (2022), de Valentine Zuber (2023), ou au triptyque de Jean Baubérot (2019, 2021 et 2024). Rita Hermon-Belot y avait elle-même déjà consacré une étude, en 2015 : Aux sources de l’idée laïque. Aussi la question est-elle ici posée dès l’introduction (p. 12) : « Reste-t-il quelque chose à écrire sur la laïcité ? » Élaboré sur quatre années, cet ouvrage volumineux et riche permet de répondre par l’affirmative. Trois principaux traits peuvent en caractériser la démarche : une attention particulière à la diversité de l’action publique (davantage qu’aux discours), une mise en avant de la contingence de l’« idée laïque » et, partant, un positionnement prudent dans les polémiques qui lui sont associées. L’idée générale est que la laïcité ne peut se comprendre et s’évaluer correctement que si elle est appréhendée dans sa solidarité avec la pluralité qui traverse, historiquement, la société française.

L’action publique dans sa pluralité

L’approche historique ne cherche pas ici à se conjuguer avec le « travail du sociologue » (p. 18), assumé notamment par P. Portier et J. Baubérot. La trajectoire de laïcisation n’est pas ramenée à des catégories (« seuils » ou « stades ») qui permettraient d’identifier de façon décisive des tendances, de discerner des inflexions et ainsi de distinguer des périodes. Si la question des « changements de paradigmes » n’est pas absente — les chapitres 11 et 12 se concentrant sur la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République (dite « loi contre le séparatisme ») l’abordent nommément —, non seulement elle ne reçoit pas de réponse nette mais, plus encore, le mouvement général de l’étude tend à mettre en valeur son caractère indécidable. À rebours d’une lecture téléologique de l’histoire de la laïcité (emblématique chez Marcel Gauchet), Rita Hermon-Belot s’attache à rendre compte de la très grande diversité de l’action publique à l’égard de la pluralité religieuse en France, au niveau de l’État comme des collectivités territoriales, s’intéressant autant à la loi qu’aux actes réglementaires, aux notes de service, aux circulaires et à la jurisprudence. La complexité du buissonnement qui en résulte présente l’intérêt d’éviter de réduire la laïcité à ce qu’en expriment les discours politiques et médiatiques, souvent centrés sur quelques cas retentissants (la visibilité des signes religieux, tout particulièrement). La focalisation sur le « discours républicain » de la laïcité, loin d’être dénuée d’intérêt analytique (Joan Scott, 2018), peut en effet distordre la perception de l’action réelle des pouvoirs publics, accentuant artificiellement l’impression de singularité sur le plan international que représenterait le fonctionnement français.

Près de la moitié du livre est ainsi consacrée à l’action des services publics, où peuvent tout autant être examinées la loi du 15 mars 2004 (prohibant le port ostensible de signes ou de tenues religieux par les élèves de l’enseignement public) et celle du 11 octobre 2010 (interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public), que les effets concrets de politiques moins bien connues visant à « soutenir le “rattrapage”, c’est-à-dire la réduction de l’écart des conditions de pratique entre groupes religieux » (p. 338). Sont ainsi détaillées les politiques visant à favoriser la construction de lieux de culte pour les religions non-catholiques (p. 340 sqq.) : si le recours aux baux emphytéotiques administratifs [1] semble progressivement égaliser leur situation avec celle de l’Église catholique, qui bénéficie de la propriété par l’État et les communes des églises et des cathédrales construites avant 1905, des difficultés se posent cependant quant aux conséquences de l’expiration des baux centenaires (quels fonds pour entretenir ces nouveaux bâtiments publics ? Une collectivité pourra-t-elle décider d’en modifier l’affectation cultuelle ?). Sont aussi documentés (p. 349 sqq.) les efforts des administrations hospitalière, militaire et pénitentiaire pour l’emploi d’aumôniers musulmans, dont la progression rapide peut cependant se heurter, dans le cas de la prison, à des formes de défiance (l’aumônier étant parfois assimilé par les détenus à un « collabo »), ou encore (p. 357 sqq.) la tension entre l’interdiction formelle de discrimination religieuse au sein des cimetières publics et les nombreuses incitations aux maires, souvent par des circulaires du ministère de l’Intérieur, au maintien de regroupements confessionnels, non sans créer une certaine « insécurité juridique » (p. 360).

La contingence de l’« idée laïque »

Cette présentation à la « minutie presque excessive » (p. 20), tout en permettant de corriger l’effet d’optique, présente également l’avantage de « restituer sa part de contingence » (p. 25) à « l’idée laïque ». Ceci nous amène à la deuxième spécificité de la démarche de l’ouvrage. Rita Hermon-Belot le rappelle, en introduction et en conclusion, aucune loi en France ne fournit de définition de la laïcité ni ne permet d’en déterminer le périmètre exact. La loi du 9 décembre 1905, si souvent invoquée, n’en forme ni la condition nécessaire — elle ne s’applique par en Alsace-Moselle et dans la majorité des territoires ultramarins, sans que le Conseil constitutionnel y ait trouvé à redire dans sa décision du 21 février 2013 (p. 90) — ni la condition suffisante — les lois concernant l’école publique en affichent peut-être davantage « l’esprit » (p. 498). L’autrice doute, au reste, de la pertinence d’une caractérisation qui réduirait la laïcité à la neutralité de l’État, c’est-à-dire à un principe de retrait par la puissance publique afin de préserver la liberté religieuse (ce qu’expriment les deux premiers articles de la loi de 1905.


 Article 1er : La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.
 Article 2 : La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes. Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. […]

Si cette interprétation libérale a été progressivement privilégiée, notamment par la jurisprudence du Conseil d’État après la Seconde Guerre mondiale (p. 89-90), elle peut occulter une trajectoire historique « exactement inverse : l’État congédiant, chassant parfois, l’institution religieuse, en l’occurrence l’Église catholique, de domaines entiers de la vie des citoyens que celle-ci avait largement contribué à édifier comme l’école, le soin, l’assistance, la prison » (p. 88).

L’absence de frontière conceptuelle de la laïcité pose toutefois une question de méthode : comment circonscrire le terrain de l’enquête historique ? Le choix de Rita Hermon-Belot est de prendre pour point de départ la pluralité religieuse, traitée comme un fait générateur de « problèmes » spécifiques que va devoir prendre en charge la puissance publique. Si la notion de problème n’est pas, sociologiquement, sans être elle-même problématique, reconnaît l’autrice, la prendre pour fil directeur, avec d’importantes précautions (décrire le plus précisément possible et quantifier), nous offre « une voie d’accès au plus près de l’expérience » (p. 16-17). Il importe de rappeler que la pluralité religieuse sur le territoire français, loin d’être une nouveauté, s’inscrit dans le temps long. Qu’il s’agisse (p. 28 sqq.) de la présence juive dans la Gaule romaine, celle de musulmans au sein du royaume franc, ou des affrontements violents entre chrétiens liés aux hérésies (massacre des Albigeois), au schisme de l’Église d’Orient ou à l’irruption de la Réforme, jamais l’homogénéité cultuelle française n’a été davantage qu’un mythe. En s’intéressant plus particulièrement au contexte houleux, lors de la Révolution de 1789, de l’adoption de l’article X de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et à ses suites (p. 33 sqq.), Rita Hermon-Belot montre par ailleurs que, contrairement à une légende parfois tenace, la discrétion de l’expression religieuse est loin d’être un caractère suffisamment inscrit dans la culture française pour que le problème de la publicité des cultes n’anime vivement les conflits entre députés. L’ordre public est ainsi invoqué de façon très variable, pouvant empêcher la possibilité qu’un culte non-catholique soit tenu au grand jour, soumettre les juifs à une obligation de serment de renoncement à tout statut communautaire pour accéder à la citoyenneté ou leur refuser le droit de vote dans l’est de la France.

Les problèmes plus contemporains sont divisés entre ceux que rencontre l’expression religieuse — inégalités dans la pratique du culte, discriminations, hostilité de l’opinion, violences — et ceux qu’elle peut occasionner au regard du fonctionnement des différents services publics (soin, justice, école et enseignement supérieur), des associations sportives et des entreprises, de la recomposition des conflits politiques et sociaux, ou encore des menaces relatives à l’intégrité et à la sécurité des personnes. Les exemples sont nombreux, précisément documentés et parfois peu connus du grand public, comme la question en copropriété de l’accès aux immeubles par des dispositifs électriques, entravant l’accès de ceux qui respectent le Shabbath (p. 144), ou celle de la couverture vaccinale des élèves des établissements scolaires de la Fraternité Saint-Pie X ou des écoles Steiner-Waldorf (p. 219). La multiplicité de ces problèmes et leur entremêlement, dans une série de cas concrets où la frontière apparaît peu discernable entre ce qui empiète sur la légitime liberté d’expression d’un culte (ou sera perçu comme tel) et ce qui fait porter un fardeau trop important aux collectivités publiques ou compromet les autres libertés, permet de restituer les « solutions » portées par les pouvoirs publics pour ce qu’elles sont : un ensemble souvent disparate (voire contradictoire) d’actions d’une pluralité de responsables publics et qui relèvent plutôt d’une suite de tâtonnements que de l’auto-déroulement nécessaire d’un principe universel.

Une dénonciation prudente des abus

La contingence de « l’idée laïque » et des politiques qui peuvent lui être associées n’empêche pas d’en apprécier la valeur, mais davantage au cas par cas. C’est la troisième caractéristique de la démarche suivie par Rita Hermon-Belot : éviter de se positionner d’emblée au sein des débats ou polémiques sur la laïcité, par la récusation des « falsifications » ou des « dévoiements ». Certes, la conclusion engage clairement le propos de l’autrice en faveur d’une « culture pluraliste » (p. 489) dans les discours publics, qui prête une attention particulière aux effets des politiques sur l’ensemble des groupes religieux, « ce que les Anglo-Saxons appellent aussi “the big picture” » (p. 490). Sur cette base, la loi de 2010 se voit reprocher d’être « inefficace et contre-performante » (p. 279). De même, est critiquée la conception trop restrictive de la caractérisation légale des cultes, influencée par le modèle monothéiste, qui entrave le développement du bouddhisme (p. 435-436). La disharmonie entre discours et actions provoque par ailleurs des « velléités d’extension abusive du principe de neutralité » (p. 333), de façon illégale : privation de parole d’un membre du Conseil municipal parce qu’il porte une croix, suppression de menus de substitution dans la restauration scolaire ou sanction contre une étudiante voilée d’un IFSI. Mais d’un autre côté, Rita Hermon-Belot se montre circonspecte face à la perspective d’un « changement de cap » (p. 494), c’est-à-dire d’un rapprochement plus affirmé avec le modèle états-unien, où la reconnaissance plus nette du pluralisme lui apparaît favoriser à l’excès les choix les plus conservateurs : par exemple, l’abrogation en 2022 de l’arrêt de la Cour suprême Roe v. Wade, qui protégeait au niveau fédéral le droit à l’avortement. Accepter un tel « rétrécissement [du] périmètre » de la laïcité (p. 497) compromettrait l’égalité de traitement entre tous.

Conclusion

C’est sur ce dernier plan que l’on peut exprimer quelques réserves, découlant des deux premières caractéristiques de la démarche. La distance prise avec l’usage des catégories sociologiques comme des définitions juridiques arrêtées de la laïcité obère la solidité d’un discours normatif qui ne soit pas purement pragmatique. Ainsi, le plaidoyer pour un réexamen de la loi de 2010 tranche-t-il avec un positionnement toujours favorable à celle de 2004, dont l’application est supposée plus efficace du fait de la rareté des procédures disciplinaires ayant mené à une expulsion (p. 151 et p. 269-270). Est également invoquée (p. 481) l’étude d’Éric Maurin (2021), mettant au jour une corrélation entre l’application des restrictions du port de signes religieux par les élèves, dès 1994, et les résultats scolaires de celles qui furent les plus concernées. De la même façon, la note de service du 31 août 2023 interdisant le port des abayas et des qamis est regardée avec bienveillance, par le faible nombre d’élèves ne s’y étant pas conformés (p. 486). La justification apportée par l’autrice, favoriser la « cohésion civile » (p. 487), semble pourtant sujette à caution si, comme elle le reconnaît et le regrette, ces mesures trouvent de moins en moins de soutien parmi les jeunes générations (au point de parler d’une « faille générationnelle », p. 493), nourrissent l’impression de stigmatisation et conduisent à quitter l’enseignement public au bénéfice du réseau privé (choix pour lequel le « facteur religieux semble […] prendre une place décisive », p. 157). En somme, s’il est d’une part discutable que la stabilité suffise à établir le bien-fondé d’une loi, les régulières contestations auxquelles celle-ci donne lieu (les « atteinte à la laïcité » recensées par l’Éducation nationale, entre autres) peuvent amener d’autre part à nuancer l’affirmation de son efficacité.

En dernière instance, la caractérisation et la valorisation du modèle français, par rapport à la « perspective américaine » (p. 492), nous semblent ici insuffisamment étayées. Dire que seul le premier protégerait les convictions non-religieuses, c’est se heurter à la fois aux nombreux écrits de philosophes libéraux nord-américains ou britanniques (Charles Taylor et Jocelyn Maclure, Ronald Dworkin, Cécile Laborde) s’opposant à ce que seuls les religieux bénéficient d’accommodements, c’est-à-dire de la possibilité, sous certaines conditions, d’échapper à l’application d’une règle générale, et à la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis, qui reconnaît dès 1970 (Welsh v. United States) le statut d’objecteur de conscience sans rattachement à une tradition religieuse. La mention de Roe v. Wade est à double-tranchant, le premier arrêt de la Cour suprême étant antérieur de deux ans à la loi Veil.

Ces quelques interrogations n’entament en rien le grand intérêt de l’ouvrage de Rita Hermon-Belot qui, pas sa richesse et sa précision, forme une contribution importante aux discussions contemporaines des politiques de laïcité.

Rita Hermon-Belot, Laïcité française et pluralité. Au cœur des enjeux, Paris, CNRS Éditions, 2025, 504 p., 26 €.

par , le 22 septembre

Aller plus loin

Bibliographie
 Éric Anceau, Laïcité, un principe, Paris, Passés composés / Humensis, 2022.
 Jean Baubérot, La Loi de 1905 n’aura pas lieu, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2019 (tome I), 2021 (tome II), 2024 (tome III).
 Rita Hermon-Belot, Aux sources de l’idée laïque, Paris, Odile Jacob, 2015.
Éric Maurin, Trois Leçons sur l’école républicaine, Paris, Seuil, 2021.
 Philippe Portier, L’État et les religions en France, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.
 Philippe Raynaud, La Laïcité, Paris, Gallimard, 2019.
 Joan Wallach Scott, La Religion de la laïcité, trad. J. Marelli, Paris, Flammarion, 2018.
 Valentine Zuber, La Laïcité en débat, Paris, Le Cavalier Bleu, 2023.

Pour citer cet article :

Thibaut Héry, « La France et ses religions », La Vie des idées , 22 septembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/La-France-et-ses-religions

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Notes

[1Les baux emphytéotiques administratifs (BEA) permettent aux collectivités territoriales de mettre à disposition d’une association cultuelle, pour une durée de 18 à 99 ans, un terrain public pour un loyer très modique (par exemple, un euro symbolique) afin de construire un lieu de culte. Celui-ci deviendra propriété publique à l’issue du bail.

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